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Paris, avril 2019
Malgré l’injonction de Nathalie, mon projet d’histoire familiale me taraude. Je ne comprends pas sa remarque ; depuis le début, c’est elle qui m’a poussé et soutenu. C’est elle qui a eu l’intuition de l’ouverture libératrice. Je reconnais que j’ai du mal à admettre que cela tourne à l'obsession, que j’y consacre trop de temps.
Tous les éléments sont prêts, ceux recueillis à Jonhac, triés, et ceux trouvés sur internet et ailleurs, pour compléter. Je dois l’écrire.
Non seulement papa était brouillé avec sa famille, mais un tabou énorme pesait sur le sujet. J’ai l’impression de m’être construit en creux, autour d’un vide, qui était forcément néfaste. Poser ces mots, les malaxer avec ma vie est une évidence de survie. Nathalie le sait !
Dès mon enfance, j’ai souffert d’un trouble étrange, des moments où ma tête devenait vide. Ma vue, mon ouïe, mes sens fonctionnaient, mais mon cerveau se figeait, m'immobilisant dans un état coupé du monde. Ces crises arrivaient par cycles, puis m’abandonnaient. Je n’ai jamais décidé ce glissement. Il survenait pour une minute, une heure ou quelques jours. Je n’ai jamais réussi à identifier les déclencheurs : cela pouvait se produire aussi bien après un stress que dans une période calme et heureuse.
Je vivais avec, les sentant monter, ce qui me permettait de me mettre à l’abri. La plus marquante dura une demi-journée, au lycée. Je suis revenu à moi dans un fond de couloir, en début de soirée. C’était un vendredi soir et le bâtiment était vide, fermé à clé. J’ai passé une partie de la nuit. C’est le veilleur qui m’a trouvé, étendu, endormi derrière la porte que je bloquais. Il m’a libéré, après des explications vaseuses. Quand je suis rentré en pleine nuit, mon père paraissait à peine inquiet. Je flottais encore un peu, des restes de la crise et choqué par l’événement. J’ai été convoqué, avec mon père. L’affaire n’a pas eu de suite.
Nathalie me connaissait ainsi. Quand nous fûmes en couple, elle m’avoua son inquiétude d’une maladie neurologique ou d’un trouble de la personnalité. Elle craignait que cela dégénère et que je devienne absent en permanence. Pour moi, cela avait toujours existé et je ne me sentais pas menacé. Je ne m’étais jamais posé de questions sur ces crises, ne percevant pas leur anormalité, puisque je parvenais à les gérer.
J’ai commencé un ping-pong entre médecins et spécialistes divers et diplômés, parmi les meilleurs de ceux qui prétendaient maitriser le fonctionnement du cerveau ! Aucun ne comprit mes malaises, aucun ne m’aida vraiment.
Pour écarter les conséquences d’un traumatisme refoulé, j’ai passé plus d’une année à raconter mon enfance à une psychologue. Elle m’écoutait, me conseillait évasivement, mais rien ne changeait. Ces troubles avaient une cause réelle, m’expliqua-t-elle, mais cet événement déclencheur devait se trouver en dehors de ma vie. Devant mon incompréhension, elle me demanda si je croyais à la réincarnation. Ce fut ma dernière séance.
Quand nous avons achevé nos études, nous étions déjà en couple, à partager la même envie d’enfants. Nathalie avait peur qu’avec mes « éloignements », selon son expression, je ne sois pas un bon père. Je la rassurais, sachant, je ne sais comment, que ma fibre paternelle serait sans défaut. C’était une interrogation qui m’avait travaillé. La panoplie de spécialistes consultés m’avait tous tranquillisé sur ce point, mon problème ne leur paraissant pas trop pathologique.
C’est Nathalie qui m’avait fait remarquer ma transformation à mon premier retour de Jonhac. Six mois après, elle avait souligné la disparition de ces crises, qui n’ont jamais réapparu.
Je sens que, ce que les médecins et les psys n’ont pas réussi, je peux l’obtenir par cette écriture, définitivement. Quand je lui ai exposé cette réflexion, en réponse tardive à sa question, elle m’a renouvelé son aide et son soutien, avec un soupir. J’ai promis de relâcher la pression.
Il ne s’agit plus que de la gestion de notre emploi du temps !
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