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Jonhac, 3 août 2017

Alors que je finissais de nettoyer la chambre pour notre ainée, je remarquai qu’une planche au coin de la pièce, située auparavant sous les malles, gémissait à chaque passage. Agacé, je me penchais pour voir la cause du couinement. Le plancher paraissait légèrement disjoint. La latte, que je voulais replacer, glissa, libérant une cavité. Un livre était posé au fond. En l’ouvrant, je m’aperçus que c’était un journal. Pas tout à fait, car les dates laissaient de grands blancs, le style ressemblait plutôt à celui d’une chronologie pour répondre à un besoin de raconter des événements importants. Quelques lettres étaient insérées entre certaines pages. Aucune année n’était renseignée, mais les cachets postaux s’étalaient des années 1930 à 1950. Son attribution à Mathilde, ma grand-mère, me parut une évidence. Nous venions d’ajouter une seconde pièce maitresse, que j’espérais décisive, avant de me trouver troublé par cette découverte. Je ne l’avais pas connue, mais pénétrer son intimité me gênait. Je redescendis avec ce document intrigant et attirant.

En le feuilletant, Nathalie s’exclama :

— Tiens ! C’est bizarre : une lettre qui n’a jamais été ouverte. Elle est adressée à… Mathilde Martin de Jonhac.

— Pas étonnant ! C’est son jardin secret ! Peut-être le billet d’un amant déçu ? Ouvre-la et regarde ce qu’elle raconte !

Nous repartîmes chacun dans notre dépouillement. Alors que j’étais plongé, dans un article de vieux journal que j’essayais de déplier sans le déchirer, je fus soudain surpris par le silence. Le bruissement de papiers s’était arrêté. Je levais les yeux et vis David et Clara qui fixaient Nathalie. Celle-ci lisait la correspondance avec une telle intensité que c’en était saisissant.

— Quelle horreur ! Quelle horreur ! murmurait-elle en poursuivant sa lecture !

— Qui y a-t-il ? Montre-nous !

Elle me passa la lettre, en détournant le regard. C’était la première fois qu’elle me fuyait. Troublé, je commençais à parcourir ce manuscrit dont l’écriture me paraissait familière. Sans le vouloir, je lisais à voix haute.

Cela débutait sans date, sans vedette.


Je viens de rentrer à Paris. L’enterrement de Gabrielle a été très dur. Ma petite sœur bien-aimée ne sera plus jamais là. J’ai été choqué par votre froideur, vous, sa mère. Qu’il n’y ait pas eu de cérémonie à l’église était déjà douloureux. Votre attitude était révoltante. Je peux vous le dire maintenant, car je connais tous vos méfaits.

Je me rappelle cette scène quand j’avais six ans. Je vous revois, sortant de la maison, portant Michel dans vos bras, mon petit frère, votre second fils. Il avait l’air de dormir et pourtant curieusement il dégoulinait d’eau. Je vous ai vu le mettre dans la poussette. En montant, j’ai vu la salle de bain ouverte, la baignoire encore remplie, le sol inondé. Il avait dû se débattre, non ? Dans la soirée quand on a appris sa noyade dans l’étang, je ne compris pas ce qui s’était passé. Je savais qu’il était anormal, mongolien sans doute. Je savais que vous ne le supportiez pas, que vous en aviez honte. Enfant, on sent ces choses. Faire croire à cet accident dans l’étang, alors qu’il marchait à peine et que cette mare est au bout du parc, ne pouvait tromper que les crédules et les imbéciles, votre entourage, que vous terrorisiez. Comment avez-vous pu faire cela ? C’est ignoble et ces souvenirs m’ont longtemps travaillé avant que je comprenne l’atrocité de votre geste. Bien sûr, à ce moment-là, Père était à Londres. Jamais, je n’oserais lui rapporter vos méfaits, car je le sais trop faible avec vous. Vous me condamnez à un silence complice.

Cet acte aurait suffi pour que je vous haïsse. Vous avez fait pire.

Votre attitude pendant la guerre a été odieuse. Accueillir cet officier allemand dans notre maison, alors que Père se battait, était une indignité. Les femmes de votre genre ont été tondues. Vous le méritiez. La fable que vous avez montée ensuite, justifiant cette « amitié », selon vos termes, pour couvrir les activités de résistance qui se déroulaient dans la ferme à côté n’a pu convaincre que les mêmes crédules. Il est vrai que nous connaissions tous ce secret et que vous ne l’avez pas livré à Otto, votre « ami ». Père a soutenu votre fiction avec cette histoire de retrouvailles lors d’un parachutage. Ce n’était pourtant pas un homme d’action ! Sinon, comment expliquer la naissance de Gabrielle en 44 ? Il avait ignoré la disparition de son fils, vous tolériez ses frasques à Paris, et sans doute à Londres, il se devait d’accepter les vôtres.

Je vous soupçonne, ayant été le témoin involontaire de votre conflit avec Gabrielle, de lui avoir jeté à la figure ses origines. Sinon, pourquoi aurait-elle mis fin à ses jours de cette façon atroce ? Je l’ai consolée si souvent, quand après vos disputes, elle me demandait pourquoi vous la rejetiez, pourquoi vous la méprisiez si méchamment. Vous lui avez tressé la corde qu’elle a passée à son cou.

Vous avez tué deux de vos enfants. Vous venez de perdre votre ainé et votre appellation de mère. Plus jamais je ne veux avoir de rapports avec vous, femme indigne, femme odieuse.


— C’est signé Antoine, c’est l’écriture de papa, terminai-je dans un spasme.

Un interminable silence s’établit. Nathalie se rapprocha et je m’effondrai dans ses bras.

J’avais soupçonné depuis longtemps un lourd contentieux familial à l’origine de la rupture avec sa famille. Jamais je n’aurais imaginé un drame aussi épouvantable. Que cela avait dû être dur à vivre pour lui ! Je comprenais maintenant son air constamment triste. Je ne l’ai jamais entendu rire, blaguer. Pauvre papa !

Je me dis que cette maison enchanteresse était également hantée. J’avais hérité du meilleur et du pire. Comment accepter cela ? Comment cela avait-il pu être possible et tu, pendant tant d’années. Il nous manquait beaucoup de choses pour appréhender cette histoire. J’avais besoin d’aller au fond, de tout pénétrer jusque dans les détails les plus sombres.

Les vannes se sont ouvertes cette nuit. Sans tristesse, sans chagrin, mes larmes coulaient pour laver ce passé qui ne m’était rien. Nathalie était là, présence réconfortante, me soutenant dans cet effondrement qui me dépassait. Elle ne prononça qu’une phrase :

— En la condamnant, il s’est condamné !

Je ne l’entendis pas. Mais le lendemain matin, tout me parut clair dans ma tête. Je devais déterrer ce qui s’était passé, le contexte, toute l’histoire, non pas pour juger ou condamner, car ces crimes ne me concernaient en rien, mais pour vider l’abcès définitivement, pour que les morts reposent en paix. Peu importait ce que j’allais découvrir, tout devait être dit, écrit.

Nous reprîmes notre travail, soir après soir, pour résoudre ce casse-tête, pour tracer les premiers éléments de la vie de mes grands-parents, de mon père et de ses frères et sœurs, pour suivre ce fil dénoué en tragédie. Au bout de la table, d’autres tas de papiers, plus anciens, nous attendaient. Peut-être recelaient-ils d’autres d’horreurs ? C’était sans importance, je me sentais froid et déterminé.

La fin des vacances approchait, seuls quelques morceaux du puzzle avaient pu être assemblés. Il restait tant à faire et remonter ces malles, maintenant éparpillées, à Paris s’avérait impossible. Interrompre ce travail était inenvisageable. Sans bien comprendre, un besoin irrésistible me prit, celui de reconstituer cette histoire qui m’avait été interdite.

Cela était trop prenant. Je me suis arrangé avec mon patron, et ami, pour obtenir un mi-temps, sous un vague prétexte. Je passais mon temps entre Jonhac, continuant de vider les malles avec frénésie et Paris, où je lisais, je classais, démêlant un écheveau d’intrigues, entre horreurs et émerveillement de cette saga où je figurais en fin.

De temps en temps, Nathalie venait m’arracher à ce qui était devenu ma monomanie, s’attirant des reproches. Ou alors, elle s’accrochait à un document pour trouver sa juste place. Les filles nous regardaient nous disputer, se désintéressant de nos querelles.

Le roman de ma famille s’étalait sur les neuf générations précédentes, les trois siècles passés, en une fresque thérapeutique émouvante. À force de manipuler les papiers, je fis doucement connaissance avec ces noms dont certains revenaient plus souvent : Martin, Joséphine, Victor, Pierrin et bien sûr Mathilde et Paul. Je me sentais obligé d’approfondir mon approche, qu’ils m’acceptent. Quel autre moyen d’y parvenir que leur redonner vie ?

Nous avions tout classé par chronologie. Au passage, j’avais acquis une vague idée des tréfonds de cette histoire. Retrouver les prénoms de nos filles me disait mon implication entière, malgré l’absolue mise en silence par mon père. Allais-je y perdre mon âme, ou me libérer en gelant définitivement les patates chaudes de la famille ?

Je voulais comprendre comment ils avaient vécu, recontextualiser les événements et leurs choix. Nous avions ratissé les librairies, les bibliothèques, les archives. Un autre tas s’était constitué. J’avais parcouru ces documents, pour retrouver ma mémoire du pays, celle de mes gènes exilés à Paris. Je sentais, ou je croyais sentir, les vibrations de ce terroir.

Quand les premiers entrelacements fatals des destins avaient-ils débuté ? Quels ressorts, extérieurs ou intimes, avaient joué ?

Entre la frénésie de la découverte et la crainte de l’irrémédiable, j’avançais de façon chaotique. Sans le soutien de Nathalie, cette ascension aurait avorté.

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