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Jonhac, 6 juin 2017
Les chiens aboyèrent mollement, peu impliqués dans leur fonction de gardiennage. L’accueil chaleureux s’avéra conforme à la prévision du conseiller. Nous avions de la chance, car nous les trouvâmes tous les deux, l’homme et la femme, en train de siroter un café, avouant être ravis de faire notre connaissance : cette voiture « étrangère » et notre occupation de la maison les intriguaient. David se tenait en retrait, me regardant et m’encourageant. Ce fut facile, vu que ces braves gens énonçaient les questions et les réponses en même temps, à partir des bribes de mots que je lâchais. Cela tombait bien, car j’ignorais tout de l’agriculture, et échanger avec ce couple sur leurs vies, leurs soucis, fut une découverte passionnante, surtout avec cet accent chantant. Les temps étaient durs, mais ils ne se plaignaient pas. Je ne disposais d’aucun élément pour juger et je ne comprenais pas grand-chose aux « aides de Bruxelles ». Les deux tracteurs flambant neufs aperçus dans la cour me permettaient de relativiser le discours sombre. Mon attente restait autre : me faire une idée de cet oncle Albert ! Je parvins à orienter la discussion vers leur propriétaire précédent. J’entendais parler pour la première fois de cet homme dont j’ignorais tout. Malheureusement, la moisson se révéla pauvre.
Ils le décrivaient comme un bel homme, qui en imposait. Son âge n’avait pas affaibli cette force. Les contacts n’étaient pas faciles avec lui, car il maintenait toujours une distance. Il parlait peu. C’était un enfant du pays, puisqu’il était né dans cette maison. Même s’il avait fait des études et une carrière ailleurs, il était revenu régulièrement avant de s’installer définitivement à sa retraite. Son travail ? Impossible à dire ! Eux-mêmes ne s’occupaient de l’exploitation que depuis une quinzaine d’années. Ils avaient pénétré une seule fois dans l’habitation, au début, avant l’épisode du vol : il y a plus de dix ans, des cambrioleurs avaient vidé le salon, complètement. Ils commençaient à retirer les lambris, ce qui avait réveillé mon oncle. La gendarmerie avait déployé tous ses efforts, sans retrouver ces pillards. « Sans doute des gitans ! » avaient-ils entendu dire. Après cela, la porte n’avait jamais été fermée à clé, puisque plus rien d’intéressant ne restait à prendre ! Ils n’en savaient guère plus. Aucun visiteur, à leur connaissance, n’était jamais venu ! Mais ils n’étaient pas des espions non plus, se défendirent-ils ! L’aspect financier de leur relation relevait de la banque. Le plus surprenant était le nombre faramineux de chats qui habitaient le logis, pas toujours nourris. On en voyait facilement une vingtaine, une trentaine quand on passait devant. Ils avaient tous disparu après la mort de mon oncle. Au silence qui suivit, on devinait aisément que ces félins devaient s’attaquer à d’autres animaux que les souris pour s’alimenter et qu’une solution radicale avait été appliquée. Nous n’avions pas aperçu la moindre moustache ! À moins qu’affamés, ils soient tous partis chercher un havre plus accueillant…
Finalement, nous n’obtînmes que quelques bribes sur cet homme mystérieux. Ce couple, les Weber, apparaissait sympathique. Toujours accueilli avec chaleur par ces voisins, j’apprendrais petit à petit avec eux la vie à la campagne lors de mes visites suivantes.
David me proposa mollement de continuer notre tournée. Cela sonnait faux ! Je devinais son envie de reprendre l’exploration de la maison, singulièrement plus motivé que moi, car il murmura :
— On va bien trouver un petit truc !
C’est à une visite méthodique que nous nous livrâmes alors, en commençant par la pièce la plus prometteuse, le bureau, à gauche de l’entrée. Une simple table le meublait, un plumier posé dessus, le tout recouvert d’une couche de poussière. Je saisis un des dossiers et, après avoir soufflé dessus, je l’ouvris. Toute la gestion de l’année1894 s’y trouvait. Les autres dossiers devaient traiter de la même chose, car un rapide coup d’œil me permit de constater qu’aucun document personnel ne s’y trouvait. Ce bureau ne présentait aucun intérêt, pour l’instant.
Les placards de la cuisine étaient tous vides, sauf une étagère avec les maigres provisions de mon oncle. Je ne sais pas comment il se nourrissait, mais il paraissait évident que les plaisirs de la table ne l’intéressaient pas. La salle à manger était sans intérêt, ne recelant que cristal et porcelaine, hormis le tableau. La salle de bal était impressionnante de majesté, malgré son absence de meuble, avec ses cheminées finement sculptées. David me fit remarquer l’absence d’armoiries, souvent présentes dans les châteaux. Au milieu, les lambris de chêne formaient une sorte de pilier. Très astucieusement, des parties du décor repliables permettaient de couper la pièce en deux tout en conservant l’uniformité des murs. Le mécanisme fonctionnait à merveille, requérant un effort très faible. Deux portes donnaient sur le large couloir et une autre, en fenêtre, large, ouvrait sur la terrasse.
Le bilan était maigre.
Au premier étage, deux chambres solennelles occupaient les côtés est et ouest. La première, celle que nous occupions, aux papiers peints délavés, se devinait celle de Monsieur, profitant de la tour. Une armoire imposante, vide, se dressait le long d’un mur. À l’opposé, celle de Madame, qu’avait choisi mon oncle, sans doute pour ses lumières de fin de journée. Nous nous promîmes d’y revenir. Entre ces deux pièces, sur chaque côté, deux autres chambres étaient disposées, entièrement délaissées. L’une d’elles, la « chambre bleue » avait été complétée d’une salle de bain, avec une baignoire et un lavabo. Elle était la seule, avec la nôtre et celle de mon oncle, a disposé d’un lit.
Les dix pièces du second étage étaient dépourvues de meubles, hormis une chaise défoncée et un sommier dans l’une d’elles. Suites du vol ou autres, les raisons de ce dénuement restaient mystérieuses, laissant une désagréable impression de tristesse. Un étroit escalier montait dans les combles. On s’attend toujours à ce qu’un grenier regorge de souvenirs entassés et abandonnés ; ici, rien ne trainait, même pas un tabouret au pied cassé. En revanche, le spectacle, une fois la porte poussée, stupéfiait : toute la surface du bâtiment s’offrait d’un seul tenant, sans aucun soutènement. Une immense charpente s’élevait après un dernier mètre de mur, sans une toile d’araignée, dans des arabesques infinies de triangles. Une maigre ampoule permettait de discerner un enchevêtrement compliqué de poutres, de toutes tailles, dans tous les sens. Le volume gigantesque nous impressionna. Nulle lueur ne perçait le toit. Une porte donnait sur un escalier accédant au pigeonnier. Une forte fétidité se dégageait et nous pûmes admirer la noblesse de leurs occupants : un couple de chouettes effraie (j’appris leur nom plus tard !). Leurs regards sombres dans leur masque blanc, intenses et désapprobateurs, nous firent rebrousser chemin avec les excuses adéquates.
Le vide omniprésent m’oppressait, paraissant fortifier l’accès interdit au passé. Mon oncle disait très clairement qu’il n’avait pas eu le courage d’effacer « les dernières traces ». Cela voulait-il seulement dire qu’il n’avait pas vendu la maison ? Tout ceci apparaissait incompréhensible. Je n’étais pas doué pour les énigmes et n’en avait le goût.
Je m’en voulais, à bientôt quarante ans, de ne pas plus maitriser mes émotions. J’étais pris dans une ambivalence, séduit par cette maison accueillante et craignant un monstre caché. D’un autre côté, l’absence de meubles et de traces des anciens occupants était rassurante : le nettoyage paraissait avoir éliminé les risques.
Il n’y avait plus qu’à visiter la chambre de mon oncle. Il avait été bienveillant avec moi, dans son legs et dans sa lettre : je ne craignais rien.
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