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Paris, avril 2019
Cette petite crise passée, j’avais hâte de reprendre ma saga, mais je me heurtais à un problème.
— Nat, j’ai trop de trous dans mon récit ! Je n’ai que des bribes, surtout au début. Ça va ressembler à une mosaïque abimée sur laquelle on ne parvient qu’à deviner le sujet…
— Et avec tes recherches, tu n’arrives pas à intercaler des morceaux manquants ?
— Non. Je veux que la réalité. Par exemple, je pourrais sauter son voyage à Rodès, mais je trouve ça dommage. Je le vois comme un cheminement initiatique, lui permettant de changer de condition.
— Tu viens de me dire que tu ne voulais que du prouvé, du documenté.
— Oui, mais j’ai aussi besoin de vivre avec eux, de partager leurs émotions.
En fait, j’hésitais sur le quoi et le comment de cette histoire. J’espérais, en l’associant, qu’elle me pardonne un peu ma marotte envahissante.
Sa réponse confirma qu’elle redémarrait pleinement son soutien.
— Tu as raison. On doit sentir la vie, Séb ! On reprend où ? Quand il devient riche subitement et qu’il décide de partir dans ce trou perdu, la région natale de sa mère dont il ignore tout ? L’épisode de la lettre de recommandation est amusant. Dommage que nous n’ayons plus ce billet.
— Il lui fallait simplement traverser la France… Sur le voyage, le récit d’Émile est très succinct. Il ne rapporte que deux points : l’anecdote des lettres de change cousues dans les revers de la veste, sur les conseils de Septfonds, et quand il refuse un soir de se coucher, car il n’a pas une chambre individuelle, même s’il dormait dans ses vêtements…
— Tu imagines la crainte permanente de se faire détrousser pendant tout ce voyage ! Il devait aussi avoir du liquide pour payer les auberges. La proie idéale !
— Un vrai parcours initiatique ! Je ne sais pas si on peut somnoler et rêver quand on est secoué en permanence, entassé dans ces voitures…
— C’était peut-être aussi banal qu’aujourd’hui…
— J’ai cherché : il fallait au moins deux bonnes semaines en diligence ou en chaise de poste pour cette distance. Avec des relais toutes les deux lieues. Une trentaine de kilomètres par jour, des routes en mauvais état, des gargotes plus ou moins bien tenues. Quand tu arrives, tu dois être content ! Et transformé !
— Son voyage a dû être l’épreuve la plus pénible de cette aventure !
— Même avant ! Pièces, papier, pièces, papier, sans rien comprendre. Il a dû faire confiance, totalement. Il fallait un tempérament sacrément trempé. Je l’imagine, observant tout un chacun, tentant de distinguer ce qui permet de passer pour un bourgeois, écoutant les conversations, sans y participer, car je lui ai prêté un caractère réservé de taiseux, d’après les indices posés par Émile. Il apprend son nouveau rôle.
— Sébastien et son imagination ! Tu aurais dû te mettre profileur !
— Mais, Nat, pense aux changements qu’il doit affronter ! Un détail, d’après une remarque d’Émile : à cette époque, on devait parler des patois différents à chaque étape. Il finit en Occitanie, avec une langue radicalement étrangère pour lui.
— Peut-être que sa mère connaissait le rouergat ? Et qu’il le comprenait ?
— Pendant le voyage, la prudence devait l’inciter au silence. On peut aussi supposer qu’il y avait quand même beaucoup de gens qui parlaient le français pointu !
— Allez, Sébastien, enchaine !
— Après, à son arrivée à Rodès, on peut reprendre le récit d’Émile : il n’y a plus rien de scabreux et c’est fort moral. On laisse le texte original d’Émile. Attention au style ! Ce n’est pas le mien, c’est celui du 19e siècle ! Je l’ai juste saisi. Et passé le correcteur !
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