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Jonhac, 5 juin 2017
Nous avons fait la route en silence, entrecoupé de longs palabres de sa part, affichant un enjouement digne de celui prodigué à un cancéreux en fin de vie, tout en me jetant des regards qu’il voulait discrets, impuissant à s’empêcher d’y mettre de l’inquiétude. Je n’étais pas en crise, mais je me sentais lointain. Une appréhension m’avait pris. Je n’avais pas eu le courage de rencontrer mon oncle et, maintenant, je montais au front, à la ligne de démarcation de la zone interdite. Heureusement que David, avec sa force tranquille, était avec moi.
Après un ultime rebond du plateau, le paysage s’ouvrit brusquement. Ce devait être elle, d’après la navigatrice. Dominant ce panorama, elle apparaissait plus noble qu’une maison de maitre, plus sobre qu’un château, avec sa demie tour au milieu de la façade. David arrêta la voiture sur le bas-côté, comme par respect, ou pressentant la nécessité d’un apprivoisement de ma part.
Quelques cirrus épars brisaient le dégradé du ciel orangé de cette fin de journée. Des clochers éparpillés brillaient sous les derniers rayons, surplombant les bruns et blancs des villages assoupis à leur pied entre l’alternance harmonieuse des bois et des prés. Une profonde quiétude émanait de l’ajustement si précis de ces tesselles. Depuis bien longtemps, je ne m’étais pas senti autant en harmonie avec le monde. J’aimais ce paysage.
Les ultimes tours de roue nous amenèrent au pied de cette maison, qui était devenue mienne, alors que le chemin se poursuivait pour se conclure dans la cour d’une exploitation que l’on devinait au-delà d’un coude.
Nous descendîmes précautionneusement de la voiture, par déférence pour cet instant. David me questionnait des yeux. Je ne disposais que de cette information : une demeure dans le Rouergue, au lieu-dit de Jonhac, sur la commune de Lampeyrac. Apparemment, nous étions arrivés chez moi !
En vieux routiniers, les chiens de la ferme voisine aboyaient, trop peureux ou trop flemmards pour oser s’aventurer vers des inconnus. Nous nous sommes regardés. La nuit approchait. J’attrapai ma sacoche pour en sortir l’imposant trousseau de clés remis par la notaire. Si la plus grosse entrait bien dans la serrure, impossible de la faire tourner. Je ne parvenais plus à penser. David m’écarta gentiment et abaissa la poignée, libérant le lourd ventail.
Mon oncle s’était effondré, mort, sur la place du marché de Lampeyrac. Il devait avoir l’habitude de tout laisser ouvert. Personne ne semblait être venu depuis son départ, en janvier. La maison attendait sagement son retour.
Franchir ce seuil me parut une épreuve du feu facile : aucune créature de l’enfer ne m’avait assailli.
Un interrupteur nous permit de rompre la pénombre. Devant nous, un large corridor se déployait, avec, en son milieu, un élégant escalier de pierre s’élevant sur son côté. À droite, dès l’entrée, une grande porte ouvragée accédait à une salle obscure que l’on devinait en enfilade sur tout le corps du bâtiment et dont les parois étaient lambrissées de panneaux moulurés. À gauche du couloir, la première ouverture donnait accès à un bureau, entouré de bibliothèques, croulantes sous des dossiers poussiéreux. Puis venait une vaste cuisine, avec un de ses murs entièrement bordé de placards. Une immense cheminée occupait la quasi-totalité d’un pan de mur et abritait une cuisinière à bois. Une gazinière vieillie la jouxtait. Une solide et colossale table de campagne trônait, assortie de ses bancs pesants. Un antique chauffe-eau à gaz surmontait un évier en pierre. Enfin, un réfrigérateur datant du siècle précédent, surplombé d’un four micro-ondes de la même époque, tentait vaillamment d’introduire une touche de modernité. La dernière porte du passage central, faisant face à celle de l’immense pièce, donnait sur une salle à manger richement décorée, mais désertée par les invités depuis longtemps, si on en jugeait la poussière et les tissus grisâtres déployés sur le mobilier.
Une odeur de vieille maison flottait, rassurante, exprimant discrètement sa pérennité et son hospitalité séculaire. Malgré les pièces vides, aucune sensation d’abandon ne se ressentait, mais plutôt d’attente. Sa fraicheur faisait frissonner, après les chaleurs de la journée. À l’autre extrémité du corridor, une porte-fenêtre ouvrait sur une large terrasse. Deux lampadaires muraux encadraient la porte, mais la lueur du crépuscule permettait encore de distinguer des meubles en fer, recouverts jadis d’une peinture blanche. De grands arbres jaillissaient d’un fouillis de taillis qui se fondait dans une pente douce.
Cela faisait beaucoup ! Je m’assis dans un de ces fauteuils en métal rouillé, assommé par le trajet et son aboutissement. David m’imita, se gardant du moindre mot. Difficile de faire autrement, tellement le silence résonnait. Ni bruit ni murmure de bêtes. On pouvait percevoir le sang scander dans nos oreilles.
Un étrange fourmillement me travaillait. David, pour une fois, semblait distant. Je le savais perdu à mon égard. Au moins autant que j'en souffrais moi-même.
J’éprouvais une impression inattendue. Nous n’avions fait que traverser cette bâtisse, mais je la ressentais liée à mon monde intérieur, pourtant immatériel, indescriptible, à part la placidité qu’il m’apportait. Sans doute une confusion due au voyage, me rassurais-je. J’ignorais tout de cette demeure encore quelques semaines auparavant, comme je n’avais jamais entendu parler de mon oncle, avant de me plonger dans les papiers de succession de mon père. Je n’avais pas alors osé le contacter, redoutant un ébranlement de mes constructions mentales. Cependant, c’est à moi qu’il avait laissé cette maison. Tout ceci me paraissait incompréhensible, accentué par une évidence qui sourdait, me terrifiant : ici reposaient les réponses aux questions défendues.
Une main me tira de ma torpeur. Le sourire de David sous ses petites taches de rousseur m’invitait. Je me levai.
Nous rentrâmes avaler le petit encas que nous avions acheté. L’exploration du premier étage, sommaire, ne visait qu’à trouver un endroit où dormir. Cet étage comprenait huit chambres, dont une immense s’étendant dans la tour de façade. Elle offrait un vaste lit à deux places que nous adoptâmes. Harassés, sans nous embarrasser de considérations inutiles, nous sortîmes nos sacs de couchage avant de nous effondrer. Le sommier défoncé nous ramenait sans arrêt dans sa cuvette centrale.
Je vécus le réveil dans la lumière du levant comme une renaissance. En dépit des chutes répétées sur mon compagnon, mon sommeil avait été d’une profondeur inconnue, sans rêve aucun, m’impulsant une énergie oubliée. Des obligations m’attendaient.
Nous avons commencé par mettre de l’ordre dans ce chaos. L’évier débordait de vaisselle sale, les moisissures avaient développé des arabesques dans le réfrigérateur et tout à l’avenant. La cuisine ayant retrouvé un peu de sa dignité, le petit déjeuner partagé, David m’abandonna, préférant découvrir le pays en courant. De toute façon, l’entrevue planifiée avec le conseiller du Crédit Agricole me concernait personnellement.
Avant de le rejoindre, je refis un tour dans « ma maison », sans aucun sentiment de crainte. Je devais admettre cette absence d’hostilité. Ma rationalité hurlait contre mes angoisses, mon comportement, incapable de percevoir ce qui se passait dans mon ventre. Ce dernier acceptait la fin d’alerte, m'apportant une détente inconnue.
J’admirais la pierre lissée du couloir, les cheminées ouvragées de la salle de bal, ainsi que je la nommais. La salle à manger me saisit par le tableau au-dessus de la cheminée, représentant un militaire. Son uniforme s’avérait l’exacte réplique de celui contemplé plusieurs fois aux Invalides avec mon père.
Les chambres du premier m’impressionnèrent par leurs dimensions. Comme au rez-de-chaussée, j’ouvris les volets, redonnant vie à ces pièces par cette belle matinée, même si la plupart étaient vides. Chacune me paraissait prête à m’accueillir, à me chuchoter ses secrets, pour autant qu’elle en recelait, au travers des craquements du parquet, amplifiés par les murs nus. Je n’osais cependant m'introduire dans celle du fond, celle de mon oncle.
Je frôlais les murs, caressais les bois, la boule en laiton usé de l’escalier, humant chaque odeur, fixant chaque reflet, me pénétrant de son âme, me confortant de sa sérénité.
Au dernier étage, les chambres, plus modestes, laissaient deviner celles destinées aux enfants et celles dévolues aux domestiques. Dans l’une de ces dernières, un lit restait, le matelas roulé, sous une cloison couverte de crucifix, chacun orné d’un reste de buis, jauni à la poussière. Une grande tristesse s’en dégageait.
Je trainai trop à ce petit jeu de prospection et dus partir en catastrophe à mon rendez-vous au village, distant d’à peine deux kilomètres que je voulais parcourir à pied pour m’imprégner de ce terroir. J’ignorais tout de la campagne. J’étais un vrai citadin, craignant la moindre petite bête sauvage ou domestique. Je ne connaissais de ces espaces que la morne monotonie nécessaire à l’atteinte du lieu de villégiature, le bord de mer le plus souvent, quelquefois la neige.
Malgré mon pas rapide, je trouvais le parcours agréable dans la douce température du matin, le murmure lointain de moteurs qui peuplait cette étendue vide, étonné des fleurs le long des talus et des fossés. La ruralité me sauta au nez avec des odeurs nauséabondes qui se répandaient autour d’une exploitation pourtant éloignée.
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