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Paris, 24 mars 2019.
Le ronronnement de l’imprimante déclenche un grognement de Nathalie, à moitié endormie sur son livre, au chaud sous un plaid. Les deux filles sont dans leur chambre, sans doute à chatter. La froide brouillasse nous a découragés de notre ballade dominicale, chacun préférant se recroqueviller dans son cocon.
J’en ai profité pour écrire ce premier chapitre. Dans des chemises, soigneusement datées, les documents classés de cette saga attendent. Nous avons mis plus d’un an à tout classer. Cette histoire leur est connue, mais j’ai besoin de la compiler, de la transformer pour en faire MON histoire. J’ai trop souffert de son ignorance.
Nathalie est réveillée, l’œil curieux.
— Donne !
Je lui tends les feuillets.
— Ça commence bien ! Tu as remarqué la date ? Il y a juste trois cents ans ! À un an près !
— Tu as raison ! Je n’ai pas percuté ! Par contre, j’ai calculé : si Martin est la génération 1, je suis la 10. C’est fabuleux !
Elle ne m’écoute déjà plus. Je mets un peu d’ordre sur le bureau, guettant son verdict. Je sais qu’il sera franc, mais en évitant les termes blessants. Je la connais depuis plus de trente ans, et sa prévenance n’est pas la seule explication de notre attachement.
Elle vient de poser ma prose. Elle doit chercher ses mots. J’attends.
— J’aime bien !
Me déclenchant automatiquement :
— Mais…
— D’abord, tu nous jettes directement dans les embouteillages du Paris de l’époque ! Un peu de contexte, s’il te plait !
La médiéviste languedocienne, professeure, commence son cours :
— 1720 : Louis XIV est mort cinq ans auparavant. Louis XV a dix ans et la régence est assurée par Philippe d’Orléans, qui tente de décoincer le pays ankylosé après un règne de soixante-douze ans, d’où, notamment, cette idée géniale de banque.
— Tu as raison ! Mais je ne veux pas faire une histoire de France, seulement celle des Martin de Jonhac.
— Si tu ne dis pas que l’idée d’émettre du papier contre les dépôts en or était une première et que cela aurait fonctionné sans la spéculation de ton cher prince et autres grands traficoteurs, il manque un aspect de la personnalité de ce seigneur. Tu le survoles de trop et tu ne le nommes qu’à la fin ! Tu as honte du service de ton ancêtre ?
— Pas du tout, mais c’est hors sujet. Je n’ai rien mis sur le Prince, alors que j’ai trouvé autrement croustillant que ses manipulations spéculatives ! Louis-Armand de Bourbon-Conti, Prince du sang en tant que membre de la Maison de Bourbon, sur une branche cadette des Condé. Ne m’en demande pas plus sur la généalogie ! Pour le reste : à l’époque, ce petit prince était surnommé « le bossu », ou « le singe vert ». Dans cette maison royale, à force de se croiser entre eux, pas étonnant qu'il en ressorte quelques monstres ! Louis-Armand était un dégénéré. Il hérite du titre quand il a quatorze ans, Martin, la vingtaine alors, devient son premier valet. Il devait savoir le prendre et le supporter. Il est resté onze ans au service de ce taré ! Ça crée des liens !
« Il y a eu l’affaire de la vérole. Martin était forcément au courant et sans doute impliqué !
— Raconte !
— On imagine bien la vie de Louis-Armand qui devait fréquenter assidument les prostibules, en particulier celui du faubourg Saint-Martin où a eu lieu la contamination. Avec son laquais comme accompagnateur, l’attendant docilement à la porte et veillant à la discrétion. Quand Son Altesse Sérénissime a attrapé le luès, selon le terme du 18e et a décidé son ignoble vengeance, il n’est pas impossible que Martin se soit proposé de trouver le garçon boucher chargé de l’opération.
— Quelle opération ?
— Faire insuffler « dans sa partie basse » de l’air à cette pauvre fille pour la punir, jusqu’à son périssement… Je cite !
— C’est abject !
— Oui, pas très sympa le Prince ! Et puis, les tenanciers qui sont accusés de ce crime, lâchés à la vindicte publique, mis en chemise dans une charrette d’infamie, alors que tout le monde connaissait le commanditaire, ce n’est pas terrible.
— Ils vivaient une époque formidable !
— Les Princesses, mère et épouse, ont fait chèrement payer au maladroit son imprudence et le partage de sa maladie honteuse ! Réclusion d’un an à L’Isle-Adam, jusqu’à la guérison. En plus, les remèdes à base de mercure n’ont pas dû arranger sa cervelle. Donc, on peut penser que Martin ait vécu de près tous ces événements.
— Et tout ça, tu ne le mets pas dans ton récit ?
— Le syndrome d’Émile m’a touché, Nathalie ! C’est amusant, mais ça n’a aucun rapport avec l’histoire des Jonhac !
— Je vois que tu as encore autre chose…
— J’imagine bien la suite des opérations. Plus question d’aller dans des maisons spécialisées. Et donc, consommation sur place. J’ajouterais : de jeunes vierges, par prudence. Il fallait les trouver et je vois bien Martin dans le rôle de rabatteur. En tant qu’homme de confiance et de main, il devait assurer cette tâche.
— Vas-y, Séb, continue : comme elles étaient novices, il fallait aussi leur expliquer ce qui allait se passer et Martin les mettait en condition ! Tu fantasmes complètement !
— Pourquoi pas ! Il devait également s’occuper de la partie financière de ces opérations. Le beurre et l’argent du beurre. Le service du « polichinelle » avait du bon ! Martin a dû tout vivre : les beuveries, les jours de dispute avec la Princesse, l’histoire du chien, les soirées de stupre entre hommes. Son maitre était « le mary de bien des femmes et la femme de bien des hommes » ! Je cite encore. Le pauvre serviteur en a vu des vertes et des pas mûres, avec le Singe vert ! On peut en déduire qu’il avait une tête solide.
— C’est très intéressant ! Cela montre un Martin beaucoup plus complexe et malin que dans la version officielle d’Émile.
— Tout à fait, Nat ! Si tu prends le fait qu’il avait réussi à être son premier valet, qu’il s’occupait des « affaires spéciales », qu’il a profité de cette spéculation et instauré sa dynastie, on est devant un sacré bonhomme ! Je ne suis pas sûr, effectivement, qu’il ait été aussi honnête et droit que le raconte la légende. C’est dommage d’avoir perdu la mouture originale de son histoire pour n’avoir que cette hagiographie par Émile. Il faut que je note de revenir sur ce point.
L’heure du diner et l’arrivée de Mathilde et Adelaïde, adolescentes affamées, mettent fin à cette première critique.
En me mettant au lit, je pense au peu d’éléments que nous avons. Sur le père de Martin, nous n’avons rien trouvé. Enfant naturel ou mort du père dans sa jeunesse, on ne sait pas. Même son nom ! Il est toujours désigné comme Martin, simplement. On ignore si sa mère travaillait dans cet hôtel, mais le gamin est entré dans la maison des des Bourbon-Conti vers ses dix ans et a sans doute été rapidement attaché au service du jeune Louis-Armand, de six ans son cadet. Je m’imagine bien une scène dans laquelle le petit dégénéré abuse ou maltraite son serviteur. Ce dernier, encore jeune, sous le coup de la colère ou de la répulsion, se rebiffe et menace le nobliau, prenant ainsi un ascendant sur lui. Cette affaire aurait aussi bien pu se terminer par une séance de fouet ou pire. Sinon, comment expliquer que Martin ait pu rester si longtemps au service de ce seigneur sans scrupules ? Je rejette cette hypothèse, car un domestique, même enfant, n’aurait jamais porté la main sur un maitre. Comment est-il parvenu à ce poste ?
J’en suis à remuer ces questions de détail quand Nathalie me rejoint. Je sens immédiatement qu’il va y avoir une discussion de fond, une explication importante. J’ai horreur de ces échanges, à l’heure où mes neurones se débranchent les uns après les autres. Elle se glisse dans le lit, pose son livre à l’envers et regarde au loin, sans doute au-delà du mur.
— Sébastien…
L’utilisation de mon nom complet confirme l’ouverture de la séance. Je n’arrive pas à deviner l’objet de ce soir. Nous ne nous sommes heurtés sur rien, nos filles ont été charmantes et il n’y a pas eu de catastrophes politiques ou naturelles ou de décision à prendre.
— Pourquoi veux-tu écrire cette histoire ? On a trouvé la cause de la brouille entre ton père et sa mère : ses crimes, selon ton père. Nous avons les grandes lignes. Tu as déjà passé un temps fou avec tes recherches. Tu vas en repasser à écrire. C’est plaisant, mais j’ai envie de faire autre chose avec toi et les filles.
Pourquoi pose-t-elle des questions dont elle connait la réponse ?
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