Chapitre 2 (1/2)
Seulement bien plus tard dans la soirée, Ambre comprit. Après plusieurs heures de discussion animée et de regards pleins d'espoir, après qu'Owen soit parti travailler, après qu'Ambre ait fait ses comptes de la journée - presque zéro, une fois passée la surprise de recevoir un appel du petit ami d'Elena, après qu'il lui ait appris avec une inquiétude non dissimulée que sa belle n'était pas venue à leur rendez-vous, qu'elle n'était nulle part et qu'il espérait qu'elles soient encore ensemble, après qu'elle ait raccroché avec les yeux encore exhorbités, Ambre comprit. Elle eut la réponse au départ soudain d'Elena quand elle se revit écrire les six lettres de son prénom à l'encre noire sur la feuille de la machine à écrire. Et si les histoires d'Andrej Levi étaient vraies ? Et si la machine à écrire l'avait piégée ? Le temps semblait se suspendre entre ces quatre murs. La pendule derrière le comptoir ne battait plus le rythme des secondes. Le silence sifflait à ses oreilles, assourdissant. Elle s'imagina que la lumière disparaissait, que le noir l'envahissait. Qu'il ne restait plus qu'une poursuite qui scrutait la machine de son œil blanc, sa feuille noircie de quelques mots. Quelques mots dont « Elena ». Prisonnière. Elle pensait pouvoir l'entendre supplier son aide, son appel résonnant contre le métal de la machine comme dans les cauchemars de son enfance. Son souffle accéléra un instant. Elle le ralentit aussitôt. Ambre refusait de se laisser gagner par la panique. Pas cette fois. Elle prit une grande inspiration et le monde se remit à tourner. Elena avait besoin d'elle. Elle avait besoin d'Elena. Le secrétaire de son grand-père, à l'étage, n'avait pas encore été vidé. Elle y avait récupéré la machine à écrire, elle pouvait peut-être y trouver un manuel ou une note. Quelque chose qui l'aiderait ? Elle arracha donc la feuille maudite qu'elle avait créée et grimpa les marches de l'escalier quatre à quatre. Elle avait passé des heures à écouter les récits de cette magie mystérieuse, à fabuler sur ce que son grand-père écrivait lorsqu'elle prétendait faire la sieste après le repas. Le grenier sentait toujours ce mélange si particulier d'encre, de vieux bois et de fumée de cigarette. En poussant la porte pour y entrer, l'odeur l'enveloppa et la replongea presque deux décennies plus tôt. Andrej Levi écrivait tout sur cette machine. Même lorsqu'il eut l'opportunité de la troquer contre un ordinateur, il plissa le nez et se remit à taper sur les lettres rondes de son engin. Jusqu'à la fin, Ambre restait ici autant qu'elle le pouvait, à travailler blottie dans la couette élimée du lit sous la fenêtre, dans les vapeurs du café qui chauffait sur la gazinière près de la porte. Combien d'heures passées ici ? Elle traversa la petite pièce sans quitter son objectif des yeux, tira le tabouret et s'assit au secrétaire. Andrej Levi vivait dans ces dix mètres carrés, elle également pendant les weekends et les vacances. La boutique ne leur permettait pas d'avoir un autre toit. Désormais qu'il n'était plus là, seule l'odeur du café chaud avait disparu. Sa petite fille ouvrit les tiroirs du meuble un par un, fouillant minutieusement chaque recoin, sans trop savoir ce qu'elle pouvait trouver pour l'aider. Mais Ambre ne pouvait s'imaginer que son grand-père ait gardé un objet si dangereux avec une malédiction que l'on ne pouvait pas conjurer. Il y avait forcément un moyen, il lui fallait juste un indice. Elle passa ses doigts sur chaque minuscule espace qu'offrait le bois clair. Elle avait fait cela des centaines de fois déjà, pendant ses soirées de chagrin et de larmes qui ont fini par se tarir. Il n'y avait rien, rien de rien. Elle en était absolument certaine. Elle se laissa tomber du siège sur le lit ; le matelas grinça sous son poids. Elle ne devait pas laisser le découragement la gagner. Quelqu'un pourrait lui venir en aide ? Elle attrapa son téléphone et appela… Qui ? Elle allait composer le numéro d'Elena... C'était la seule personne qui lui restait, après que son père ait abandonné sa mère, que sa mère l'ait abandonnée chez son grand-père, après que son grand-père l'ait abandonnée en mourant. Elle chassa d'une main l'eau sur ses joues. Comment pouvait-on passer si vite d'un sentiment à l'autre ? Quelques heures plus tôt, Owen lui faisait perdre la notion du temps, et là, chaque seconde qui passait enfonçait un couteau de plus dans ses plaies déjà béantes. Elle fouilla son répertoire, mais personne n'était assez proche d'elle pour qu'elle ose demander de l'aide. Elle regarda la feuille maudite, puis sur son écran de téléphone, et ses yeux passèrent rapidement de l'un à l'autre. Ils attendaient un miracle. Il vint. Une vibration, numéro inconnu :
J'ai terminé la répétition plus tôt, veux-tu qu'on dîne ensemble ? Je vou
Elle ne lut pas le message en entier. Elle ne se demanda pas comment il avait eu son numéro. Elle n'avait plus que lui. Elle sauta sur son téléphone et passa l'appel. Il arriva très rapidement, paniqué par le ton d'Ambre, et la trouva, tremblante, roulée en boule sur le matelas, serrant entre ses doigts la feuille de la machine à écrire. Il ne dit rien et s'assit près d'elle. Elle réussit à lui expliquer tant bien que mal. Il devait la prendre pour une folle, mais cette pensée n'effleurait même pas son esprit. Parce qu'il était là, parce qu'elle n'était plus seule, elle laissa la panique la gagner et s'abandonna contre lui. Il passa une main autour de son cou - effleurant le petit renard sur le haut de sa nuque - et caressa de l'autre ses joues constellées de taches de rousseur. Il n'y avait rien d'autre à faire.
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