10. Emma
— Et merde et merde et merde et merde, marmonna-t-elle en s'agenouillant pour ramasser les morceaux de verre.
Ni Alexandre ni William ne l'avaient entendu. La musique avait étouffé le fracas. Ses gestes hachés et précipités cherchèrent à rassembler les éclats au même endroit pour nettoyer plus facilement. Dans la lumière verte et entre les volutes de fumée, elle n'arrivait pas à distinguer les bouts. Une douleur vive traversa son doigt. Dans un juron, elle le porta à ses lèvres.
C'était avant que des gouttes de sang ne s'éclatent au sol.
— Fait chier.
Autour d'elle, personne ne s'était rendu compte de l'accident. Elle était transparente, une boule de misère de plus, rien d'extraordinaire sous cette fumée blanche. Sauf que sa main devenait humide et des coulées noires dévalaient son bras. Penser bien et rapidement. Penser. Penser. La pharmacie. Il y en avait une en restauration. Il suffirait d'appliquer un morceau de tissu et tout irait bien.
Elle passa à côté du billard. Simon accrocha son regard. Ses yeux se posèrent sur sa main et le sourire qu'il portait s'envola.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— J'ai juste fait tomber un verre, dit-elle précipitamment.
Juste fait tomber un verre, oui.
Elle demanda à Sam, un ami à son frère, de nettoyer les morceaux de verre par peur que quelqu'un d'autre ne se blesse. Ça continuait de couler. Elle eut peur de s'être coupée une artère puis se souvint qu'il n'y avait pas d'artère dans les doigts.
— Faut que j'aille chercher la pharmacie, dit-elle avec une respiration hachée.
— Je vais t'aider.
Le baiser de William et Alexandre continuait de danser devant ses yeux d'un air vicieux. Quelle idiote. Quelle idiote de s'être laissée espérer. Sa dignité s'était fracassée avec le cocktail. Elle traversa la discothèque, Simon sur ses talons. La panique lui serra la gorge quand elle se retrouva avec les mains pleines de sang. Les cuisines se trouvaient de l'autre côté. On penserait qu'il y avait eu un meurtre si elle faisait tout ce parcours avec ça.
— Merde merde, lâcha-t-elle avant d'être bousculée par une fille bourrée.
— Ça va aller, la rassura-t-il mais il était devenu blanc à voir tout ce sang.
— Les toilettes.
Cette soirée ressemblait étrangement à un mauvais cauchemar.
En entrant dans les toilettes des garçons et tira tout le papier qu'elle put. Simon s'arma lui aussi. Elle pressa le tissu contre son doigt, soulagée de ne pas le voir devenir rouge immédiatement. Le miroir la narguait face à elle, mais elle n'osa pas se regarder. Elle se détestait suffisamment pour le moment.
— Je vais demander du désinfectant, l'informa Simon avant de partir.
Elle se retrouva seule. La musique était étouffée par les murs blancs. Les néons rendaient le rouge plus vif encore. Elle en avait partout sur le bras, et pire, sur ses vêtements. Cet ensemble lui avait coûté une fortune.
La scène qu'elle avait interrompue lui semblait de plus en plus irréelle. Floutée dans les volutes de fumée, plongée dans une obscurité verdâtre. La déception lui creusait le coeur, mais elle se força à tenir bon. Elle devait s'y attendre. Elle savait que William ne voulait rien avec elle mais encore une fois, elle s'était montrée pire qu'une idiote perdue et avait cru à ses propres mensonges. Pourtant, elle aurait aimé croire que le baiser qu'ils s'étaient échangés à la fête de Simon était vrai. Qu'il signifiait quelque chose, même si ce quelque chose n'était encore qu'une mini étincelle.
— Quelle conne, marmonna-t-elle pour elle-même.
Quand elle pensait qu'elle avait reculé face à Simon pour lui, elle eut envie de s'asséner des gifles. Ce dernier revint cinq minutes plus tard avec de la biseptine et un pansement.
— Je crois que j'ai croisé ton frère, annonça-t-il presque joyeusement.
— Lequel ?
Sa voix sonnait étonnamment calme.
— Pas Sasha, un plus jeune. Dix-sept ans je dirais.
— Seize. C'est Thimothé.
— Vous vous ressemblez beaucoup.
Il posa l'ensemble sur les pavés blancs.
— Je sais.
— C'est lui qui m'a donné tout ça.
Les mouchoirs commençaient à devenir roses. Sans prévenir, Simon passa ses mains sous ses aisselles et la souleva sur le côté de l'évier. Elle eut l'impression d'être une enfant qui venait de se faire mal en jouant, et cette pensée la fit sourire.
— Pourquoi t'as lâché le verre ?
— Il m'a échappé des mains.
Simon retira le papier et versa le désinfectant. Elle sursauta, surprise par le picotement mais surtout par la tâche rouge qui se formait immédiatement. Il pressa du coton par-dessus.
— Comme ça, tout seul ?
— Oui.
Ça faisait un mal de chien, mine de rien.
— J'avais un peu bu, ajouta-t-elle pour paraître plus crédible.
— T'as pas l'air très bourrée.
Pour une fois, se moqua-t-elle intérieurement. Elle aurait aimé l'être. Il entoura son doigt d'un pansement et jeta les mouchoirs à la poubelle. Il l'aida ensuite à se rincer le bras, jetant un regard désolé à son haut argenté. Puis il y eut un silence. Elle était toujours assise sur le rebord, lui debout face à elle, aussi haut qu'elle. Ses yeux bleus ressortaient avec la blancheur des néons.
— Merci, murmura-t-elle.
— Je n'allais pas te laisser seule comme ça.
— Simon ?
— Oui ?
Il leva sur elle un regard presque suppliant.
— Tu peux m'embrasser.
Il posa une main douce sur sa cuisse. Dans ses pupilles, une explosion se produisit. Emma sentit le bas de son ventre se tordre alors qu'elle contemplait la forme ronde de ses lèvres. Elle eut la brusque envie de se perdre comme William s'était perdu. Elle voulait se venger contre elle-même, se prouver que cet accident ne changeait rien. Alors quand il avança son visage du sien, elle ne recula pas. Pas cette fois. Et quand il posa sa bouche contre la sienne, elle répondit par la même volonté.
Fuck William.
Rapidement, ses mains se réfugièrent sur sa taille. Il voulait la toucher, l'attirer tout près d'elle. Il mourait sous le désir de le faire depuis des semaines.
— Tu ne veux pas faire ça dans une chambre plutôt ? proposa-t-elle dans un souffle.
Il sourit. Elle sourit. Une étrange alchimie se produisit.
Il souleva ses cuisses et la souleva. Son nez s'enfouit dans le creux de son épaule alors qu'il traversait la moitié du complexe. Ses jambes étaient enroulées autour de lui mais elle se sentait glisser petit à petit. Cependant, il ne la lâcha pas, préférant la soulever une nouvelle fois. À la réception, Anna se montra surprise de la voir arriver dans cette position mais cacha son rire par une quinte de toux.
— Les clefs, réclama-t-elle en tapant sur le comptoir.
Anna les lui donna avec un sourire complice.
— Passez une bonne soirée, Mademoiselle Rovel.
Elle lui fit un doigt alors que Simon l'entraînait dans les escaliers.
Arrivés dans la chambre, il ne prit même pas la peine d'admirer la magnifique suite qui leur était réservée. Les lumières éteintes, les rideaux fermés, ils pouvaient enfin laisser la passion déborder. Ses doigts caressèrent son ventre découvert, se glissèrent sous le tissu tendu de sa jupe.
— Ça fait des mois que j'attends ce moment, étouffa-t-il dans son épaule.
Des mois qu'il rôdait autour d'elle, lui glissant des sourires qu'elle ignorait. Des mois qu'il mourait d'envie de la toucher tandis qu'elle s'adonnait inutilement à un autre. Mais ce soir, elle réparerait cette erreur.
Il lui retira son haut, dégrafa son soutien gorge. Le matelas les accueillit avec bienveillance. Ses gestes étaient doux, bienveillants contrairement à ce qu'elle avait pu connaître. Il devina ses points sensibles et joua avec, lui offrant tout le plaisir possible. Son dos se cambra, ses doigts s'accrochèrent aux draps. Leurs corps s'emboîtèrent. Pendant un court instant il disparut, puis il revint quelques secondes plus tard, plus désireux encore. Son souffle caressa son épiderme humide, sa langue chatouilla sa joue, puis ses lèvres puis il descendit sur son cou, puis continua sur sa poitrine et glissa doucement vers le bas de son ventre. Elle enfouit ses doigts dans la racine de ses cheveux bruns. Ses jambes se plièrent, soumises à un plaisir immense.
La seconde d'après, elle le sentit en elle et respira de soulagement. Ses bras l'enveloppaient. Il l'embrassait langoureusement tandis que leurs hanches se mettaient à danser au même rythme. Jamais elle n'avait connu autant de douceur. Jamais elle ne s'était sentie aussi paisible, aussi protégée, aussi aimée. Pas désirée, par voulue, simplement aimée.
Son odeur resta sur sa peau. Ce fut comme un baume guérisseur à appliquer. Ses blessures se refermèrent, son cœur se remit à battre.
Parce que tu es la seule avec laquelle je me sens vivant.
Moi aussi, Simon. Moi aussi.
Et finalement, l'idée de se donner à un homme qui l'avait attendue autant de temps fut la meilleure décision qu'elle eût prise de son existence.
Un murmure frôla son oreille. "Il ne t'arrivera plus rien maintenant". Puis il s'allongea à ses côtés, ramena le drap sur eux et se calla contre elle. La nuit ne souffla aucun mot. Elle ferma les yeux et se laissa plonger dans un rêve agréable.
Ses yeux s'ouvrirent naturellement sur une clarté sucrée. Une silhouette sombre découpait la lumière du jour. Elle du se frotter les paupières pour reconnaître Simon, déjà habillé, assis sur le côté, l'observant avec un sourire tendre sur les lèvres.
— Bien dormi ?
Elle s'étira.
— Oui, sourit-elle à son tour.
Depuis combien de temps ne s'était-elle pas réveillée aussi joyeuse ? Des années ?
— Je dois y aller, le dimanche je dois manger avec mes grand-parents.
— Il est quelle heure ?
— Dix heures mais j'ai deux cent bornes à faire.
Il se pencha et déposa un baiser sur ses lèvres. Son cœur se réchauffa. Il recouvrit l'arrière de son crâne avec sa main, prenant son temps pour la contempler et peut-être réaliser qu'elle était enfin à lui.
— On se revoit ce soir ?
Retour à la réalité Emma, retour à la réalité.
— Je dois bosser l'économie, se força-t-elle à dire. Mais lundi on peut déjeuner ensemble si tu veux.
— Ça marche.
Il l'embrassa une deuxième fois, puis une troisième fois avant de finalement partir. Rester seule dans sa chambre la déprima alors elle enfila une robe de chambre en soie blanche et descendit jusqu'à la réception. Anna avait le menton appuyé sur sa main, un regard amusé posé sur ses pupilles.
— Alors, raconte-moi.
— Tout simplement parfait, déclara-t-elle en balayant ses cheveux en arrière. J'ai faim maintenant.
Elle réalisa la teneur de sa phrase que quand elle s'avança sur le balcon du restaurant. Elle avait faim. Toute son obsession sur les caprices de son estomac et son cerveau s'était évanouie. Tout ça grâce à Simon.
Alexandre était assis sur la table la plus proche de la rambarde, avec une vue impressionnante sur les champs de lavande. Un thé reposait devant lui mais son regard ne s'y intéressa pas. Emma s'assit face à lui, déterminée à chasser toute mauvaise jalousie de son esprit. Alex était son ami. William son meilleur ami. Rien de plus.
— Hey.
— Hey, répondit-il d'une voix cassée.
— Ça va ?
Il haussa mollement les épaules. Elle s'attendait à mieux comme lendemain dans long baiser, et peut-être de plus.
— Où est William ?
— Dans ma chambre.
Ils avaient dormi ensemble. Elle força un sourire.
— Vous l'avez fait ?
— Je t'ai vue hier, tu sais.
Son sourire s'envola avec la brise matinale. Finalement, le cocktail n'avait pas été si discret que ça.
— J'ai couché avec Simon cette nuit.
— Tu as couché avec lui parce que tu veux te réconforter à l'idée que William n'est rien pour toi.
— Alex, je ne veux pas que tu me voies comme ton ennemie. William ne veut rien avec moi, je l'ai compris depuis longtemps.
— Ça ne t'a pas empêché de lâcher ce verre.
Elle enfouit son visage dans ses mains. Sa bonne humeur retombait lentement et tout ça à cause de qui ? William, comme d'habitude. Tout ce cirque devait s'arrêter. Elle devait arrêter.
— Vous l'avez fait ou pas ?
Il tourna son regard vers les vagues violettes de fleurs. La moitié étaient déjà en train de mourir.
— Non. Il ne se rappelle de rien.
— Comment ça ? grimaça-t-elle.
— Il avait trop bu quand il m'a embrassé. Je l'ai guidé jusque dans ma chambre parce qu'il pouvait à peine marcher. Puis ce matin, il s'est réveillé, il a demandé où il était et avant que je réponde, il a dit "ah oui, dans la chambre de mon pote".
Un bref silence suivit son aveu. Ses épaules étaient affaissées par la tristesse. Il lui fit tant de peine que toute jalousie venait de s'envoler, aussi facilement que les papillons survolaient les fleurs.
— Il a peut-être dit ça sur le coup, mais en vérité il...
— Non Emma. S'il y a une raison pour laquelle William s'est réfugié dans l'alcool plus jeune, c'est parce que ça le fait oublier. Rien n'a changé depuis. Il oublie toujours autant.
Il se mit à jouer avec sa cuillière, observant son thé comme s'il voulait s'y noyer.
— Je suis content que tout se soit bien passé avec Simon, ajouta-t-il, le regard toujours baissé. Tu le mérites.
S'en était assez. Elle sauta sur ses pieds et alla demander un verre d'eau glacé au bar. Alexandre ne la retint pas. Il ne s'intéressa même pas à ce qu'elle faisait. Elle lui demanda les clefs de sa chambre, il lui dit que la porte était ouverte. En robe de chambre, elle s'infiltra dans la suite et se positionna face au lit deux places, devant la masse qui soulevait les draps. Un geste ample du bras suffit. William poussa un cri inhumain quand il se reçut les deux centilitres d'eau sur le visage.
— Putain mais t'es malade ? s'écria-t-il en se redressant brusquement.
— Ça va, t'as l'esprit un peu plus lucide ou t'as besoin d'un deuxième ?
— Qu'est-ce que tu veux ?
Il se frotta les paupières humides. Ses boucles dégoulinaient sur son front.
— Premièrement, on embrasse pas sa meilleure amie sous l'impulsion divine. Deuxièmement, on embrasse pas son pote quand on a bu comme un trou et qu'on est pas capable de se souvenir le lendemain. Troisièmement, on ne traite pas quelqu'un de connard quand on en est un soi-même.
Son regard se troubla.
— C'était quoi le deuxièmement ?
Elle jeta le verre sur les draps d'un geste désinvolte.
— Tu me dégoûtes.
Le regarder une seconde de plus serait la seconde de trop. Elle eut envie de l'envoyer au Diable immédiatement. Il lui faisait tellement honte, pour Alex, pour elle-même. Il l'appela mais elle traça en direction de la sortie, ignorant le fait qu'elle n'était recouverte que d'une robe de chambre.
— Emma, attends !
Le hall était vide, et heureusement. Parce qu'avec un William à moitié déshabillé, on aurait dit les films du dimanche sur TF1 avec l'homme qui poursuivait sa bien-aimée à travers l'hôtel, après qu'elle ait découvert qu'il l'avait trompée.
Sa main frôla son bras, mais il n'eut pas le temps de la toucher. Elle fit volte-face si rapidement qu'il en fut surpris.
— Désolé si je t'ai fait du mal, vraiment, lâcha-t-il à bout de souffle.
Il avait encore les cheveux mouillés.
— Tu n'as pas fait du mal qu'à moi. Pour le deuxièmement, tu pourras demander à Alex. Il connaît tous les détails.
Il resta immobile plusieurs secondes et elle ne sut si c'était parce qu'il regrettait, ou parce qu'il aimait cette idée. De toute façon, elle en avait déjà assez dit. Elle sortit de l'hôtel sans un regard en arrière, monta dans sa voiture et s'enfuit de ce mélodrame télévisé. Désolé si je t'ai fait du mal. Il savait. Il savait pertinemment que ce baiser signifiait quelque chose pour elle. Ça ne l'avait pas empêché de l'ignorer.
Elle connecta ses enceintes à son téléphone et joua sur le bouton play. Le vent traversait l'habitacle de sa décapotable, balayant ses cheveux en arrière. Lunettes de soleil, les premières notes de musiques s'élevèrent dans l'air. Des violons valsant entre les courants chauds du sud de la France. Un doux air d'Aznavour qui l'apaisa alors qu'elle dépassait une Lamborghini rouge.
Hier encore,
J'avais vingt ans je caressais le temps
Et jouais de la vie
Comme on joue de l'amour et je vivais la nuit
Sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps
Elle fredonna, tapant doucement ses pouces sur le cuir chaud du volant. La route était tranquille, elle arriva à apprécier le beau temps. Le Rhône, à quelques mètres, étincellait de mille feux. Elle chassa toutes les pensées concernant William, concernant Alexandre, ne gardant que celle de sa nuit avec Simon et de l'agréable sensation qui la poursuivait encore maintenant.
Mes amis sont partis et ne reviendront pas
Elle devait faire le tri entre ce qui lui faisait du bien, et ce qui lui faisait du mal. Oui, elle fut déterminée à reprendre sa vie en main, à regoûter à ce bonheur que la mort de Leila lui avait ôté. C'était peut-être une décision hâtive générée par l'agréable sensation du vent contre sa peau, mais elle devait s'y tenir.
Du meilleur et du pire, en jetant le meilleur
J'ai figé mes sourires et j'ai gâché mes pleurs
Où sont-ils à présent
À présent
Elle appuya sur l'accélérateur et se mit à sourire de plaisir.
Mes vingt ans
Elle arriva chez elle après avoir écouté quatre autres chansons de ce cher Aznavour. Le portail s'ouvrit automatiquement dès qu'il reconnut la plaque d'immatriculation. Les gravillons blancs craquèrent sous ses roues. La villa éblouissait par sa couleur claire, entourée d'un jardin de fleurs, de buissons et de fontaines. Sa mère fut surprise de la voir arriver en robe de chambre, écarquillant ses grands yeux bruns sous sa tasse de café. Toute sa famille était sur la terrasse avec des brioches et du jus de fruit sur la table. Diego sauta sur ses pieds quand il la vit et se jeta dans ses bras. Heureusement qu'il était encore léger pour ses dix ans ou elle croulerait sous son poids.
— Tu viens de te réveiller ? s'amusa-t-il à demander.
— Presque.
— Tu roules dans cette tenue maintenant ? fit remarquer son père par-dessus ses lunettes.
— C'est pour faciliter la drague, se moqua Thimothée.
Emma reposa son petit frère au sol et adressa un regard noir à l'adolescent insupportable que Thimothée était.
— Je n'ai pas besoin de draguer pour me faire désirer, merci bien.
— Tu comptes rester ici la journée ma chérie ? s'enquit sa mère en reposant sa tasse.
— Je pense oui, mais il faut que je bosse. Il va me falloir de la tranquillité.
Elle insista sur ce dernier mot en regardant tour à tour Diego et Thimothée. Ils hochèrent la tête sagement, un peu trop sagement à son goût.
Finalement, elle les avait sous-estimé. Elle parvint à garder un calme relatif autour d'elle, isolée sur le balcon de sa chambre. Thimothée lui apporta même le repas du midi et sa mère reprit le plateau sans lui poser une seule question. Durant les cinq heures qu'elle passa à rattraper son travail en retard, Simon lui envoya plusieurs messages avec, à chaque fois, des coeurs à la fin des phrases. Elle voulut s'empêcher de les lire avant d'avoir tout terminé, mais la tentation était trop forte. Après avoir tout envoyé à ses professeurs et imprimé ce qu'elle devait rendre en papier, elle répondit et n'arriva pas à effacer le sourire niais qui étirait sa bouche.
Diego devait certainement surveiller ses faits et gestes puisqu'une demi-heure après sa finalisation, il se jeta sur son lit. Thimothée suivit avec un peu moins d'élan, mais tout autant de plaisir.
— C'est quoi cette invasion là ?
— Je voulais savoir si tu t'étais vidée de ton sang hier soir, demanda le plus grand en s'allongeant de son plein sur ses draps.
Elle avait oublié ce détail.
— Si je m'étais vidée de mon sang, je serais morte espèce d'idiot..
— Je ne suis pas un idiot, je suis sûrement plus intelligent que toi.
— Tu es sûrement plus intelligent que tout le monde ici, marmonna-t-elle en branchant son téléphone.
— D'ailleurs, c'était qui ce mec qui a couru à ton secours ?
— D'ailleurs, tu faisais quoi à errer dans les couloirs du complexe tout seul ?
Elle croisa les bras et il fit de même.
— Pas tes affaires.
— Pas les tiennes non plus.
Diego observait leur échange avec grand intérêt. Il avait beau être le plus jeune, il comprenait parfaitement tout ce qui se tramait en dessous de "pas tes affaires". Percer les secrets de sa fratrie l'amusait tellement.
— Je pourrais demander à Anna si t'as dormi dans la même chambre que lui, menaça-t-il.
— Laisse cette pauvre Anna tranquille. Déjà qu'elle travaille le dimanche, alors ne va pas l'embêter plus.
— Pourquoi, c'est mal de travailler le dimanche ? demanda innocemment Diego.
— Très.
Thimothée leva les yeux au ciel. Évidemment, ce garçon étudiait même en vacances. La porte s'entrouvrit alors légèrement et Sasha entra à son tour, un regard amusé porté sur ses frères et sa soeur.
— C'est une réunion de famille ici ou quoi ?
— Il ne manquait que toi pour compléter la secte, déclara solennellement Thimothée.
— Faut que t'arrête de regarder tes vidéos sur les Illuminati toi.
— Dixit celui qui ne faisait que parler des Francs-maçons.
— Il marque un point là, remarqua-t-elle.
Sasha ébouriffa les cheveux de son frère et porta un regard plus sérieux sur elle.
— Erwin s'est fait contrôlé hier soir sur la route.
Son sang se glaça. Il avait bu avec elle, avant et pendant la danse. Quand elle était revenue dans la salle verte, il était resté dans la discothèque mais assez saoul. Elle avait pensé revenir auprès de lui puis l'avait complètement oublié. La culpabilité la traversa. Toute sa bonne humeur, toute sa joie retomba comme une pierre. Et les "c'est ta faute, tu aurais dû empêcher ça" l'engloutirent entièrement.
— Et alors ? s'entendit-elle demander.
— Il s'est fait retirer le permis. Son oncle l'a sorti de la gendarmerie ce matin.
Elle tenta de se soulager en se disant que ça aurait pu être plus grave. Pourtant, sa culpabilité ne disparut pas. Elle ne disparaissait jamais quand il était question d'Erwin.
— C'est toi qui l'a poussé à conduire ou quoi ? s'interrogea Sasha.
— Non pourquoi ?
— Tu parais bien troublée.
— Je suis inquiète, c'est tout.
S'il savait. Oh, s'il savait.
Annotations
Versions