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Jonhac, 7 juin 2017
Le lendemain matin, aux aurores, je conduisis David au train. Pourquoi cette étreinte d’adieu fut-elle empreinte d’une émotion particulière ?
Sur la route qui me ramenait, une impression nouvelle m’apparut. Jusqu’à présent, ma vie s’était déroulée sans que je décide grand-chose. Là, je rentrais chez moi ! Des questions encombraient ma tête, avec une sérénité nouvelle. Pourquoi cette maison m’avait-elle échu ? Avais-je une « mission » à mener ? Quels risques existaient ? Pourquoi me sentais-je chez moi ? Je savais où je voulais aller, sans bien voir le chemin sur lequel j’avançais.
Que je la garde ou que je la vende, un état des lieux s’avérait nécessaire, m’avait recommandé le conseiller de la banque, en associant le nom d’un entrepreneur, « un amoureux des vieilles pierres » m’avait-il précisé. Au premier contact téléphonique, ce dernier s’était montré réticent. Quand il avait entendu le mot de Jonhac, il s’était arrangé pour venir le plus rapidement possible. Il me dit d’emblée que cette maison le fascinait et qu’il avait toujours rêvé de la visiter en profondeur. Pendant que nous faisions le tour de la bâtisse, il m’expliquait pour chaque composant sa cause, sa destination, le détail qui importait.
Il s’était arrêté longuement sur la porte d’entrée, surpris par sa lourdeur et par les trous dans les murs permettant de la bloquer par des poutres. « Il y a dû avoir des temps difficiles, pour se protéger ainsi. Je n’avais jamais vu une telle fortification ! », s’étonna-t-il. Nous avons parcouru les différents niveaux, chaque pièce faisant briller ses yeux.
La simple visite du grenier se transforma en un moment intense. Intrigué par des restes de maçonnerie, des murets et un sol lisse, il me dit que, apparemment, ce lieu avait probablement servi à stocker le grain. Le trou d’homme devait être surmonté d’une poulie avec laquelle on pouvait hisser les sacs. « C’était une riche maison ! », constata-t-il. En levant les yeux vers la charpente, il prit son temps pour admirer cet ouvrage fabuleux, chef-d’œuvre sans doute d’un compagnon de première force, s’exclamant sur chaque élément, sur son chevillage habile. La quasi-absence de toiles d’araignées suggérait l’utilisation de bois de châtaignier. J’appris ainsi que le pigeonnier disposait d’une « toiture à l’impériale », avec ses quatre arrêtes en forme de S. Après avoir vérifié avec son laser, il me confirma que les proportions de chaque pièce du rez-de-chaussée et du premier étage devaient leur harmonie au respect du Nombre d’or, me montrant que la position de la demie tour de façade s’inscrivait parfaitement dans le quadrilatère d’ensemble. La simplicité de la construction démontrait une grande prouesse architecturale, ce qui se traduisait par un équilibre tranquille. Tous ces fils tapissaient ma tête comme des richesses révélées aux seuls initiés.
Je n’avais jamais prêté attention au travail du bâtiment, incapable d’imaginer l’accumulation nécessaire de décisions, de savoir-faire. Les concepteurs et les bâtisseurs avaient inscrit leurs ambitions dans la durée. Sous son regard, la maison prenait vie, se racontait dans son intimité, déployant son charme que j’avais seulement ressenti jusqu’à présent. La connaitre mieux décuplait mon amour de ce lieu.
Nous sortîmes pour l’appréhender dans son milieu, m’expliqua-t-il. Il me désigna les murs et leur particularité : un assemblage de pierres blondes, plates, avec de minuscules reflets dorés, alors que les entourages des portes et des fenêtres étaient taillés dans une roche blanche, souvent travaillée de sobres moulures. Cela provenait de sa position sur cette ligne de fracture, située au partage de deux régions. À l’ouest, montrait-il en tendant le bras, s’étendait le causse avec ses calcaires et les constructions en pierres sèches, ses lumières atténuées. De l’autre côté, c’était le Ségala, pays du gneiss, du granite, début de cette montagne plus rude, aux pentes raides et aux verts plus puissants. Cet ancrage à la confrontation de deux mondes telluriques me rendait cette construction sympathique, car assembleuse de différences. Cette maison se transformait en un joyau.
Il me montra qu’elle était bâtie sous la ligne de crête qui la protégeait des vents du nord, de la burle, ce souffle d’hiver qui fige toute vie. Elle avait été placée au début d’une combe, sans doute sur un front de résurgences permettant ainsi de profiter de l’humidité pour entretenir une végétation d’agrément ou un potager. Effectivement, à l’ouest, chose que je n’avais pas perçue, il me désigna les restes d’un jardin à la française où des petits buis persistaient par endroits, laissant deviner leurs anciennes circonvolutions. Plus bas, plus loin pour ne pas masquer le paysage, les vestiges d’un parc s’étendaient, de grands arbres multicentenaires émergeant des ronces et des taillis, fendus par cette ample allée obstruée qui ouvrait auparavant vers l’infini de la plaine. Ces mélanges de formes avaient été très travaillés également, pour impressionner, protéger, dilater l’espace.
Il voulut me montrer les soubassements. Nous avions oublié de visiter les sous-sols avec David. L’accès était dissimulé face à la cuisine, sous l’escalier principal. Les murs épais de fondations séparaient des salles, toutes vides. À l’évidence des réserves pour les fruits, les légumes, le vin, me précisa-t-il. Elle se posait en véritable maison de maitre de domaine. Une des caves abritait des casiers à bouteilles, vide de tout vieux flacons qui nous auraient enchantés. Il me désigna des rigoles qui permettaient de récupérer les eaux d’infiltration et de les évacuer, pour maintenir la construction saine. À leur sortie, côté ouest, une grande mare occupait la dernière salle. Nous ressortîmes à l’arrière pour trouver la cause du problème : un amas de feuilles mortes obstruait la petite conduite qui descendait l’eau dans un bassin à moitié comblé que je n’avais pas encore repéré. Quelques coups de bâtons remirent les choses en ordre.
Il montrait un enthousiasme extraordinaire. Il parlait depuis des heures, allant de découvertes en émerveillements. J’avais mal pour lui, car il vénérait cette maison, exprimant un attachement autrement fort que le mien.
Quand je lui demandai son diagnostic, objet initial de sa visite, il me dit que, malgré son prochain tricentenaire : la date de 1728 était gravée au-dessus de la porte d’entrée, la bâtisse était remarquablement conservée. Les matériaux employés avaient été choisis avec soin, sans regarder à la dépense. Apparemment, d’après son premier examen, elle n’avait pas subi de modifications majeures depuis son édification. Seules quelques lauzes semblaient nécessiter un remplacement. Il me montra leur finesse, presque des ardoises, signe de la richesse du constructeur. Évidemment, il sauta de joie quand je lui proposais de la prendre en charge. Je lui donnais carte blanche, certain de la voir bichonnée.
Je ne savais pas comment nous allions l’investir, mais cette maison serait désormais mon port d’attache, moyennant quelques aménagements pour la rendre plus pratique à vivre. Je lui demandais bien sûr d’intervenir sur le toit, mais également d’apporter quelques touches de confort dans la cuisine, dans la salle de bain, dans les chambres. L’électricité et la plomberie nécessitaient une reprise complète, avec une fosse septique aux normes. Il égrenait une foule de points, que j’acceptais. Il m’indiquait grossièrement le montant de chaque poste, loin d’entamer « ma fortune » : je découvrais le plaisir de la richesse, celle qui ne compte pas la dépense. Il me proposa aussi de remettre le parc en état, ou au minimum, de le débroussailler. J’ai de nouveau acquiescé. Je voulais rendre à cette demeure sa jeunesse, son esprit. L’important était que nous puissions y survivre cet été, déjà certain de l’approbation de Nathalie.
Sur le côté sud, deux immenses tilleuls étaient plantés à proximité. Il m’expliqua qu’ils servaient à faire de l’ombre en été et protégeaient ainsi la terrasse des ardeurs. En hiver, la chute des feuilles permettait au soleil de réchauffer les murs.
Il me quitta en me remerciant, avec un sourire d’enchantement. J’étais conquis par cette maison, ou plutôt, cette maison m’avait conquis, mais visiblement je n’étais pas le seul.
Je ne me lassais pas de parcourir cette bâtisse, afin de la respirer, de l’adopter. Bonne fille, elle semblait se prêter à mon jeu. L’usure des pierres de l’entrée, la chaude lumière de la cuisine, l’odeur de la grande salle, tout me paraissait familier. Cette maison devenait mienne, et je percevais l’ombre de mon oncle s’effacer en m’introduisant dans la continuité. Je n’avais aucune envie de l’abandonner.
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