20. Alexandre

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Le Palais des Papes s'élevait dans toute sa hauteur, imposant au milieu des boutiques et des magasins à souvenirs. Ses pierres vieilles de plusieurs siècles tenaient toujours, solidement accrochées entre elles. Pas une qui ait décidé de partir. Finalement, même les murs avaient quelque chose à enseigner.

William surveillait la place. Adossé contre les pierres, les mains dans les poches et le regard attentif, avec une boucle qui tombait au-dessus de son œil. Ils avaient été à deux doigts de le faire. À deux doigts de le sentir en lui, d'avoir son odeur incrustée sur sa peau. Si seulement Liam avait choisi un autre moment pour dégainer une arme et menacer la vie de sa sœur.

— Qu'est-ce qu'elle fout ?

Madden était censée les rejoindre à quinze heures dix et il était quinze heures quinze. La patience n'avait jamais été le point fort de William.

— Elle va arriver.

En effet, elle arriva. Avec sa petite robe noire et son bandeau assorti dans les cheveux, elle représentait la Madden Scott parfaite. Son style vestimentaire n'avait jamais changé depuis tout le temps qu'il la connaissait.

— Enfin tu daignes te montrer, grommela William.

— Du calme, c'est pas un rendez-vous non plus.

— On avait une question pour toi, lança directement Alexandre. Pourquoi es-tu allée chez Violette la semaine dernière ?

Elle le fixa durant de longues secondes. Une vieille dame passa avec son chien qui aboya contre les pigeons. Des touristes ressortaient du vieux monument historique avec d'immenses sourires.

— Parce que j'en avais envie, fit-elle en croisant les bras sur sa poitrine.

— La vraie raison, insista William.

— Pourquoi vous voulez la savoir ?

— Ça a un rapport avec de la drogue ?

Il toucha juste puisqu'elle se pinça la lèvre. Puis elle plissa les yeux de suspicion.

— Comment tu sais ?

— Viens.

Alexandre les mena vers le parc. Les fleurs commençaient à faner. Les oiseaux chantaient encore, quelques cigales survivaient. Le soleil était chaud mais un vent froid soufflait. William s'assit sur un banc avec Madden à côté et Alexandre s'installa sur les pierres du muret, face à eux. Sa jupe se souleva légèrement et elle appuya une main dessus pour la retenir.

— Mon cousin est venu me voir, il y a quelques jours, commença-t-il. Il voulait deux cent mille euros.

— Pourquoi ? Je veux dire, d'où viennent ces deux cent mille euros ?

— Liam ne vend que de la drogue. Leila et Emma lui ont acheté un bon paquet, et parmi toute la variété qu'elles voulaient essayer, le GHB.

Alexandre surveilla ses réactions et ne vit aucune surprise. Plus du... soulagement ?

— Tu as fais le lien, je suppose, reconstitua-t-elle.

— Oui.

— Moi aussi.

Autant William que lui la fixèrent assez longtemps pour qu'elle songe à expliquer.

— Emma avait de la drogue dans son armoire. En partant, Sasha m'a confié qu'il soupçonnait Leila de s'en être servi, puisqu'Emma ne paraissait pas en consommer. Quand je suis rentrée chez moi, j'en ai parlé à ma sœur et elle s'est mise à chercher.

Elle ramena une mèche qui fouettait sa joue derrière son bandeau.

— Elle a trouvé. Alors je suis allée jusqu'à Arles pour chercher une preuve dans la chambre de Leila. Tu te rends compte, si Leila a drogué Erwin ça veut dire qu'il...

Ses yeux se mirent à briller. Joie ou tristesse, il n'arriva pas à savoir. Peut-être un peu des deux.

— Qu'il n'a pas menti, compléta William. Je sais.

Un pigeon avançait discrètement vers son pied, en quête de nourriture. Alexandre le chassa d'un geste brusque.

— Emma savait depuis le début, continua-t-il. Elle n'a rien dit.

— Pourquoi, parce qu'elle a suivi Leila quand elles ont acheté la drogue ?

— C'est surtout elle qui a tout planifié pour voir Liam. En m'utilisant pour obtenir son contact.

Alexandre perçut la douleur dans sa voix. Il lui avait tout raconté, même s'il avait dû insister pour obtenir certains détails. Le pistolet braqué sur Chloé, le tir qui l'avait manqué de peu, la prise de son cousin sur sa sœur et son ventre. Il n'avait pas confié la manière dont il l'avait persuadé de ne pas tirer, mais c'était certainement sans importance. Sa colère contre Emma était compréhensible.

— Je ne l'imaginais pas capable d'une telle chose. Surtout que... que c'était pour droguer Erwin et… le violer.

On voyait que découvrir cette vérité la terrifiait. William enfouit son visage entre ses mains.

— Et Raven ? lança brusquement Alexandre, car il venait tout juste d'y penser.

— Quoi Raven ? fit Madden avec une voix un peu moins agréable.

— Elle n'a pas poussé Leila à coucher avec Erwin puisque c'est Leila elle-même qui est allée acheter le GHB pour le droguer.

— Elle a peut-être poussé Leila à acheter cette drogue, fit Madden dans un haussement d'épaules.

— Tu lui en veux autant que ça ?

— Quoi ?

William se redressa en soupirant.

— Alex a raison. Il est très peu probable que Raven ait forcé Leila à acheter le GHB, soyons réalistes. Sachant qu'en plus, si Leila a menti à propos de son père, elle a pu mentir pour d'autres choses.

— Comme la vidéo, compléta Alexandre.

Leila aurait drogué Erwin pour pouvoir coucher avec lui tout en prenant bien soin de filmer. Même si ce scénario était fort inquiétant, il était plausible. Le problème était pourquoi. C'était ce qui leur échappait à tous et ce qui enlevait tout le sens à leur découverte.

— On ne peut peut-être pas demander la vraie version des faits à Leila, mais je suis certain que Raven ou même Emma savent des choses, continua William. Lucas aussi, à savoir. Ils ont été les principaux acteurs de tout ce film.

— S'ils savent quelque chose pourquoi ne pas nous avoir tout dit avant ? demanda alors Madden.

— Ils avaient peur qu'on ne les croient pas, sûrement. Déjà qu'on a eu du mal à accepter que Leila avait menti à propos de son père dans sa dernière lettre, je n'imagine pas le reste.

— Il faudrait qu'on se réunisse tous et qu'on leur demande la vérité.

— Et il faut que Memphis soit là aussi pour y assister, reprit Alexandre. Raven a souffert à cause de l'opinion publique qu'on avait d'elle, alors si quelque chose sort, il faut que tout le monde l'entende.

— Ne commence pas à la défendre, grimaça Madden.

— Je ne la défends pas, j'essaie juste d'être objectif et de comprendre ce qui s'est vraiment passé.

— Raven était jalouse de Leila et voulait Lucas pour elle, c'est un fait.

— D'accord mais ce n'est pas parce qu'on est jaloux de quelqu'un qu'on mérite d'être traité d'assassine.

— Je dis juste qu'elle a sûrement fait quelque chose de mal quelque part.

— Tu pars d'un principe qui n'a aucune base.

— Oh, c'est bon les deux, les coupa William. On ne sait pas ce qui s'est passé, arrêtez de vous chamailler comme des gamins. Ce dont on a besoin c'est la foutue vérité. Et la meilleure façon de la leur sortir du nez et que Memphis soit au courant de tout, c'est d'organiser une soirée.

Madden lui jeta un regard noir.

— Je n'ai aucune envie de me donner en spectacle.

— Tu veux tirer un trait sur tout ça princesse ? Et bien tu vas devoir y passer. De toute façon, tu as été le spectacle depuis que ton nom a été affiché sur le Mur, alors je ne vois pas la différence.

— Moi je la vois. On va déballer notre vie privée, gratuitement et...

— Il n'y a pas de vie privée quand on est nommé, tu le sais.

— Erwin va apprendre qu'il a été violé en public, tu veux vraiment ça pour lui ?

William fixa ses pieds, l'air hésitant.

— C'est nécessaire.

— Nécessaire, cracha Madden. Tu sais quoi, organise ta petite soirée, fais nous tous venir mais prends soin de regarder bien en face ton ami quand il apprendra ce qu'on lui a fait. Tu le regarderas lui puis autour de toi. Et tu verras que les gens n'en ont rien à foutre du nécessaire. Tout ce qu'ils veulent, c'est se divertir.

— Si on ne fait pas ça, Raven risque de se faire passer pour ce qu'elle n'est pas le restant de sa vie.

— Je m'en fous de Raven. Celui que je veux protéger, c'est Erwin.

— C'est trop tard pour ça.

Elle parut blessée par ses mots. Mais, conservatrice de son égo, elle lissa sa jupe et se leva sans montrer un quelconque signe de douleur.

— Je vais lui dire moi-même, à Erwin.

— Non, ne fais pas ça.

William se leva également, conservant la même hauteur entre eux.

— Et pourquoi ?

— Parce qu'il ne comprendra pas. Il faudrait tout lui expliquer et on a à peine la moitié des informations.

— Ou alors on les a toutes. La seule chose qui a changé, c'est qu'au lieu d'avoir convaincu Erwin de coucher avec elle, Leila l'a carrément drogué. Mais la vidéo, c'est sûrement Raven qui l'a publiée. Et dans ce cas, on reste dans la même situation.

— Sauf que tu n'en sais rien, alors ne dis rien.

Madden garda le silence durant quelques instants, complètement immobile. Puis elle souffla et tourna les talons.

— Faites une soirée restreinte, alors.

Et elle s'en alla. William la regarda partir avec tristesse, les mains dans les poches. Alexandre lui, ne sut où se positionner. Et il avait du mal à reconsidérer la réalité, surtout quand ce qu'ils venaient de découvrir n'était pas tout à fait certain. Il aurait pu se passer des millions d'autres choses. Ils n'avaient que l'indice de la drogue en main et s'imaginaient déjà tout savoir.

Ils rentrèrent au domaine et furent appelés pour manger. Son père était d'une particulière bonne humeur, fredonnant de la cuisine jusque dans la salle à manger avec le plat de jambon dans les mains. Le chat huma l'odeur mais sa mère le chassa en tapant des mains. Celle-ci, quand Alexandre s'assit à sa place, l'observa d'un air suspicieux. Ils commencèrent à manger, conversèrent sur la maison de son grand-père, les travaux à y faire, la révision prochaine de sa voiture puis tout à coup, sa mère le regarda lui, puis William puis lui à nouveau. Il n'y tint plus et soupira en reposant ses couverts.

— Quelque chose à dire maman ?

Elle tourna son regard vers son mari qui hocha doucement la tête.

— Il y a quelque chose qu'on devrait savoir entre vous deux ?

Heureusement qu'il n'avait rien dans la bouche ou il se serait étouffé avec. William noya son sourire dans son verre d'eau.

— Euh, non pourquoi ?

— Je ne sais pas, vous passez vos journées ensemble, William occupe ta chambre, dort dans ton lit et se colle contre toi sur le canapé, je sais que vous êtes meilleurs amis mais quand même...

Le fait que son père le fixe avec autant d'insistance le mit mal à l'aise.

— Écoute maman, si ça te dérange qu'il soit ici tu peux...

— Non non, ce n'est pas ça mon chéri. C'est juste que, te connaissant, ça me paraît suspect.

— Me connaissant ?

— Tu as vingt ans et tu n'as jamais touché une fille de ta vie, lâcha son père en agrippant la bouteille de vin. Il faut bien que tu touches quelqu'un.

William cacha son rire par une quinte de toux. Alexandre l'assassina du regard puis se racla la gorge pour affronter son père. Ce repas était un vrai carnage.

— Et qu'est-ce que tu en sais ?

— Je le sais, c'est tout.

Le chat sursauta quand la chaise crissa sur le carrelage.

— Non tu ne sais rien du tout, déclara-t-il sèchement avant de partir de table.

— Alex, on ne voulait pas t'incommoder, reviens s'il te plaît, plaida sa mère.

Parfois il se disait qu'il était vraiment bien tout seul à Cannes, avec ses amis autour de lui et aucun de ses parents pour imposer ce genre de conversation en plein repas. C'était sa vie, ses choix, il n'avait pas à en discuter. Et non, son père ne savait rien de lui, s'il savait il ne demanderait pas. Il entra dans sa chambre et s'assit sur son lit, les jointures de ses doigts blanches. Il avait haï ce moment où tous les regards convergeaient dans sa direction. Il avait haï cette phrase de son père, "il faut bien que tu touches quelqu'un". Comme si c'était le dernier choix à prendre.

La porte s'ouvrit doucement. William s'engouffra dans la pièce et referma derrière lui.

— Ce n'était pas la peine de t'énerver.

— Je ne me suis pas énervé.

Il s'installa plus confortablement sur le lit et alluma la télévision. Il tomba sur le journal régional, zappa et se retrouva face à un vieux film dont il ne reconnaissait même pas les acteurs.

— Alex, regarde-moi.

— Quoi encore ? soupira-t-il.

Il le regarda. William était collé contre le mur, une expression presque amusée plantée sur ses traits, comme s'il ne s'agissait que d'une blague. Mais peut-être qu'il avait raison, peut-être qu'il n'y avait pas de quoi s'énerver.

— Ils m'ont demandé si on sortait ensemble.

Il retint sa respiration le temps d'une réponse.

— J'ai dit oui.

Oui. Il avait dit oui.

— Pourquoi ?

— J'aurais pas dû ?

Une légère surprise coula dans ses yeux.

— Si, dit-il simplement.

Il esquissa un sourire. Sur l'écran de la télévision, une robe blanche tranchait avec l'obscurité d'une forêt. Un jeune homme ouvrait la fenêtre et fixait l'indice qui venait tout juste de s'échapper. William s'installa à côté de lui puis posa sa tête sur ses genoux. Il avait l'ordinateur sur lui. Un autre jeune homme traversait les bois, lui aussi ayant perçu le mouvement. Alexandre enfouit ses doigts dans ses cheveux, les caressant lentement. Ils étaient doux et il aimait particulièrement ses boucles courtes. Le jeune homme continuait de lutter contre la nuit, avançant pas à pas.

— C'est quoi comme film ? demanda William d'un air détaché.

Alexandre attrapa la télécommande, changea momentanément de chaîne pour y revenir.

— Le jardin des Finzi-Contini, lit-il.

— Jamais entendu parler.

Il continuait de trafiquer son ordinateur tandis que sur la télévision, le jeune homme des bois arrivait vers une fenêtre. La tête d'une jeune fille apparut, un homme à ses côtés. Il la regardait. La musique montait dans les aigus, certainement pour ajouter un effet dramatique. Mais comme Alexandre n'avait pas vu le début, il ne savait même pas qui venait de tromper qui.

— On sort vraiment ensemble du coup ?

— Oui, si tu veux.

La fille regardait fixement l'homme dont elle venait de blesser les sentiments. La nuit le recouvrait, on aurait presque dit qu'il n'existait pas.

— Putain de merde, lâcha brusquement William. Alex, regarde ça.

Il quitta des yeux le film pour regarder ce qu'il faisait. William était sur YouTube et soulignait l'adresse d'une vidéo.

— Tu vois ça ? C'est une vidéo supprimée. Le même nom que la vidéo de Leila et Erwin.

Alexandre se redressa légèrement, tout à coup happé par le petit écran.

— Où l'as-tu trouvé ?

— Attends, regarde.

Un compte était rattaché à cette vidéo. Il cliqua dessus mais il n'y avait aucune photo, et comme nom, un seul point virgule. Mais il se rendit dans une section dont Alexandre ignorait l'existence et tomba directement sur un profil. En gros sur la bande, il y avait marqué "Leila <3". Elle avait mis une photo d'elle en train de sourire. En dessous, plusieurs vidéos qu'elle avait dû faire pour le lycée et qui datait de plusieurs années s'affichaient.

— Ça veut dire quoi ça ?

— Ça veut dire que Raven n'a pas publié la vidéo.

L'homme derrière la fenêtre recula et partit.

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