19. Emma
Emma avait presque envie d'envoyer chier Madden. D'envoyer chier tout le monde en fait. Léandre lui proposa un verre de Vodka qu'elle accepta avec joie. Il ne lui restait que ça. L'alcool.
— Je vais y aller.
— Aller où ? demanda Simon en redressant sa tête.
— Me jeter d'une falaise.
Léandre échappa un rire moqueur puis reprit la bouteille de Vodka pour la ranger. Il se moquait d'elle mais lui confisquait quand même ce qui serait susceptible de la tuer. Simon, lui, n'avait pas du tout envie de rigoler. Elle soupira.
— Madden a quelque chose de très important à nous dire, fit-elle avec un geste d'exagération. Elle nous attend aux pins.
— Aux pins ? souligna Léandre en se retournant.
— Oui, aux pins. À Avignon.
— T'en a pas marre de faire des allers retours entre Avignon et Cannes ?
Si, mais elle haussa simplement les épaules. Elle but d'un trait ce qui restait de son verre et se leva.
— Je t'accompagne, lança Simon en se préparant à faire de même.
— Non, ce ne sont pas tes affaires. Ça concerne Leila.
— Je t'attendrai au parking.
— T'as peur que je ne revienne pas ou quoi ?
Le silence répondit à sa place. Bien sûr qu'il avait peur. Maintenant, sa menace ne tenait plus. William savait. Elle pouvait partir quand elle voulait, il n'avait plus rien pour la retenir. Cette situation la fit presque rire. Plus personne ne pourrait la tenir par le collier désormais. Elle avait perdu ce qu'elle avait de plus cher, mais au moins, elle était libre.
— Laisse-moi t'accompagner, s'il te plaît. T'as bu en plus.
— Ça va, c'est pas avec ce que cet idiot m'a servi que je vais foncer dans un arbre.
— Emma.
Elle soupira de frustration et accepta d'un geste vague de la main. Après tout, elle était ici grâce à lui. Et elle n'oubliait pas son appui après que William lui ait craché ses mots. Il l'avait serré contre elle et l'avait apaisée pendant des heures. Sans lui, elle se serait certainement noyée dans la piscine.
Il attrapa les clefs et lui prit la main alors qu'ils sortaient de la villa. Elle le laissa conduire sa Mercedes et replia le toit pour profiter des derniers courants d'air chaud d'octobre. Ses cheveux blonds volèrent au vent. Ils passèrent à côté d'une plage vide, occupée seulement par quelques promeneurs. Cannes se vidait pendant l'hiver. Les gens fortunés retournaient à Paris remplir à nouveau leurs poches, comme l'oncle de Léandre. Il restait les étudiants, quelques gens aisés qui refusaient de vivre sous les nuages pendant l'hiver et la classe moyenne. Une période de tranquillité qu'elle aimait savourer.
Ils arrivèrent à Avignon après deux heures et demie de route, deux heures et demie où Simon en avait profité pour poser une main sur sa cuisse. Elle ne le chassa pas, appréciant ce contact. Oui, elle l'avait profondément détesté pour sa prise de contrôle. Les bleus sur son cou avaient mis du temps à s'effacer. Mais il l'aimait. Il faisait ça parce qu'il ne supportait pas de la voir loin de lui. L'idée que quelqu'un soit prêt à tout pour la retenir la réconfortait. Elle avait tellement l'habitude d'être prise pour de la merde.
Simon se gara à l'endroit indiqué et lui dit qu'il l'attendrait. Elle claqua la porte et marcha vers le bois quand une voix l'appela sur le côté. Elle se retourna en surprise.
Thimothée avec ses deux plus proches amis. Oh, le hasard, comme elle le haïssait. Il courut dans sa direction et s'arrêta à sa hauteur, l'inspectant de la tête aux pieds.
— Sasha sera content de te savoir vivante.
Elle nota le reproche dans sa voix.
— J'ai pas le temps pour ça, Tim.
— Même Papa s'est inquiété. T'étais où ?
— J'ai dit que j'avais pas le temps.
Elle n'arriva pas à faire un pas qu'il lui bloqua le passage. Un bref coup d'œil vers sa voiture et le garçon à l'intérieur lui suffit pour comprendre.
— Tu me donnes quoi pour que je me taise ?
— Une baffe ?
— Très drôle, vraiment.
— Tu sais quoi ? T'as qu'à le dire si ça te fais plaisir. Fais-toi plaisir et dis à Papa ou à Sasha que je vis chez Simon.
— Tu ne vis pas chez Simon, tu vis chez le pote de Simon. Léandre Lavandiers si je ne me trompe pas.
Elle resta silencieuse quelques secondes.
— Comment tu sais ?
— Le talent.
Elle maudit vingt fois son nom. Pourquoi devait-elle avoir un petit frère emmerdant mais intelligent ?
— J'ai pas d'argent sur moi.
— Quel dommage.
Il haussa les épaules d'un air faussement chagriné et retourna vers ses amis avec un sourire vainqueur. Thimothée Rovel était une pourriture sans nom. Il irait tout dire à son frère juste pour l'emmerder, sans penser aux conséquences qui en suivrait. La drogue. Son poids qui avait baissé ces dernières semaines. Sans parler des spéculations de Sasha sur la violence de Simon. Tout ça, son frère aîné avait dû le raconter à son père. Si elle revenait chez elle, elle pouvait dire adieu à sa liberté.
Après la petite réunion organisée, elle eut l'intention de retourner chez Léandre et de s'y enfermer. Son père ne pourrait pas l'obliger à sortir. Ou alors, elle louerait un hôtel pour se cacher. Non, c'était trop. Elle n'avait pas peur de son père. Ni de son frère. Et merde, elle avait vingt ans.
Tout le monde l'attendait. Madden avait un regard vitreux, un papier entre les mains. William fumait une cigarette, les épaules affaissées, assis sur la table et les pieds sur le banc. Il ne la regarda même pas quand elle s'approcha. Comme si elle n'existait pas.
Son cœur saigna.
— Tu vois, je t'avais dit qu'elle viendrait, lança Erwin à Alexandre.
Ce-dernier lui jeta un regard empli de déception et esquissa une moue. Ok, sympa l'accueil. Elle s'approcha de William malgré l'avertissement silencieux du rouquin.
— Tu me passes une cigarette ?
— C'est quoi que tu comprends pas dans "dégage de ma vie" ?
Puis il cracha la fumée sur elle. Elle recula, blessée. Erwin les observait, affichant une mine surprise.
— C'est quoi le problème ?
— Rien, répondit rapidement Alexandre.
— Vous me saoulez avec vos mélodrames, soupira Madden avec une main sur son front.
— Un mélodrame ? lancèrent simultanément Emma et William avec le même air scandalisé.
Parce que Madame pensait que ses problèmes étaient plus importants que tous les autres alors elle devait traiter ceux des autres de "mélodrames".
— Qu'est-ce que t'as dans les mains, un discours larmoyant ? ricana-t-elle en croisant ses bras.
— C'est la lettre de Leila alors ta gueule.
— Ok, on va tous se calmer, intervint Erwin. Emma, rapporte-toi.
Elle refusa de s'asseoir à côté de lui mais accepta quand même la cigarette qu'il lui tendait, cigarette qui provenait probablement du paquet de William. Il alluma lui-même la mèche. Le vent soufflait sur les pins. Les dernières cigales chantaient, rappelant un air perdu d'été.
Madden déposa ses yeux sur la lettre et se mit à lire.
— "Mon père a eu un cancer, et c'était déjà trop tard quand les médecins l'ont découvert. La raison pour laquelle je vous l'ai caché n'est pas égoïste. Vous étiez dans le droit de savoir, en tant que meilleurs amis." Puis un peu après, "Je crois qu'à ce moment-là, il y a une partie du cerveau qui a déconné. Comme quand tu prends trop de médicaments, ton esprit ne tourne pas rond , il se heurte à ta boîte crânienne et ça te rends folle. Mon père est mort quand j'étais en train de le devenir."
Puis elle reposa la feuille avec un air dégoûté.
— Devinez qui j'ai vu quand je suis allée à Arles, il y a quelques jours.
Personne n'osa prononcer un mot. Alors elle souffla :
— Son père.
La cigarette d'Emma tomba au sol. Sa chute ne fit pas de bruit. Comme elle.
— C'est impossible, murmura-t-elle.
— J'ai parlé avec lui, continua-t-elle. Il était seulement parti aux Antilles pour un poste de deux ans.
Une odeur de tabac flottait au-dessus d'eux. William expira sa dernière bouchée, les yeux fermés et la respiration irrégulière.
— C'est impossible je te dis, répéta-t-elle.
— Mais t'es sourde ou quoi ? s'énerva Madden.
— Elle me l'a dit moi-même !
Sa voix résonna plusieurs fois entre les troncs.
— Elle t'a dit quoi ? s'enquit Erwin.
— Que son père avait le cancer. Et qu'il allait mourir. Peut-être qu'il s'en est sorti, qui sa...
— Je lui ai demandé, la coupa la brune. Il n'a jamais eu de cancer.
Pourtant, elle la revoyait en pleurs, sangloter sur son lit et cracher toutes les injures envers la vie et ses malheurs. Elle avait dit "ne dit rien à personne" alors Emma s'était tue. Puis dans la lettre, elle avait compris pourquoi. Mais elle, elle avait été là. Depuis le début. Elle l'avait vu pleurer pour ça.
— Au fond, ça ne m'étonne pas, lâcha soudainement William. Elle voulait qu'on la plaigne. Elle s'est inventée une vie de Cosette pour avoir une excuse à ses actes.
— Non mais qu'est-ce que tu en sais, en fait ?
— Tu vois d'autres explications ?
Il devait en avoir une autre. C'était obligé.
— Emma, reprit Madden, est-ce que tu as vu son père hospitalisé ?
Tous les regards convergèrent dans sa direction.
— Non. Elle ne voulait pas.
— Ben voilà, trancha William.
Leila était sa meilleure amie. Jamais elle n'aurait pu lui mentir sur quelque chose d'aussi grave. Ou alors, la Leila qu'elle avait connu n'était pas la vraie. Peut-être que leur amitié était aussi fausse que sa vie. Elle posa sa main contre ses lèvres pour ne pas hurler.
Madden s'empara à nouveau de la lettre.
— "dans la douleur du deuil et le chagrin d'amour, je ne me rendais pas compte de mes actes." Si on enlève la douleur du deuil, ça devient léger comme raison.
— Tu sous-estimes l'affection que Leila avait pour Lucas, parla Emma en déglutissant sa peine.
— Ils passaient leur temps à se cogner tous les deux, rétorqua Erwin, ne me dit pas que c'était de l'amour.
— Tout le monde n'écrit pas des poèmes pour exprimer ses sentiments.
— Si elle a menti pour ça, fit Madden avec un regard vide, elle a peut-être menti pour d'autres choses.
Là, par contre, Emma se tut. Cette partie-là, elle la connaissait déjà. Alors elle écrasa la cigarette qu'elle avait fait tomber avec son talon. Le reste de cette conversation ne l'intéressait pas.
— Tu t'en vas déjà ? demanda Erwin.
— Oui.
Elle était dégoûtée. Elle avait fait confiance à Leila. Une confiance aveugle, presque suicidaire. Puis elle s'apercevait, sept mois après sa mort qu'elle avait fait confiance à du vide. Leila s'était jouée d'elle comme elle s'était jouée de tous. Et ça la dégoûtait de faire partie de ce "tous" alors qu'elle était sa meilleure amie. Elle rejoignit Simon dans la voiture et enfonça ses doigts dans ses yeux. Il avait remonté le toit.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— On est dans la merde.
Elle n'oubliait pas la menace de son frère. Ça, plus ce qu'elle venait d'apprendre sur Leila et elle se sentait prête à exploser.
— Démarre.
Il retint sa curiosité et démarra. Deux heures de route pour l'effondrement de ses illusions et de sa tranquillité. Un trajet rentable, songea-t-elle avec ironie. Il s'engagea sur l'autoroute et la radio lança un air de Billie Eilish. Elle détestait cette musique. Une heure et demie passa en silence. Puis elle en eut marre de se taire.
— Tu n'as rien pour me retenir contre mon gré, maintenant.
Il fixait la route avec attention, les muscles de sa mâchoire contractés.
— Et tu veux aller où, dis-moi ?
— Disparaître.
— C'est pas une réponse, ça.
— S'en est une si je veux.
Son visage se tordit sous l'agacement.
— Tout n'est pas selon ce que tu veux.
— Et c'est toi qui dit ça ?
Ils entraient dans Cannes. Les immeubles s'élevaient hauts dans le ciel.
— Si t'es énervée contre quelque chose, crache le morceau mais ne t'acharne pas sur moi.
— M'acharner sur toi ? C'était plutôt l'inverse il y a une semaine, non ? Quand tu as failli m'étrangler contre ce mur en me disant que si je refusais d'être avec toi, tu balançais tout à William ?
Il freina tellement fort que les pneus crissèrent sur le goudron. Elle s'accrocha à la portière, le souffle coupé par la force de l'arrêt.
— Alors vas-y, barre-toi ! cria-t-il. Barre-toi et oublie moi, si c'est vraiment ce que tu souhaites !
Elle respira doucement. Ses doigts étaient toujours agrippés à la porte. À sa droite, la mer mangeait le sable. Des klaxons résonnèrent derrière mais Simon ne bougea pas d'un seul millimètre.
— C'est quand tu veux.
— Je ne veux pas partir, dit-elle au bord des larmes.
Alors il bougea le levier de vitesse et avança à nouveau. Le paysage défila mais elle ne put le contempler. Sa vision était floue par les larmes. Elle tourna la tête pour ne pas qu'il la voie, pour ne pas paraître faible. Peut-être que c'était ça, la réponse. Peut-être qu'elle était comme Leila. Il la faisait souffrir mais elle aimait ça.
Sur l'allée des Lavandiers, il se posa et resta assis, le regard fixé sur les oliviers face à lui. S'il voulait dire quelque chose ou pas, elle ne le sut jamais. Il ouvrit la portière et sortit. Il la claqua, elle sursauta. C'était si violent, une porte qui se fermait.
Alors elle repensa à Leila. Aux glaces qu'elles se partageaient. Aux photos qu'elles prenaient sur la plage, sous les regards dévoreurs des hommes. Des éclats de rire sur son lit, des films où elles pleuraient, des après-midis shopping qu'elles faisaient une fois par mois. Ses joues en furent trempées. Pourquoi lui avait-elle menti ? C'était si injuste. Chaque fois qu'elle se sentait spéciale, elle ne l'était pas. William venait de la jeter comme une vieille ordure. Oui, ok, elle avait volé le contact de Liam sur son téléphone alors qu'il avait le dos tourné. Elle l'avait fait parce que Leila avait insisté pour l'avoir. Mais était-ce une raison pour la rayer de sa vie alors qu'elle avait été la première à le tirer de sa solitude ? Non. Mais voilà, c'était toujours la même chose. À croire qu'elle ne comptait pour rien, à personne.
Puis elle regarda le siège vide à côté d'elle et une coulée chaude traversa sa poitrine. Simon, lui, l'aimait. Un peu trop, peut-être. Mais il l'aimait.
Elle entra dans la villa et monta dans leur chambre. Il était assis sur le lit, la tête protégée entre ses bras, ses coudes sur les genoux. Il se redressa quand il la vit.
— J'étais paniqué, dit-il alors. Je t'ai menacée parce que c'était la seule chose que j'avais pour t'avoir avec moi.
— Tu m'avais trompée.
— Non, je...
Il passa une main sur son visage.
— J'étais saoul ce soir-là, reprit-il. Léandre a eu une idée de merde et a voulu faire un genre d'enterrement de vie de garçon ce qui était totalement idiot puisque je n'allais pas me marier. Mais je sais pas pourquoi, j'ai accepté, puis j'ai bu et y avait des filles qui nous regardaient. On était pas officiellement en couple et j'ai pas eu la volonté de refuser leurs avancements.
— Ce n'est pas une excuse.
— Je sais.
Mais il la regarda tout de même avec espoir.
— Je te laisse une seconde chance, céda-t-elle. Mais il n'y aura pas de troisième.
Il eut un petit sourire. Puis il leva sa main vers elle.
— Viens-là.
Elle la prit délicatement et le laissa la guider face à lui, entre ses jambes ouvertes. Ses doigts soulevèrent son chemisier en soie et il déposa un baiser sur la peau de son ventre.
— Est-ce que je t'ai déjà dit combien tu étais belle ?
Elle prit sa tête entre ses deux mains et la releva vers elle. À ce moment-là, elle comprit qu'elle ne pourrait jamais se passer de lui. Et elle en eut presque peur.
— Dis-moi que tu m'aimes.
— Je t'aime.
Elle s'agenouilla face à lui, ses yeux toujours plantés dans les siens.
— À quoi tu penses ? demanda-t-elle doucement.
— À des choses pas très chrétiennes.
Elle pencha la tête de malice puis se mit à déboucler sa ceinture. Il agrippa les couvertures du lit avec force.
— Ça tombe bien, je suis athée.
Ils descendirent dans le salon une heure plus tard après avoir refait le lit et être passés sous la douche. Elle sourit en repensant à ses doigts autour de sa nuque alors que l'eau chaude tombait en cascade sur eux, à ses baisers recouvrant son corps, à la manière dont il l'avait prise, tantôt dans le lit, tantôt dans la douche sans jamais se fatiguer. Et il était encore en pleine forme alors qu'elle croulait sous la fatigue.
— Je te prépare à manger pour ce soir ? lui proposa-t-il.
— Depuis quand tu cuisines ? se moqua-t-elle.
— Tu doutes de mes capacités culinaires ?
— Pas du tout.
Il l'embrassa, profitant pour mordre légèrement sa lèvre inférieure. Elle laissa échapper un gloussement et le laissa s'échapper vers la cuisine. Léandre était assis sur le canapé avec une série Netflix à la télé qu'elle ne reconnaissait pas. Il plongeait toutes les deux minutes ses doigts dans des Dragibus.
— Tu m'en donnes ? lança-t-elle en se laissant tomber sur les coussins.
— Non, c'est les miens.
— On t'a jamais appris à partager ?
— C'est ma mère qui me les a envoyés alors pas touche.
Elle pouffa et sortit le téléphone de sa poche. Elle ignora les appels manqués de Sasha et entra sur Instagram où elle remarqua, dépitée, les 80 et quelques messages qu'elle ignorait depuis plus d'un mois. Plus le nombre augmentait et moins ça lui donnait envie d'y répondre. Alors elle fit défiler les posts sans grande conviction, rapidement prise par l'ennui. Soudain, un contact fit bondir son cœur hors de sa poitrine.
Léandre venait de poser une main sur sa cuisse.
— Tu fais quoi là ?
Il se redressa et planta ses yeux verts dans les siens. Ils n'étaient pas comme ceux de Simon. Pas chaleureux, pas amoureux, rien. Seulement du désir sauvage.
— Je ne vois pas pourquoi mon pote se taperait la fille la plus populaire de Memphis et pas moi.
— Peut-être parce que j'ai donné mon consentement pour qu'il me touche.
Sur ces mots, elle chassa sa main et dessina un sourire qui avait la prétention de l'arrêter dans son élan fou. Mais Léandre avait un esprit libre. Il s'était enfui de chez ses parents à plusieurs reprises, prenait des décisions en écoutant sa passion et n'avait aucun scrupule à rayer les personnes de sa vie qu'il considérait comme inutiles. Son père, par exemple. Alors ce n'était pas face à cette tentative vaine de le repousser qu'il allait renoncer.
— Tu sais ce que m'a dit Simon après la soirée au complexe ?
— Rien qui ne m'intéresse, le coupa-t-elle en faisant mine de se lever.
Mais il la retint par le poignet.
— Il m'a proposé de te partager.
La partager. Comme s'il parlait d'une chose, d'un objet.
— Tu dis des conneries.
— Tu me connais Emma, je n'aime pas mentir. Par contre, j'aime bien qu'on me rende mon dû.
— Lâche-moi.
Mais il avait déjà glissé ses mains sur sa hanche et la bloqua contre le dossier du canapé. Plus loin, dans ce qui aurait pu être la cuisine ou le vestibule, elle entendit des éclats de voix. Elle voulut appeler Simon mais Léandre écrasa ses doigts contre sa bouche. L'instinct de survie prit le dessus. Elle battit des jambes, chercha à le frapper mais il appuya tout son poids dessus. Elle le sentait sur elle, trop près d'elle. Son dos se cambra quand il baissa son jogging. Son cri fut étouffé. Les éclats de voix continuaient. Elle allait mourir. Ce fut la première pensée avec du sens qui traversa son esprit. Elle allait mourir, il allait la tuer. Elle enfonça ses ongles dans son bras.
— Arrête de bouger putain.
Puis les éclats de voix approchèrent et Léandre se figea. Il y eut un silence. Bref. Puis soudain, une voix familière éclata.
— Espèce de connard !
Le temps que l'information remonte dans l'esprit de Léandre, Sasha le tirait déjà par son tee-shirt et le jeta vers la télévision. Le cri d'Emma put enfin se libérer et elle se pencha en avant, cria, eut l'envie soudaine de vomir. Son frère enfonçait son poing dans la face de Léandre, étalant du sang sur le carrelage marbré. Ce dernier ce mit à hurler, essaya de retourner les coups, en vain. Sasha continuait. Compulsivement. Le temps que Simon arriva à les séparer, le visage de Léandre n'était plus qu'une boule tuméfiée.
— Tu la touches encore une fois et j'enfonce ton crâne dans le mur !
Il l'aurait fait si Simon ne s'était pas interposé. Emma observait avec une poitrine bloquée, dans l'impossibilité de se redresser. Son cœur allait finir par exploser à force de battre avec autant de force.
Même si Léandre était à terre, à présent, elle sentait encore sa main sur sa bouche et son regard brillant la dévorer en silence.
— Viens, on s'en va, lui intima Sasha en l'aidant à se lever.
Ses jambes tremblaient. Elle aurait voulu demander si c'était Timothée qui lui avait dit où elle se trouvait, mais rien ne sortit de sa gorge. Tout était congelé.
— Non, attends, tu peux pas l'emmener comme ça ! s'insurgea Simon.
Elle s'écarta légèrement de son frère pour traverser elle-même le salon, s'éloigner de lui et de son ami, s'éloigner de cette maison.
— Emma !
Le regard qu'elle lui lança quand elle se retourna l'arrêta net dans sa course.
— Tu voulais me partager ? réussit-elle à articuler.
Ça oui, elle arriva à le dire. L'expression de Simon se troubla.
— Quoi ?
— Rien. Laisse tomber.
Il voulut s'approcher d'elle mais Sasha le poussa vers l'arrière. Elle en avait assez vu, de toute manière. La voiture de son frère l'attendait devant le portail. Simon avait dû lui ouvrir puisqu'il ne savait rien de son désir de se cacher. Penser à lui lui fit trop mal. Elle préféra marcher. Poser un pied devant l'autre. Elle s'appuya sur la carrosserie quand elle fut assez près.
— Tu veux que je t'aide ? proposa doucement Sasha dans son dos.
— Non, c'est bon, souffla-t-elle.
Elle se souvint alors du moment où elle avait écouté du Aznavour dans sa voiture. Ce moment où la vie était belle, où elle savourait le vent chaud dans ses cheveux, au volant de sa voiture. Dans cette chanson, il disait regretter ses vingt ans. C'était ironique qu'elle écoute ça.
Parce qu'elle avait vingt ans et elle regrettait déjà.
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