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Rodès, 1721
Nayrague observe avec désolation l’esseulement dont souffre son nouvel ami. Ses velléités de renouer avec d’anciens membres de sa famille ayant échoué sur les rochers de la difficulté, il se fait fort de lui trouver une épouse capable de mener sa maison et de soutenir leur position. Il exclut d’emblée une fille de robin, ces gens qui se croient au-dessus des autres par les fonctions qu’ils assurent. De même, il écarte la possibilité d’une particule désargentée : la richesse ne semble pas suffisante et il craint de voir son protégé malmené par cette caste. Une enfant de négociant ou de marchand lui parait plus appropriée, un tendron avec la tête sur les épaules et sachant manier l’argent avec habileté. L’affaire de la Banque Générale a saigné nombre de ses acquéreurs. Lui-même ne vient d’échapper que de peu à une perte irrémédiable et désastreuse. Il avait voulu investir dans ce qui lui était apparu comme un placement sûr, basé sur les colonies et la modernité. Autant il se montrait habile dans les relations avec autrui, autant pour les questions sérieuses, c’est madame Nayrague qui décidait et qui avait repoussé cette idée, la qualifiant de « maléfique, propre à berner les sots ». Le Créateur, dans sa sagesse, a placé auprès des hommes ces êtres faibles, mais souvent perspicaces dans la conduite du logis et de la famille. Bienheureux les maris qui peuvent ainsi s’en remettre à leur fidèle compagne et épouse. Ce que la brave femme ne pouvait prévoir était les échanges associés : monsieur Nayrague, dans sa naïveté, avait accepté d’être payé avec ces fameux billets de banque « qui valait autant que l’or ». La déroute était intervenue si vite qu’il ne lui restait plus, à l’instar des autres nombreux malheureux, qu'à se faire inscrire auprès du commissaire aux consignations pour plusieurs milliers de livres, n’ayant plus qu’à espérer que la rente au vingtième promise ne se transforme pas en une vanterie, même royale. S’occuper de son ami le distrait de son appréhension sur cet avenir.
Par un hasard bienvenu, chaque dimanche, un couple est invité à la table des Nayrague, toujours accompagné d’une de leurs filles, parfois proche de la Sainte-Catherine. Martin se révèle aussi sensible que gauche face à ces jeunes femmes sages aux yeux baissés. Le notaire l’incite doucement à exprimer de l’intérêt pour ces fleurs destinées à être cueillies. La belle Ophélie ne laisse pas cet étranger insensible, au-delà de leurs disparités de langages. L’excellente réputation de cette famille, malgré un revers financier ayant fait disparaitre la dot, offre la possibilité d'un rapprochement avec un ancien domestique, monsieur Nayrague ayant pris à cœur de dévoiler aux parents soucieux de leur progéniture le montant de la fortune de l’éventuel promis.
Martin se laisse conduire, d’autant que la charmante Ophélie est séduite par cet homme robuste et bien bâti, sans doute travailleur, loin de ces prétentieux aux gestes précieux et à la constitution faible qui se sont osés dans des avances. Le contrat est rondement mené, maitre Nayrague veillant aux affaires de son protégé. Un prêt aux parents d’Ophélie le fait apparaitre comme le Sauveur. Le jeune couple, après une noce discrète, s’installe dans le petit hôtel. Martin tombe en extase devant ce tendron qui lui montre de l’affection.
La chance a doublement servi Martin, lui permettant l’acquisition de la richesse puis la facilité de trouver épouse et propriété. Elle va continuer sa prodigalité ; en effet, monsieur Nayrague a entendu parler d’un hobereau, à Lampeyrac qui vient de quitter sa destinée terrestre, préférant fuir lâchement son infortune, abandonnant sa femme et ses deux filles dans le malheur le plus complet. Martin en écoutant cette histoire lamentable attend la suite, car il subodore que son bienfaiteur doit vouloir profiter de cette occasion pour faire le bien, en aidant cette pauvre veuve à faire face à la fatalité en lui offrant d’acquérir terres et châtelet. Ils visitent le domaine, une trentaine de métairies, des bois et des forêts, des sols que le notaire dit fertiles, des vaches robustes, avec de grandes cornes courbées, d’une robe rouge sombre. Ils arpentent ainsi un remarquable ensemble, avec le petit château, presque en son centre. Le Parisien n’y connait rien. La campagne et les rustres lui semblent d’autant plus pouilleux qu’il n’en comprend pas le moindre mot, alors qu’il commence à se faire entendre en ville. Comment se comporter envers ces créatures impossibles à haranguer ? Monsieur Nayrague est habitué à jauger ces sortes de biens. Il explique, avec ses connaissances et son expérience, qu’il se présente là une belle occasion. La misère ? Pas tant que cela, tous les paysans vivent ainsi ! Ils ne sont pas malheureux. Regardez comme ils sont plutôt bien portants, comme les enfants sont nombreux, comparant à la situation plus haut, dans la montagne, où les disettes sont fréquentes, car les terrains ne rapportent rien, trois ou quatre pour un les meilleures années. Ici, le ratio est de cinq ou six pour un !
De plus, Lampeyrac est une seigneurie, minuscule, mais quand même ! Martin ne peut certes pas devenir seigneur : les droits de justice banale et de chasse disparaissent, mais les terres restent exemptes d’impôts, ce que ne manque pas de souligner le roué talion.
Martin barguigne, il dénigre, pour laisser accroire qu’il réfléchit, alors qu’il s’en remet totalement à son ami. Nayrague, comprenant ses embarras, sort l’atout majeur de sa manche. Pour régir un tel domaine, il faut connaitre le pays, parler rudement à ces rustres. Armand, son fils, malgré son jeune âge de vingt-quatre ans, pourrait subvenir dans ce rôle, si Martin, bien sûr, accepte de lui faire confiance… Le roué vient de réussir son coup, d’autant plus qu’avec les revers des uns et des autres, l’activité de l’étude s’est fortement amenuisée. Dans un élan de complétude et de générosité, le nouveau propriétaire abandonne, jusqu’au décès de la châtelaine, le château à la famille du désespéré. Ce geste montre bien que les bienfaits se répandent ainsi entre les hommes de bonne volonté.
Au-delà de la loyauté certaine de son jeune ménager, Martin compte dédommager décemment les personnes qui travailleront pour lui. Il avait trop entendu les remarques désagréables de la maisonnée du Prince, qui abusait de son rang pour réduire à la misère ses serviteurs. Il en connait d’autant mieux les comportements malséants qui en découlent, au détriment du maitre. On apprend de toutes les difficultés et la bonté est source de fidélité et d’honnêteté, dispositions bien nécessaires de la part de la domesticité.
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