20
Jonhac, août 2017
Au retour, après le repas, je m’éloignais pour aller me détendre sur la terrasse. Nathalie m’attrapa le bras et me tira vers le bureau de l’entrée, me faisant comprendre qu’il me fallait bouger.
En soulevant la poussière du bureau. Nous avons ouvert chaque dossier. Ils recelaient un trésor, sans valeur pour moi. Toute l’administration et la gestion s’étalaient en détail, depuis 1723. Un historien éplucherait avec délectation la chronologie des récoltes, du prix du froment, du seigle, des pommes, sans discontinuité. Nathalie se promit de transmettre cette source à un de ses collègues. On pouvait lire en commentaires les événements météorologiques les plus calamiteux. On sentait la respiration du domaine, ses affres et ses bonheurs. Si les actes de propriété manquaient, pourtant, on trouvait de nouveaux noms de lieux, d’autres disparaissaient, rendant compte du pouls lent de ces terres. On pouvait peut-être, au prix d’une compulsation laborieuse, en tirer des éléments de généalogie, au moins la succession des décideurs.
Nous avions repris l’idée de David, interrogeant le moindre quidam, déclenchant des moues, des négations. Plus personne ne se souvenait de Mathilde. « Albert, il ne causait à personne. Chacun chez soi. Il ne s’intéressait pas au village, on ne s’intéressait pas à lui. »
À la mairie, nous avons quand même pu apprendre de la secrétaire que mon oncle avait tout prévu. Il avait pris une assurance décès, qui s’était occupée de tout, y compris l’annonce dans le journal et la gravure sur la tombe. Elle le connaissait un peu, et s’était crue obligée d’assister à la « sépulture », selon son terme. Elle avait été la seule. Cette information me serra le cœur. Pauvre homme, solitaire jusque dans la mort. Cela ressemblait tant à la fin de son frère. En dehors de nous, seules cinq personnes avaient assisté à son enterrement, sans même se présenter.
Aucun retraité n’avait trouvé de l’intérêt à l’étude du passé de ce petit village. Il restait les archives départementales. Nous n’avions pas envie d’aller nous enfermer, alors que ce pays nous offrait ses merveilles. On repoussa à plus tard, à l’automne, car nous savions que nous reviendrions.
Mathilde suivait nos conversations, feignant le désintérêt. Elle suggéra :
— La chambre jaune, celle d’Albert, ce devait être celle de Mathilde, ta grand-mère…
— Oui, vu le mobilier, c’est ce que nous pensons aussi.
— Je peux m’y installer ? Mathilde chez Mathilde !
— Pourquoi pas ! Il faut que nous dégagions un peu les livres avant, non ?
Nathalie regarda si certains titres avaient une valeur. Il n’y avait rien à en tirer.
— Mettre toute cette somme de travail, de pensées, d’écritures, d’éditions à la benne, quelle dérision !
— Mais non, me fit remarquer Nathalie : cela a été utile à ton oncle pour bâtir sa réflexion ! Cela lui a été nécessaire. Simplement, ce n’est plus d’actualité, tout ceci a évolué…
Nous avons transporté des caisses de livres à la déchetterie, puis démonté la construction de bric et de broc qui servait de support. Dans le coin le plus sombre, il reposait sur deux immenses malles métalliques, l’une bleue, l’autre rouge. Elles portaient le nom d’Albert et les étiquettes les recouvrant témoignaient de ses nombreux changements de cantonnements. Leur poids nous surprit, car nous les pensions vides. Une fois ouverte, leur richesse nous apparut : elles enfermaient des papiers, des photos, entassés par centaines.
Était-ce tout le passé de cette famille, la mienne, éparpillée en puzzle ? Ça y ressemblait ! Alors que je n’osais fouiller dans cet amas, Nathalie décida aussitôt que nous devions tout regarder !
J’étais face au monde défendu, sauf que, maintenant, je désirai y pénétrer ! Quel changement !
Nous avons descendu les deux malles dans le grand salon et nous avons commencé à farfouiller dans cet amoncellement hétéroclite. Tout gisait en vrac : papiers officiels, actes de notaire, articles de journaux, lettres et une infinité d’autres documents s’étalait devant nous. Quelques photos présentaient des personnes qui nous fixaient sans rien laisser paraitre. Qui es-tu pour moi, jeune fille ? Qui es-tu dans ton costume sévère, monsieur le bourgeois ? Et toi, qui as pris le soin de te faire tirer le portrait chez Delcourt ? Êtes-vous ma famille ?
Cette accumulation sentait le vidage de dossiers, de tiroirs, l’obligation de préserver malgré un désintérêt prononcé. La destruction de l’ordre dénotait-elle le besoin de brouiller ces traces dans le fouillis ? Simple mise au rebut ou enfouissement d’un passé ? Ne plus les voir, malgré l’incapacité à les anéantir ! Albert m’avait-il laissé un message ?
Nous avons entrepris de trier les pièces en essayant de les regrouper par date, par nature, par objet, sans bien percevoir l’histoire qui allait en sortir. Rapidement, le sol a été jonché et on ne pouvait plus y mettre les pieds. Nathalie prit les choses en main.
Bientôt, la grande salle fut occupée par des planches posées sur des tréteaux qui finirent par couvrir la quasi-totalité de sa longueur. Un classeur était ouvert et nous décrivions dedans les documents déposés sur la table selon leur chronologie supposée. Une ébauche d’arbre généalogique était renseignée, sujette à d’âpres discussions, tentant de coller avec les noms et dates relevées sur le caveau familial.
Nous fûmes quatre, puis huit, les enfants se prenant au jeu de ce puzzle géant, sans aucune esquisse pour nous guider. L’impression la plus troublante était celle de toucher le passé, de sentir revivre les personnes présentes sur les photos, dont on parlait dans les articles ou les actes. Le plus émouvant était certaines lettres, dans lesquelles le rédacteur se livrait parfois intimement.
Occupés d’abord à trier cet amoncellement, nous ne pouvions cependant nous empêcher d’essayer de comprendre les grandes lignes de cette épopée. Quand l’un de nous émettait une hypothèse, il était accueilli par des moues dubitatives et des contre-hypothèses tout aussi pertinentes jaillissaient, les disputes se poursuivant à table.
La pièce maitresse paraissait représentée par un épais cahier, rédigé à la main et intitulé Histoire de la famille Martin, par Émile Martin de Jonhac, 1872. Notre curiosité fut rapidement découragée par le difficile déchiffrage de cette écriture cursive d’un autre temps, nous obligeant à le mettre de côté.
Nous avions du mal à nous arracher à nos investigations. Heureusement, la chaleur nous appelait chaque après-midi à aller chercher une baignade. Nous instaurâmes des restrictions, tellement cette activité de dépouillement devenait addictive.
Annotations
Versions