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Lampeyrac, 6 juin 2017
Bien que d’un âge avancé, le banquier ne connaissait que très peu mon oncle : la rotation des postes, m’expliqua-t-il. Surtout, compris-je tout de suite, le total manque de curiosité d’Albert pour ses affaires financières ne l’incitait pas à franchir la porte de l’agence. Plusieurs fermages arrivaient sur le compte en octobre. Les impôts et taxes se soldaient en fin d’année. À ce terme, le reliquat était placé automatiquement. C’était cette accumulation qui avait permis de liquider les droits de succession. De plus, Albert touchait une retraite. On pouvait le catégoriser comme un riche. Le conseiller tortillait, n’osant aborder le point litigieux : de temps en temps, de gros retraits en liquide se produisaient, à la limite des obligations de déclaration à Tracfin. Il m’expliqua longuement les affres dans lesquelles ces opérations le plongeaient, ainsi que son directeur. Il se montra soucieux de savoir si je poursuivrais ces pratiques. Je le rassurai, ne voyant pas pourquoi j’aurais recours à de tels mouvements. D’un ton protecteur, il me recommanda d’aller rencontrer « mes fermiers ». Se connaitre entre propriétaire et prenant est un facteur de bonne entente ! m’assena-t-il. Il continua, baissant la voix, pour m’avertir de la ritournelle de leurs plaintes, de leurs revendications. Il gérait aussi leurs comptes et m’apprit la mentalité des agriculteurs d’ici. J’avais l’air un peu naïf, se justifia-t-il, sans se douter de l’étendue de mon ignorance des affaires financières et terriennes ! Nous avons passé trop de temps sur ces affaires, qui ne me passionnaient guère. Légèrement paternel, il me couvrait de conseils, que j’engrangeais à tout hasard. Il me suggéra également de faire établir un diagnostic complet de la maison, si je souhaitais la conserver, tout en m’indiquant une agence prête à en assurer la vente.
J’étais exténué en sortant. Je fis quelques courses dans les rares boutiques du village. Le conseiller avait parlé avec un léger accent, mais les commerçants comme les clients chantaient avec les mêmes intonations, les mêmes mélodies que j’avais distinguées, si rarement, chez papa. Entendre ces inflexions me bouleversa, comme si le fond de mon âme résonnait, retrouvait son giron.
Je remontais en tentant de gazouiller cet accent. David m’attendait, dégoulinant à son habitude, heureux de sa performance, autant affamé de nourritures que d’informations. Je le regardais, attendri, comme je le regardais quand nous étions gamins. Quelle force !
Le hasard seul nous avait fait nous rencontrer, puisque nous habitions le même immeuble. Pourtant, tout nous séparait. Robuste, le visage un peu ingrat sous sa tignasse, il s’illuminait au premier sourire dont la douceur lui valait d’attirer facilement la sympathie. Il avait toujours éprouvé le besoin de se dépenser, se livrant à beaucoup de sports, toujours à sa limite de résistance. Seul ce dépassement lui arrachait un rictus niais de satisfaction. Il m’avait plusieurs fois entrainé, moi le contemplatif, préférant la réflexion statique au mouvement perpétuel, l’imagination à l’exploit, dans des prouesses de vélo ou de randonnées en montagne que je me serais senti incapable d’atteindre, m’aidant à les réussir, annihilant ainsi mes prochaines objections. Au-delà de la dépense physique, il montrait le même enthousiasme pour un film, une musique, une information, me paraissant souvent en avance sur l’actualité. Je ne l’ai jamais vu avec un livre, contrairement à moi qui en lis toujours deux ou trois en même temps. Il me fatiguait ! J’aimais ces relances incessantes. Rien ne nous rapprochait, hormis une complémentarité de nos caractères et, surtout, une confiance absolue, dénuée de tout jugement, qui formaient la base de notre entente. Ou alors, l’acceptation et le besoin de l’autre, l’habitude de nous retrouver côte à côte, peut-être simplement. David était mon ami.
— Bon ! J’ai faim. Tu me raconteras au restau. Je vais me laver !
— J’ai acheté de quoi manger. Ça a l’air plutôt sympa. Cuisine ou terrasse ?
— Trop beau pour s’enfermer ! Viens, on la remet en place.
Un bon coup de nettoyage suffit pour effacer des années d’abandon. Ici, tout semblait prêt à être réveillé.
Une fois rassasié, David me divertit en retraçant son jogging et tout ce qu’il avait vu dans cette campagne. Aussi urbain que moi, il avait aperçu un monde de petits détails plaisants à observer, des constructions en pierres sèches d’une couleur chaleureuse, des fontaines, des lavoirs… En retour, je lui résumais brièvement ma matinée, insistant sur la nécessité de connaitre mes propriétés.
Tout était parfait, la température, la lumière, l’ombre odorante d’un tilleul, le silence des bruits de la nature, mon ami auprès de moi. Nous avions projeté de faire le tour de « mes fermes », mais pour l’instant, je jouissais de l’instant.
David profita de ma faiblesse pour réattaquer :
— Allez, Séb, dis-moi !
— Quoi ?
— Ne fais pas l’imbécile ! Avec moi, ça ne prend pas !
Il se tut. Il avait raison de m’obliger à mettre des mots sur tout ça.
— Je ne sais pas… C’est étrange ! Je me sentais partir. Plus rien n’avait d’importance. Même cet héritage… Vous n’auriez pas insisté…
— Bon, tout ça, je sais. Mais tu as brusquement changé depuis que nous sommes arrivés.
— Ça se voit ?
— Je t’adore ! Cela fait presque trente ans que je te connais !
— Alors tu vas m’expliquer, parce que moi… Cette maison est spéciale. Je ne crois pas aux forces telluriques et aux fluides, mais là…
— C’est la maison familiale ? Celle de tes ancêtres ? Ton père est né ici ?
— Je crois… mais je ne sais pas.
— Ton père…
— Tu le connaissais ! Plus taiseux, ça n’existe pas ! Et sur l’histoire de la famille, c’était le grand interdit !
— Tu ne m’en avais jamais rien dit.
— Comme quoi, tu ne me connais pas si bien que ça !
— Arrête ! Je sens en même temps que toi quand ça va et quand ça ne va pas ! Raconte ton père et sa famille…
— Pour ce que c’est intéressant… Tiens, je vais te raconter quelque chose de bizarre ! Chaque année, papa m’emmenait aux Invalides. Depuis toujours et pas forcément à la même date. Nous parcourions tout le musée, qui restait identique à lui-même d’une année à l’autre ! C’est dans la partie napoléonienne que ça se passait ! Chaque fois, il s’arrêtait longuement devant un colonel dans son uniforme d’infanterie légère. Tu me crois si tu veux, mais il devenait sacré.
— Comment ça ?
— Il n’entendait plus rien, il était dans un autre monde. Petit, je trouvais ça traumatisant. Après, j’étais curieux et étonné, sans jamais comprendre. Viens voir !
Je l’entrainais dans la salle à manger.
— C’est le même uniforme !
Je me rendis compte que ma voix tremblait.
— Victor Martin de Jonhac, 1813, vingt-troisième régiment d’infanterie légère, déchiffra-t-il. Donc c’est un ancêtre à toi, donc c’est la maison familiale. Élémentaire, mon cher Séb ! Sans compter qu’un « Martin de Jonhac » hérite d’une maison à Jonhac… Troublant, non ?
— Tu sais, je n’ai découvert le nom de mes grands-parents dans le livret de famille, qu’en triant les papiers de papa : Paul et Mathilde Martin de Jonhac. J’ai été googler mon nom. Je n’avais jamais osé le faire. C’est tombé sur un homme politique d’après-guerre qui semble avoir assuré beaucoup de hautes fonctions, sans avoir laissé son nom à une rue ni de nombreuses traces sur la toile ! Un de ces rebâtisseurs qui nous ont offert notre monde actuel, tu sais ce que j’en pense. La singularité de ce patronyme me fit accroire un possible lien de filiation, mais j’ai été incapable d’approfondir mes recherches.
David observa un long silence. Jamais je n’avais autant parlé de moi. Il s’illumina :
— Tu sais, pour avoir des informations, il suffit de demander ! Je suis sûr que les fermiers du bout du chemin connaissaient ton oncle ! On peut commencer par là !
— En plus, je suis leur propriétaire ! Le banquier m’a suggéré de tous les rencontrer.
— Et bien, allons voir tes serfs, Monseigneur !
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