9. William
William s'affala sur son siège et laissa son sac glisser sur son épaule, fatigué des trois heures de gestion d'entreprise qu'il venait de se farcir. Madden tenait des feuilles dans ses mains, les observant d'un œil critique. Une tasse de café reposait à côté d'elle.
— C'est quoi ?
Elle ne répondit pas immédiatement, encore concentrée dans sa lecture. Un groupe de quatrième année entrèrent, éparpillant les rires partout dans la cafétéria. Une rousse lui sourit. Il détourna la tête, ennuyé.
— Une nouvelle que j'ai écrite.
— Pour le journal ?
— Je ne sais pas.
Ses doigts s'agitaient nerveusement autour du papier.
— Tu me fais lire ?
— Depuis quand tu lis toi ?
— Je lis quand ça m'intéresse.
— Et qui te dit que cette nouvelle va t'intéresser ?
— Parce que c'est ma pote qui l'a écrite.
Un sourire reconnaissant étira le coin de ses lèvres. Finalement, elle lui tendit les feuilles et but une gorgée de café. La nouvelle n'avait pas l'air très longue, il pouvait la lire maintenant. Cela faisait longtemps que Madden n'avait pas écrit, il avait oublié la sensation que ça faisait de la lire. Alors il commença.
Les gens qui avaient pour habitude de se rendre dans le nouveau cimetière de la commune de Saint-Jean parlaient souvent de cet homme qu'ils apercevaient, assis devant une tombe de marbre gris presque dénudée. Il y déposait tous les jours une rose rouge, car la jeune fille qui reposait là se nommait Rose et elle aimait le rouge.
« Si jeune et déjà brisé ! » se lamentaient quelques vieux du village. Mais personne ne lui avait jamais demandé s'il souhaitait être aidé. Il était là, et les habitants avaient fini par s’habituer, comme on s'adapte à un changement de saison annuel. On ne savait point où il vivait ; il était un étranger venu d'on ne sait où, pleurant une tragique mort.
Rose était connue, ici, à Saint-Jean. Une jeune femme charmante, altruiste et généreuse, mariée à un homme trop âgé pour elle. Elle venait d'une famille noble et n'avait aucunement choisi son époux ; car oui, cela se faisait encore. Mais on se plaisait à croire qu'elle vivait heureuse. Le sourire aux lèvres, elle venait visiter Madame Beaulaine, deux fois par jour. Elle achetait ses poireaux et ses pommes de terre tous les jeudis au marché et venait prendre son pain au boulanger du coin tous les trois ou quatre jours. Et puis un jour, elle disparut. Madame Beaulaine attendit mais personne ne vint frapper à sa porte pour lui apporter son chausson aux pommes. Le vendeur de légumes n’aperçut point sa cliente favorite. La nouvelle atteignit rapidement le petit village :
Elle était morte.
Jetée sous les rails du train qui passait tous les jours à midi.
Cette jeune fille d'une vingtaine d'années, si jeune et si heureuse, morte si brutalement, se donnant la mort un beau jour de printemps. Le printemps était sa saison préférée. Le mois d'avril était son favori.
Elle mourut un douze avril.
Personne ne connaissait l'homme venu pleurer sur la tombe. On pensa que c'était son frère ; mais Rose Bauvoir était fille unique. Peut-être son amant ; mais personne ne l'avait aperçu auparavant. Alors un beau jour, Monsieur de Ruant décida d'aller parler à cet inconnu. Il s'approcha, doucement, s'appuyant sur sa canne pour ne pas tomber. Il se racla la gorge pour interpeller ce si jeune homme, assis devant cette tombe. Ce dernier tourna mollement la tête et observa ce vieillard à la peau flétrie, la moustache grisonnante. Une ombre était posée sur les prunelles bleues du jeune homme, un voile lui vieillissant le visage de plusieurs années. C'était bien la première fois qu'on lui adressait la parole.
— Monsieur ?
— Jeune homme !
Ils restèrent ainsi un moment, se jetant des regards intrigués l'un l'autre avant que Monsieur de Ruant décide de poser la question qui le taraudait depuis longtemps :
— Pardonnez mon indiscrétion, mais qui êtes-vous ?
Alors il répondit banalement :
— Je m'appelle Christophe.
Monsieur de Ruant lui adressa un petit sourire, insinuant que ce n'était pas vraiment la réponse qu'il attendait. Le dénommé Christophe dirigea de nouveau son triste regard vers la pierre grise et prononça avec mélancolie :
— Rose était tout pour moi. Elle était... ma lumière. Mon soleil.
Sa voix se brisa. Le vieillard resta, curieux d'en savoir un peu plus. Christophe se rendit alors compte qu'il n'avait jamais parlé à quiconque de Rose. La décrire à voix haute rallumait sa gaieté d'antan, lorsqu'elle lui souriait les soirs d'été, allongée dans l'herbe près du ruisseau.
— Elle était gentille, douce... la femme la plus élégante que j'ai rencontrée. Nous vivions à côté : son père était un noble, ne pensant qu'à son orgueil et sa propre personne. Le mien journaliste, rédacteur en chef. Nos familles ne possédaient pas la même richesse, ni le même patrimoine mais cette différence n'a jamais empêché Rose de venir me voir.
Une larme dévala sa joue. Il la sécha d'un coup de main rapide. Pourtant, il continua.
— À ses seize ans, son père décida de la marier ; je savais que cela arriverait un jour, pourtant, lorsqu'elle est partie, le vide qu'elle avait laissé derrière elle m'anéantissait. J'étais si habituée à sa présence que je ne m'étais pas aperçue à quelle point elle m'était chère...
Il enfouit sa tête dans ses mains, comme si ce qu'il venait de prononcer le détruisait de l'intérieur. Monsieur de Ruant s'approcha et lui posa une main sur son épaule, pressant légèrement ses doigts afin de l'encourager à continuer. Mais Christophe ne pouvait plus. Il revoyait son si beau et doux visage, ses yeux se plissant au-dessus de son sourire, ses lèvres voluptueuses et rouges, prêtes à accueillir un des plus beaux baisers. Ses longs cheveux bouclés, maintenus par un joli nœud, qui flottaient au contact du vent.
Puis il la revoyait quelques années après, les yeux ternis, les lèvres esquissant un sourire de condamnée. Elle ne portait aucune marque, aucun bleu ; son mari ne la frappait pas, ne la battait pas, il était le genre d'homme à s'enfermer dans son bureau du matin au soir, n'adressant qu'un bref regard à sa femme qui l'attendait sur le sofa. Non, ce n'était pas son époux qui la rendait malheureuse, c'était la banalité de la vie, les mornes journées qui s'ensuivaient, insupportablement. Il avait croisé son regard et avait peiné à la reconnaître. La lumière qui avait autrefois illuminé son doux visage s'était envolée. Il ne restait que la tristesse ancrée en elle. Il n'avait pas osé venir lui parler, trop timide pour lui adresser la parole autant de temps après leur dernier regard. Il s'était contenté de la contempler, cette jolie femme au corps si mince, sa jupe aux détails fleuris rappelant la naissance du printemps et l'envol des froids hivernaux. Il la contemplait et il l'aimait ; car il n'avait cessé de l'aimer.
Deux jours plus tard, elle était morte.
Morte parce qu'il n'avait jamais su lui montrer son amour, morte pour s'être trop accrochés l'un l'autre et abandonnés si lâchement. Morte parce qu'il n'avait jamais eu le courage de lui courir après, la prendre par la main et lui déclarer : « Je t'aime. ». Morte de chagrin, de tristesse, accumulés toutes ces années. Qui aurait pu croire que la tristesse pouvait tuer ?
Et à présent, son corps reposait en lambeaux sous le marbre glacé.
Monsieur de Ruant avait compris. Lui qui avait vu cette jolie fille quelques fois, sur son vélo vert et son panier débordant de légumes, il se rendait compte à présent que son sourire n'était qu'un masque. Un sourire qui reflétait la tristesse qui la brisait de l'intérieur.
Le vieillard ne parla pas de cette entrevue à ses compagnons. Il garda en lui l'histoire de la douce Rose à la voix mielleuse et sa bicyclette verte traversant tous les jours le petit village. Il ne revit plus le jeune homme ; il ne sut ce qu'il devint.
Lorsque Monsieur de Ruant revint quelques jours plus tard devant la tombe de la jeune femme, il n'y trouva qu'une fleur rouge fanée depuis longtemps.
Il se surprit à penser à cette tristesse mortelle qui avait brisé la vie d'une si petite rose.
Il reposa les papiers sur la table dans un silence qui le surprit. Madden l'épiait du regard. Son index tapait la table nerveusement.
— Alors ?
Il se souvint du jour où Madden avait écrit une nouvelle à chacun. Il conservait encore les feuilles, il se rappela avoir failli pleuré après sa lecture. Elle avait un don pour faire des sentiments des gens une histoire. Pour lui, elle avait raconté la vie d'un homme que la mort suivait. Chaque personne qu'il touchait, chaque fille qu'il regardait, chaque proche qu'il visitait mouraient derrière lui. Alors il s'était réfugié dans son monde à lui. Un monde envahi par l'obscurité où les monstres le touchaient, le léchaient jusqu'à l'engloutir dans leurs baves visqueuses.
Il était resté sobre une semaine entière après sa lecture.
— C'est de ça dont tu as peur ?
Son regard se cogna contre le bois de la table.
— Ce n'est pas que j'en ai peur. J'ai juste l'impression que c'est en train de m'arriver.
— Qu'est-ce qui est en train de t'arriver ?
— Ces journées à répétition. Assister aux cours, travailler, manger, revoir d'anciennes photos, pleurer, se doucher, prendre des cachets pour dormir et se réveiller le matin d'un sommeil sans rêve. Ça se répète. C'est infernal.
Elle inspira profondément.
— Tu prends des cachets pour dormir ?
— Ouais. Sans ça je n'arrive pas à fermer l'œil de la nuit.
Elle prenait beaucoup de café aussi, il avait remarqué ça. Il tenta de se souvenir de comment elle était avant, de sa bonne humeur en accord avec celle d'Erwin, de ses délires à répétition, son Carpe Diem. La différence n'avait pas sauté immédiatement, peut-être parce que la mort de Leila les avait tous un peu convertis en zombie. Mais Madden n'était plus la même. Elle ne souriait plus, ne parlait plus de ses romans, de ses projets grandioses, tout simplement parce que sans Erwin, il n'y avait plus de projets. De l'extérieur, on avait l'impression qu'elle gérait bien son malheur, alors qu'en fait, elle était aussi perdue qu'eux tous.
— Erwin n'agira pas comme ce Christophe. Il te dira son je t'aime avant que tu ne te jettes sous les rails d'un train.
Madden soupira puis but sa dernière gorgée de café.
— Il l'a déjà dit et ça n'a rien changé.
Parfois, avec du recul, il se disait qu'elle se faisait souffrir elle-même. Qu'il suffirait qu'elle dise oui pour que Erwin se jette à ses pieds et embrasse ses orteils. Mais il y réfléchissait et il comprenait. Madden n'avait fait confiance qu'à Erwin pendant des années. Il connaissait ses états d'âme, ses pensées, sa vie entière. Et quand il l'avait trompé, il avait fait exploser cette confiance.
Madden avec.
— Je ne sais pas si j'irai au complexe ce weekend.
— Pourquoi ? Ta sœur sera sûrement là-bas.
— Erwin aussi.
La porte s'ouvrit sur Emma. Elle avait repris bonne mine depuis la dernière fois qu'il l'avait vue. Il s'attendait à ce qu'elle se tourne vers Madden et lui quand Simon fit son apparition derrière elle.
Son sang devint de la lave.
— Qu'est-ce qu'il fout avec elle celui-là ?
Il n'était pas seul, il y avait son meilleur ami, Léandre. Celui-ci fut le seul à jeter un coup d'oeil dans sa direction, et ce fut avec un sourire moqueur. Simon déposa une main sur le bas du dos d'Emma. Elle commanda une bière et il n'ôta pas sa main.
— T'as pas intérêt à bouger de ta chaise, le prévint Madden. Tu sais qu'ils sanctionnent beaucoup ici pour les bagarres.
— Depuis quand elle traîne avec lui ?
Il la scrutait dans tous ses détails, tentait de voir si elle était obligée de se tenir près de lui ou non.
— Ça ne te regarde pas.
— Elle est ma meilleure amie.
— Alors pourquoi tu fais tes crises de jalousie ?
Emma prit la bouteille et laissa la monnaie sur le comptoir. Elle reprit la direction de la sortie, Simon sur ses talons. Tout cela sans même lui adresser un regard. Comme s'il n'existait pas. Comme s'il n'était rien dans sa vie.
— Ce ne sont pas des crises de jalousie. Elle est assez brisée pour tomber dans les mains d'un connard comme lui.
— C'est toi qui dit que c'est un connard, t'as pas de preuves.
— Ah ouais ?
Il se remit droit sur sa chaise une fois Emma disparue derrière l'angle de la conciergerie.
— Lisa Dulais, ça te dit quelque chose ?
Madden secoua la tête, les sourcils à demi froncés.
— C'était sa petite amie il y a cinq mois. Je les ai vu se disputer un soir, quand Sasha a donné une fête, juste avant la mort de Leila. À chaque fois qu'il levait la main, elle reculait jusqu'à cogner le mur. Elle avait peur, ça sautait aux yeux. J'ai pas tout entendu non plus, mais le peu que j'ai retenu m'a suffit. Il la culpabilisait de tout, lui faisait croire qu'elle était la fautive de leur malentendu.
— Peut-être qu'elle l'était.
— Même si elle l'était, ce n'était pas une raison pour la frapper.
— Tu ne l'as pas vu la frapper, tu peux pas dire si c'est vrai.
— Il y avait du monde. Mais sa réaction n'était pas banale.
Elle resta silencieuse un moment, l'air triste. Tout ce qu'il voulait, c'était qu'ils se rendent compte. Erwin semblait lui reprocher les évènements de la fête précédente de Simon, quand il était revenu avec un bleu sur la mâchoire. Tout le monde pensait qu'il traitait Simon de connard parce qu'il était jaloux. Sauf que ce n'était pas le cas. Il traitait Simon de connard parce que s'en était un. Et il tenait assez à Emma pour ne pas la laisser se détruire entre ses mains.
— On verra bien, dit-elle après cinq minutes de réflexion.
Trois jours plus tard, Erwin conduisait Alexandre et William au complexe hôtelier La Croisière. Dans la nuit noire, le bâtiment brillait de mille feux, éblouissant les étudiants modestes qui tentaient une expérience dans le monde inconnu du luxe. Olivier Voseire avait fait l'annonce sur Facebook et Instagram d'une visite guidée le lendemain de son domaine et des caves à vin. Les chambres de l'hôtel seraient gratuites pour ceux qui souhaiteraient y dormir, mais le service resterait payant. Alexandre disait qu'il avait fait ça pour éviter les accidents de la route avec des jeunes saouls au volant. William, lui, regardait plus le côté "pub" de son geste.
La musique vibrait de son plein quand il entrèrent la discothèque du complexe. L'alcool coulait déjà, étincelant sous les traits de lumières mouvantes. Du champagne circulait entre les corps humides. Paillettes, mini jupes couleur or, torses nus. Des filles étaient montées sur des tables, des mecs passaient leurs mains sur leurs hanches, avides de les goûter. Ils exposaient ce spectacle face à toute une foule euphorique.
— Ton père a laissé de la cocaïne par là ? cria-t-il à Alex afin de recouvrir la musique.
— Certainement.
Mais surélevé, sur des canapés de velours rouges se dressaient les véritables paillettes de la soirée, ceux pour qui toute cette décoration n'était pas étrangère. L'école de Memphis accueillait beaucoup de fils ou filles d'entrepreneurs désireux de reprendre l'entreprise de leurs parents. William ne les avait croisés qu'à l'école, mais Erwin et Alexandre leur avaient déjà parlé. Sans attendre, ils se frayèrent un chemin dans la masse dansante pour rejoindre Emma. Celle-ci buvait tranquillement dans sa flûte de champagne, un regard ennuyé posé sur les élèves grisés. Son frère avait passé un bras derrière elle, l'air endormi habituel du Rovel parfait.
— Madden ne viendra pas, leur informa-t-elle à leur arrivée.
Erwin cacha sa déception derrière un coup d'œil envieux en direction d'un sachet de poudre blanche.
— La prends pas, l'avertit Sasha. Il n'y a que de la merde dedans.
— Drogue bas de gamme pour peuple bas de gamme, lança Emma en buvant dans son verre.
William n'aimait pas quand elle prenait son air hautain, mais il ne dit rien, assez heureux qu'elle ne se trouve pas avec Simon.
— Vous allez faire quoi du coup ? demanda Erwin. Rester là toute la soirée ?
— Non, on vous attendait.
Elle reposa son verre puis se leva. Sa brassière bouffante et argentée reflétait les lumières rouges de la salle. Du crayon gris entourait ses yeux et colorait ses lèvres. Chaque fois qu'il la trouvait dans ses atouts de fête, il avait envie de la toucher. Sasha leur ouvrit une porte sur le côté et tout de suite, l'ambiance changea. Le rouge laissa place au vert. De la fumée planait au-dessus, portant avec elle l'odeur du tabac et d'autres produits qu'il aurait mieux valu ne pas nommer. Ici, il n'y eut pas de cris ni de corps euphoriques. C'était le revers de la monnaie, celui assombri par l'usure et rayé par la déchéance. Deux filles s'échangeaient des baisers dans un coin. Une table de billard se trouvait au centre de la pièce, mais d'autres portes fermées attendaient leur venue. La musique, lourde et pesante, semblait venir du plafond. Des champagnes de qualité ornaient les tables, plongés dans des seaux de glaçons blancs.
À moitié caché dans les vapeurs de tabac, Simon tapait une boule de billard, penché sur la table.
— Je l'ai invité, lui dit Emma quand elle arriva à sa hauteur.
— Pourquoi ?
— Parce que j'en avais envie.
Erwin et Alexandre choisirent une salle un peu plus reculée, cachée par des rideaux fins. On y voyait un peu l'intérieur, mais la fumée floutaient les silhouettes. Quand ils passèrent au milieu de la pièce, des regards sombres les suivirent. Les couples s'embrassaient, passaient leurs mains sur des endroits sensibles tandis que les autres regardaient, de la poudre étalée sur la table du milieu. Il y avait toujours plus de sensualité dans l'obscurité.
— Madden n'aurait pas aimé cet endroit, fit-il remarquer.
— Sa sœur y est, fit Erwin en désignant un dossier vert, à quelques mètres.
Louise rigolait avec un cocktail dans les mains, le corps bien trop dévoilé. Deux garçons de son groupe la dévoraient du regard, et elle semblait y prendre du plaisir.
— Elle a dix-huit ans, elle fait ce qu'elle veut, la défendit Emma.
C'était drôle comment, dans ce monde, les parents précipitaient eux-même leurs enfants dans l'interdit. Comme si c'était une tradition à transmettre de générations en générations.
Ils s'installèrent dans leur coin réservé tandis qu'Emma allait leur chercher les boissons. Elle revint avec du champagne, de la vodka et deux cocktails. Mais ici, il était inutile de boire beaucoup pour se sentir tomber. La fumée qu'ils inspiraient les shootait après seulement cinq minutes de présence. Néanmoins, William voulut marquer le coup et se servit la vodka.
Sasha disparut pour retrouver ses amis. Erwin s'enfonça dans le siège en soupirant, puis balança sa tête en arrière comme s'il se préparait pour mourir sur place.
— Lucas n'est pas venu ? s'enquit Alexandre.
— Non, il travaille.
Emma faillit s'étrangler.
— Lucas ? Travailler ?
Erwin haussa les épaules.
— Un accord qu'il a passé avec mon père.
William n'en avait rien à faire de toute façon. La seule chose qui le retenait de ne pas lui régler son compte était son lien de sang avec Erwin. Il n'oubliait pas ce que son ami niait. Lucas, pour très innocent qu'il paraissait, avait été la cause de tout le drame. S'il ne s'était pas jeté sur Raven alors qu'il était avec Leila, même si leur couple ne s'était fait que grâce au Mur, rien de tout ça ne se serait passé.
Il se servit un deuxième verre. Les murs commençaient à se déformer.
Erwin et Emma conversèrent sur un sujet qui lui échappa. Rapidement, ils se levèrent et partirent danser dans la salle du bas. Alexandre disait rester ici pour surveiller William, tandis que celui-ci se servait une troisième dose. Sa tête chuta. Un clignement d'yeux et les minutes de sa montre firent un bond d'une heure. Ça passait vite. Très, très vite. Ça lui donnait le tournis. Face à lui gisait un corps, noyé dans le vomi. Les sirènes des ambulances. La poudre qui lui cramait les narines.
Il ferma les paupières, puis les rouvrit. Il n'y avait aucun corps.
— Je vais... je vais reprendre un cocktail, annonça-t-il.
Il ne savait plus si Alexandre se trouvait encore là où s'il parlait au vide. Aucune importance. Le sol se pencha sur le côté et il se retint grâce à un meuble. Un rire le secoua. Les lèvres figées des filles devinrent des sourires. Leurs visages s'allongeaient, se déformaient au gré de son plaisir. Les éclats de rires résonnèrent plus fort que la musique. Puis un flash l'aveugla. Son nez plongé dans une odeur toxique. Des corps qui tombaient, tout autour, comme des petites mouches. Liam face à lui qui le surveillait. Prends-en tu verras, ça fait du bien. Il s'était senti chuter pour la première fois, ce jour-là.
Depuis, il n'avait cessé de tomber.
Trouver les cocktails fut plus difficile que prévu. La musique martelait son crâne. Même sa main, quand il la leva devant ses yeux, était flou. Ça le fit rire un moment, mais après, il s'ennuya. Il retourna auprès d'Alexandre. Alexandre était toujours là.
Ses lèvres avaient pris une teinte noire avec la lumière verte. William s'assit lourdement à côté de lui. Très proche de lui. Entre les murs liquides, son seul point d'accroche devinrent ses yeux. Des pupilles aux éclats verts, comme le vert des prairies en été. Il sentait la fraîcheur et la beauté.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
Il avait son nez collé contre son épaule et il ne s'en était pas rendu compte. Sa bouche pâteuse l'empêcha de parler. Son doigt se mit à caresser sa mâchoire. Sa peau était douce. Alex ne respirait pas, ne le regardait pas.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Sa question se perdit dans les effluves de fumée.
— T'embrasser, parvint à dire William.
Alexandre tressaillit. William caressa sa lèvre. Elle était humide, tendre, elle lui donnait envie de la mordre. Le roux ferma ses yeux et enroula ses doigts autour de son poignet.
— Non.
— Pourquoi ?
Aucune réponse. William en avait envie, là, maintenant. Pourquoi pas ?
— Tu vas le regretter.
Le bout de ses lèvres touchèrent son oreille.
— Jamais.
Alors il laissa son souffle caresser sa joue, dévia lentement vers son désir ardent et plaqua sa bouche contre la sienne. Un élan de plaisir le traversa. Le monde tourna sur lui-même et William entraîna Alexandre dans sa danse. Il se souvint des notes de piano qui lui avaient traversé l'âme. De la manière dont son talent avait réussi à parler pour lui. L'alcool pouvait lui ôter sa lucidité, mais pas ça. Pas ce qu'il ressentait.
Alexandre céda. Il libéra sa langue, explorant tous les recoins de sa bouche. William l'embrassa, l'embrassa jusqu'à ne plus pouvoir respirer, les doigts glissés dans ses boucles rousses, leurs lèvres s'emboîtant dans une chorégraphie parfaite. Il ne s'était jamais senti aussi bien de toute sa vie. En paix. Reposé. Comme s'il atteignait enfin le septième ciel. Comme si Alexandre l'aidait à s'élever dans la beauté de son esprit, la beauté dans laquelle il vivait. C'était extraordinaire. Mieux que la cocaïne, mieux que la vodka. Tomber n'avait jamais été si agréable.
De la poudre argentée coulait sur les joues d'Emma. Son corps maigre se tenait entre les rideaux, ses yeux fixés sur les lèvres qui se touchaient.
Pour elle, il n'y eut pas de chute. Seulement le fracas du verre à cocktail contre le carrelage froid.
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