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Paris, 25 mars 1720

Une fièvre agite le grand hôtel de Conti en ce glacial lundi matin. Martin court pour vérifier que les trois fourgons sont bien là à attendre, que le carrosse, celui destiné aux sorties furtives, sans armes sur les portières, est attelé.

L’habillement se déroule rapidement, sans les agacements coutumiers de mauvais ajustement de telle ou telle pièce, tandis que son maitre grignote une collation légère.

Avant de démarrer, le valet fait un détour par sa mansarde, présentant un dénouement. Il glisse sous sa chemise les coupons qu’il a acquis plus d’un an auparavant, à tout hasard, guidé par une intuition lui dictant d’imiter les gestes de son maitre.

Un événement important est en train de se produire. Martin ignore ce qui se trame, ne comprenant rien à ces affaires qui dépassent sa position de domestique. Il devine qu’il s’agit sans doute de la fameuse Banque générale, si chère au Prince, au vu de la procession des personnages qui ont rendu visite ces deux derniers jours. Il avait fréquemment accompagné son maitre pour porter des sacs de louis à ce comptoir pour en revenir avec des liasses de papiers. Il avait entendu ces aristocrates dire pis que pendre de ce monsieur Lass, ou Lau.

Son Altesse lui indique de faire marcher les fourgons en ordre dispersé, en suivant la rue du Roule, et de les faire stationner rue de la Fer pour attendre les instructions. Il s’agit donc bien de la rue Quincampoix !

Une fois les dispositions transmises, Martin revient pour accompagner le carrosse à pied. Il est en habit simple, sans la livrée, selon les ordres. Martin est habitué à ces sorties discrètes, puisque, en sa qualité de premier valet de chambre, il est en charge de les organiser. Depuis son entrée à l’hôtel, il a su conquérir la confiance de ce maitre, souvent qualifié de disgracieux et de malfaisant. Il n’en a cure et s’applique à satisfaire les extravagances de son seigneur. Il a bâti un réseau de connaissances, pas toujours recommandables, lui permettant de réaliser ces besognes spéciales. Sur demande de son maitre, c’est également lui qui conduit dans l’hôtel les personnes à introduire subrepticement : grands, gourgandines, messagers…

Aussitôt la porte cochère franchie, ils traversent le Pont-Neuf, déjà encombré, malgré l’heure matinale, des marchands et de leurs frêles étals. Derrière les toiles qui flottent au vent, il aperçoit les morceaux de glace sur le fleuve. La semaine précédente, la débâcle avait commencé, attirant les badauds par le boucan des craquements et le charivari des plaques. Puis le nordé avait ramené le froid, figeant le chaos. Des flocons hésitants flottent, les bêtes fument et les passants se déplacent d’un pas vif, ne prêtant aucune attention à cet équipage discret.

En précédant le landau, Martin se souvient de sa décision d’imiter son maitre, un soir, plus d’un an auparavant, à cause d’une phrase lâchée par le Prince, abruti encore une fois par le vin :

— Dommage, Martin, que tu ne sois pas riche ! Tu achèterais quelques actions de ce bon monsieur Law, tu verrais la fortune couler à toi !

Il avait alors rendu visite à des prêteurs, des gens désagréables qui vous commandaient de signer des papiers mal écrits, finissant par emprunter plus de vingt fois ses gages annuels, autant dire trente fois, maintenant, avec les intérêts.

Si le quai de la Ferraille est dégagé, contourner le Grand-Châtelet pour atteindre la rue Saint-Denis s’avère laborieux. Ce quartier reste infernal toutes les heures du jour. Le Prince trépigne en cognant le carreau. Le serviteur avance devant, éloignant les manants, en respectant l’interdiction de mentionner la personne cachée derrière les rideaux de la voiture. Il se contente de crier : « Place, place ! ». Le passage de la rue Trousse-vache, bloquée par un déchargement de futs, lui vaut quelques invectives de la part de l’irritable personnage. Martin est accoutumé à ces mots hargneux, ce qui ne l’empêche pas de continuer à écarter la cohue. Ils finissent enfin par arriver rue Quincampoix, face à l’hôtel. À cause de l’heure matinale, ou du froid, l’imposant Suisse habillé de vert, gardien symbolique de ce lieu, ne se tient pas encore devant l’entrée.

Le Prince demeure dans son landau, les pieds sur sa chaufferette, et envoie son valet, muni d’une énorme sacoche emplie de papiers, régler l’affaire, avec obligation de venir immédiatement lui rendre compte. Les préposés aux écritures le reconnaissent, puisqu’il est le commissionnaire habituel, chargé du portage des lourdes poches de louis d’or ou d’écus d’argent du carrosse vers la banque. Martin remet les titres. L’employé se lève pour aller consulter monsieur Vertmontier, le premier secrétaire de monsieur Law. Le fonctionnaire sort de son bureau, ignore hautainement le laquais et se dirige vers la voiture. Le conciliabule à l’intérieur dure, puis le banquier ressort, le visage défait. Il indique au domestique que tout va être exécuté selon les désirs de son Seigneur et qu’il peut faire avancer les charriots. Un peu de patience est cependant requise, car cela nécessite de nombreux sacs à préparer et oblige à mobiliser un grand nombre d’hommes. Pendant que cela s’organise, le serviteur montre ses propres papiers. Le guichetier hausse les yeux sur lui, puis les épaules, avant de marmonner qu’il sera opéré comme pour le Prince. Il lui glisse une feuille sur laquelle est inscrite la somme qui va lui être remboursée. Martin ne réagit pas, alors que le sol vacille sous ses pieds. Il est devenu extraordinairement riche, presque millionnaire ! Pour lui qui ne connait que les sous et les deniers, ce montant faramineux de livres tournois ne représente rien.

Il se force à dissimuler son trouble. Fébrile, il part à la recherche du premier fourgon qu’il fait avancer jusque devant la porte sur le côté de la Banque. Pendant le chargement, il voit au travers du rideau légèrement écarté la face de son maitre, avec un regard effrayant. Ce dernier l’appelle d’un signe de la main.

— Martin, vous ferez mener le charriot jusqu’à mon hôtel dès qu’il sera chargé. Qu’il nous attende dans la cour, surtout pas sur le quai !

Le char, débordant, se met à rouler doucement sous la charge. Martin ordonne au deuxième d’approcher, puis au troisième équipage. Il tape du pied, se démène pour se réchauffer et se protéger de ce vent froid qui dévale la rue. L’artère est agitée, mais le transbordement se déroule discrètement, sans attirer l’attention.

Quand le troisième attelage s’éloigne, des poches restent, en nombre conséquent. Le valet balaie la voie des yeux et avise un charretier en train de repartir sa livraison terminée. Il le réquisitionne au moyen de quelques pièces. Martin achève le déplacement des sacs lorsqu’il voit tourner le landau du Duc de Bourbon. Il se présente évidemment pour la même affaire : ils se sont certainement entendus ce dimanche. Son arrivée en grand train interroge les passants et les clients de la Banque. Des rumeurs commencent à monter alors que les dernières sacoches sont enfournées dans le carrosse, au pied du Prince maugréant. Ce dont le haut passager ne se doute pas, c’est que ces ultimes sacs correspondent pour partie à la fortune que Martin vient d’acquérir. Ce dernier est trop préoccupé pour oser s’amuser de la situation.

Les fourgons et la charrette progressent sans encombre jusqu’à l’hôtel. Selon les ordres, les balluchons alourdis sont rangés dans l’ancien silo à grains. Il est contraint de rameuter la presque totalité des domestiques mâles pour décharger cette pesante fortune. Martin supervise discrètement le bon déroulement du déménagement, s’esquivant régulièrement vers sa chambre avec un des sacs lui revenant. Tard le midi, tout est terminé, les voituriers payés et renvoyés, la clé de la remise, ainsi que tous les papiers de la transaction sont dans les mains de son Seigneur, qui affiche une grande satisfaction de cette affaire. Son valet n’a jamais vu le disgracieux aussi heureux. Cela a été une opération délicate et Martin s’est démené pour sa bonne fin. Même habitué aux méthodes dédaigneuses de son maitre, il aimerait recevoir un mot de compliment pour ce travail dont il se sent fier. Aujourd’hui, cela lui est égal ! Il vient d’obtenir sa liberté dans des conditions fabuleuses. À son tour, il ose mépriser ce seigneur sans vergogne, se gardant bien de le montrer.

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