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Rodés, juillet 1720

Après ce périple difficile et combien angoissant, Martin parvient enfin à Rodès, ville farouche, perchée sur sa butte pour élancer sa cathédrale dans le ciel, telle une supplique au Divin, tel un rempart contre ces gens perdus de la religion prétendument réformée qui se terrent alentour. Il espère renouer avec des bribes retrouvées de sa lignée maternelle, rencontrer les porteurs de noms entendus jadis, de recouvrer de noueuses racines ancestrales, car, comme pour tout un chacun, la famille demeure le refuge indéfectible.

Il prend logis dans la meilleure auberge de la cité, rue du Thouat, la seule à lui présenter une chambre particulière à la semaine dont il acquiesce l’offre, méconnaissant l’usage du marchandage, ce qui lui vaudra d’être traité en seigneur. Nous avons tous la pratique de cette fausse amabilité des tenanciers, guidée avant tout par la sonorité des pièces qui leur sont tendues. Grâce à son esprit aiguisé, Martin parvient à entendre les gens les plus cultivés et s'attache à tenter de parler leur logogriphe, les laissant gouailler de ses maladresses, compagnie encline à se gausser des difficultés d’autrui. Le langage des croquants, rudes et attardés dans leurs misères, heureusement peu fréquents, hors des marchés, dans cette bourgade commerçante, lui demeure hermétique.

Dès son arrivée, il se rapproche des différents agents afin de s’enquérir du paiement de ses effets de commerce. Savoir que tout se présente en ordre et que les reversements seront libérés à sa demande le contente et le soulage.

— Soulage, à Rodez… Séb, tu en fais un peu trop !

— Je te rappelle que ce n’est pas moi qui écrit, mais Émile, et en 1872 ! Quelle prémonition !

Apaisé, il apprend à prendre son temps, découvrant cette vie d’oisif à laquelle il n’est point habitué, autant par son éducation que par sa morale, n’ignorant pas que les vices s’approchent alors, puisque seul le travail permet d’atteindre la rédemption.

Ayant épuisé les joies de l’exotisme provincial, il se lasse vite de ne rien faire, peu accommodé à décider par lui-même de ses actions. Il flâne dans son beau costume qui ne parvient pas à déguiser ses origines. Cette antithèse ambulante n’échappe pas à un individu improbe et cauteleux sous son aspect jovial, le sieur Bouzignac, avec qui il s’accorde, car, de plus, il parle son langage. Cet homme, aux yeux torves dès qu’il quitte son sourire aguicheur, au nez fort et à la bouche lippue, fait partie de cette lie de la société qui vit à ses dépens, abusant de la bravitude des honnêtes gens. Bouzignac flatte Martin, inventant et grossissant des mérites qu’il n’a point. L’interpellé s’en glorifie et commence à se gonfler, telle la grenouille de la fable.

Manipulé par cette âme sordide dénuée de scrupules, le Parisien, dans sa naïveté amicale, se dévoile, révélant une opulence qui emplit de convoitise la physionomie du malandrin. Son nouveau compère, se présentant comme négociant, lui évoque une affaire très profitable qu’il est malheureusement dans l’incapacité de mener à terme, faute de capital. Grand prince, il l’abandonne à Martin, offrant gracieusement son intercession au besoin, ne voulant pas forcer la main de son bon ami. Au travers d’explications autant embrouillées que mirobolantes, il extorque de petites sommes pour lancer l’industrie. Guidé par cet escroc, l'ancien domestique se découvre habile à gérer des entreprises complexes. Las ! Des complications imprévoyables surviennent, obligeant Martin à investir au-delà des estimations préliminaires, encouragé par des propos lénifiants et sopitifs, accompagnés par la découverte des plaisances de ce pays, certaines particulières, au grand dam de Martin, qui se met à se prendre pour un bourgeois.

Le larron, pensant son gibier appâté tout de bon, lui soumet un dernier effort, entamant cette fois au plus haut point la fortune de notre involontaire berné. Le montant fait sourciller, enfin, notre ancêtre qui se résout à procéder à des questionnements sur cette nouvelle activité, propre à décupler son bien. Malgré ses difficultés de locution, il s’aperçoit de la vacuité du projet : nul terrain visible, nulle main-d’œuvre recrutée, nulle machine acquise. Il tergiverse pour verser la somme enjointe, hésitant à forcer le trompeur à rendre gorge, sans encombre, à le rouer de coups jusqu’à le laisser mort. Martin est un homme bien bâti qui ne redoute pas les affrontements, ayant usé plusieurs fois de sa force pour protéger son maitre dans des endroits hasardeux, comme il en demeure de trop. Après de profondes et intenses réflexions, il décide de jouer au plus fin, déclarant au malfaisant son intention de diriger ses investissements vers d’autres voies et lui demandant la récupération des avances, conformément à leur contrat oral. Martin s’apprête, lors de la rencontre suivante, à corriger quelque peu cet individu qui avait abusé de sa crédulité, point qui le blesse plus que les milliers de louis évaporés dont, finalement, il ne s’estime pas encore propriétaire. Sentant, à bon escient, le vent tourner, l’aigrefin disparait sans laisser la moindre trace.

Martin se persuade dès lors de rechercher par lui-même un homme de confiance, dont la réputation serait éprouvée dans cette ville, pour se faire aider dans la gestion de ses biens, dont il convient, un peu tard, qu’il ne possède nulle expérience et nulle industrie, évitant et rejetant tous les conseils trop empressés d’autres malandrins. La méfiance l’incite à repousser toutes les propositions, mais un nom revient souvent. Cette notoriété le dirige vers un homme établi et honnête en toutes pratiques, maitre Nayrague, notaire de son état, de père en fils depuis de nombreuses générations, dont plusieurs ont été consuls. Le nouveau possédant se présente modestement, se disant chercher à acquérir une maison ou un petit hôtel dans la cité, s’embrouillant dans des propos dans lesquels il ne se sent guère habile, s’efforçant d’estimer la droiture et la probité du tabellion.

Nayrague, la cinquantaine bedonnante et éprouvée, est intrigué par cet individu à l’accent étrange, bien mis, mais que l’on devine n’être pas un bourgeois. Il encourage Martin avec bonhommie, tout en restant évasif, décidé à se renseigner sur ce quémandeur si particulier, l’invitant à repasser bientôt pour lui laisser le temps d’échafauder une proposition appropriée à sa demande. Le visiteur approuve cette lenteur, loin de l’enfièvrement malsain du sieur Bouzignac.

Une semaine plus tard, sur la suggestion de Nayrague, c’est autour de la table de la meilleure auberge du vieux bourg qu’ils se retrouvent. Le notaire discerne maintenant le montant de la fortune du demandeur, même si son origine n’a pu être éclairée. Un homme si riche, qui vient de Paris pour s’établir parmi eux, dont le nom simple de Martin est inconnu de tous ceux qui fréquentent de près ou de loin la capitale est une intrigue plaisante, d’autant que le bonhomme parait intelligent, mais perdu dans ses souhaits.

La bonne chère et les bons vins scellent une convivialité dans laquelle Martin se laisse emporter, gardant un quant-à-soi de bon aloi. Nayrague dévoile ses recherches, ce qu’il a découvert et demande ouvertement à Martin des explications sur la source de son patrimoine : il veut bien faire affaire, mais s’assurer auparavant de la solidité de son compagnon et surtout de l’honnêteté de la provenance. Martin hésite, et finit par se raconter en présentant la lettre du Prince, dont il se montre très fier. Nayrague connait de notoriété cet aristocrate du sang des Condé. Toute cette histoire semble fort bien, mais ce ne sont certes pas les gains durement acquis par le labeur qui se trouvent la raison de cette richesse.

Martin a été outragé par les pratiques du bandit. Il sait maintenant que des individus aux sombres desseins peuvent abuser de son ignorance de la vie. Pourtant, il va tout relater à cet homme qu’il sent foncièrement bon, ce qui s’avère, heureusement, être la vérité et, comme souvent, peut se lire sur le visage. Martin parle de sa mère, sa seule famille, trop tôt disparue, de son service, omettant tout ce qui pourrait nuire à la réputation d’une altesse de sang royal, mais il insiste sur la confiance que son respecté maitre avait su mettre en lui. Enfin, il détaille les opérations financières qu’il a engagées, suivant les conseils du Prince, et l’étonnement de se voir à la tête d’une telle somme. Nayrague tente de lui expliquer comment cette pécune a pu grossir, perdant Martin dans des mots incompréhensibles. Qui ose se montrer capable de percer les mécanismes qui font croître les fortunes ? Si lors de ce repas, aucune affaire n’est conclue, les deux hommes se séparent en une nouvelle amitié, mesurant chacun cette qualité si précieuse : la pondération. Ils vont se revoir souvent, Nayrague en profitant pour faire le tour des tables qu’il apprécie et jouant le rôle de mentor pour cet ancien valet à l’esprit vif, mais dénué du moindre savoir.

L’occasion se présentant, il mène Martin visiter une belle demeure qui vient de se libérer, non loin de la cathédrale, dans ce quartier paisible où ne résident que des personnes d'excellente compagnie, loin des lieux où la racaille goûte à s’entasser. Il surenchérit, lui soulignant qu’il aura pour seul et unique seigneur le Roy lui-même, puisqu’il se trouve être le suzerain de cette parcelle.

Palliant l’ignorance de son jeune ami et défendant ses intérêts avant même d’en avoir eu mission, il a durement négocié la somme demandée. Cette résidence plait à Martin, l’affaire est vite conclue à la satisfaction générale. Le bon conseiller va plus loin, s’occupant de son équipage au travers d’un couple qui entre au service de l’ancien homme de confiance de Son Altesse.

Martin se mue en bourgeois respectable, ces messieurs fiers de leur état, prodiguant mansuétude et charité envers leurs frères plus démunis par la Providence. Sa principale, sinon seule, relation reste le bonhomme Nayrague, à tel point qu’il est fréquemment invité aux repas de famille, maintenant considéré comme un de ses membres. Il estime beaucoup le cadet, Armand, avec ses cheveux flamboyants, son regard plein d’ironie et de gentillesse, aux réparties rapides et chaleureuses. De retour de sa formation à Toulouse, il commence à user sa jeunesse en tant que clerc dans l’étude de son père, sans espoir puisque l’ainé est désigné à la succession. Martin, frustré de ne point encore avoir de fils, se prend d’une affection profonde pour le jeune homme.

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