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Jonhac, février 1736

Depuis l’été précédent, Martin père a demandé à Armand Nayrague de commencer à intéresser son filleul, Léon, au ménage du domaine. Le jeune sait maintenant le nom des principaux paysans. Après le battage, il a assisté au partage du froment et des tardivaux[1] dans chaque bouório[2] . Les sacs étaient alignés, la semence mise de côté et Armand avait noté le nombre de ceux à apporter à la Maison. Il est un très bon fermier, sachant la valeur des terres et leur production, débusquant aisément les grains dissimulés. Le pauvre jacque pris en dissimulation risque d’être jeté sur les chemins avec sa famille.

— J’ai trouvé seulement deux ruptures de bail pendant cette période, sans raison invoquée. Donc, à Jonhac, la sanction devait surtout servir de menace !

Le jeune maitre et l’intendant étaient repassés ensuite à la saison, pour les fruits et le vin, entendant les mêmes ressassements de plaintes. Armand lui avait montré alors les chiffres, ce qu’il fallait garder pour la maison, ce qu’on pouvait vendre aux marchands. En fin d’automne, durant de longues journées, monsieur Nayragues père était venu pour les baux des nouveaux métayers, qui emménageraient à la Toussaint ou à la Saint-Saturnin.

Depuis plus de dix ans, lui avait expliqué Armand, les fléaux s’abattent sans relâche sur ces pauvres bougres auxquels le curé évoque sans cesse les sept plaies d’Égypte, exigeant leur nécessaire repentance face à la colère du Tout-Puissant. Les bénédictions des terres et des bêtes, les incessantes processions expiatoires, malgré leur peu d’effets, paraissent le recours le plus sage.

Cette saison-là, les livraisons de grains ont été si médiocres qu’il n’a même pas été utile de faire venir le marchand. L’abbaye voisine, qui reçoit une partie de la dîme, n’a pas pu emplir suffisamment son grenier d’aumône. Les châtaignes, ultime ressource salvatrice, se montrent peu abondantes et disputées par les sauvagines déjà affamées. L’hiver s’annonçait sous ces auspices sombres.

Le jour de l’épiphanie 1736, la bise glacée commença à souffler, pétrifiant tout pendant près d’un mois, terrant chacun au fond de sa masure, obligeant à déserter les foires et autres assemblées. On trouvait des animaux, et parfois des hommes, morts de froid dans les chemins. Le vin gelait à rompre les pipes les plus robustes. Sans attendre que la canteleu[3] siffle, les portes des maisons et des bergeries avaient été renforcées. Quand elle chanta, même les plus intrépides ne purent retenir un frisson : il n’y avait plus d’espoir. Les nuits furent hantées des hurlements, et, par la grâce de Dieu, seul un poulailler subit une attaque, avant que les fauves partent chercher plus loin une nourriture incertaine.

Puis le frima céda la place à des jours de givrée, plongeant le pays dans une brume blanche qui le laissait comme couvert à la chaux quand elle se levait en milieu de journée, avant de relancer son linceul avec l’obscurité.

Dès les premiers réchauffements, des bandes d’affamés se mirent à arpenter les chemins, attaquant les maisons isolées à la recherche de la moindre subsistance. L’aisance apparente de la bâtisse la désignait comme un lieu épargné par la faim et de provisions.

Léon dort paisiblement, recroquevillé sous le pesant édredon pour préserver sa petite chaleur. Depuis toujours il abhorrait ces nuits d’hiver, quand se dévêtir dans le froid, enfiler cette chemise glaciale et attendre que la bonne ait bassiné sa couche devenaient une épreuve. Elle ne descend jamais assez loin, voulant garder de la braise pour tous les lits, surtout le dernier : le sien.

Le fracas réveille l’adolescent : des coups sourds, des voix fortes et lointaines, le déchirement du bois éclaté, suivi de clameurs. Effrayé, il se glisse au plus profond de son lit, poussant ses pieds dans la partie gelée. De nature craintive, il préfère ignorer les tourments plutôt que de les affronter.

Il entend la porte de la chambre de son père s’ouvrir, des pas précipités dans l’escalier, la voix interrogative de Gaston, l’homme à tout faire, alors que tonnait celle de son père :

— Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous ? Dehors, vous êtes chez moi !

La réponse ne parvient pas au garçon pelotonné sous les plumes, terrorisé par ces bruits inconnus. Des bribes lui arrivent, angoissantes, parmi lesquelles il reconnait la voix paternelle. Le ton a baissé. Il se met en boule, souffle sur ses doigts crevassés d’engelures et repart dans son sommeil tourmenté de cauchemars.

Il manque ainsi la scène de son père, descendant l’escalier muni d’un beau fusil de chasse reçu en cadeau et dont il ignore le maniement. Il reste cependant assez impressionnant pour effrayer la douzaine d’hommes, femmes, enfants qui se précipitent dans la cuisine, raflant le moindre débris comestible. Ce sont des étrangers, car ils méconnaissent les sacs soigneusement entassés dans le grenier, à l’abri des rongeurs. Ils s’éparpillent en engouffrant les dernières miettes, laissant le maitre et son serviteur hébétés devant cette sauvagerie de la faim.

Au lever du jour, la fringale et une envie pressante forcent le gorcóu à sortir de sa bulle tiède. Les matins restent aussi éprouvants que les couchers. Il enfile ses vêtements glacés, pourtant méticuleusement disposés la veille sous l’édredon rouge, sans oublier le bonnet sur son crâne, fraichement rasé à cause d’une épidémie de gale. Une fois soulagé, il descend en courant dans la cuisine, seule pièce chauffée le matin par Marie-Jeanne qui active les braises dès son lever. Il stoppe net au milieu des marches, surpris par le courant d’air glacial. Ses yeux restent collés à la porte d’entrée par laquelle la burle s’engouffre en sifflant. La grande pouórto a été défoncée : plus aucune protection n’existe. Un frisson lui fait reprendre conscience. Agrippé à la rampe, il dévale les dernières volées et traverse d’un bond ce couloir effrayant.

Le feu flambe, mais la bonne pleure, courbée sur la table au lieu de l’accueillir avec son sourire habituel.

Comme elle semble ne pas l’avoir entendu, il lui touche la main. Elle le saisit en l’entourant de ses bras.

— Mon pauvre Léon ! Ils n’ont rien laissé, il n’y a rien à manger…

— Et père ?

— Il dort ! Ils n’ont rien pris, sauf la nourriture : les miches de la semaine, les jambons et saucissons, les chapelets de maïs… Tout ! Ils se battaient entre eux. Mon Gaston n’a pas eu de mal à les pousser dehors. Mais il n’a pas pu réparer la porte…

Ses deux petites sœurs, transies, les ont rejoints, larmoyant sans bien savoir pourquoi. Marie-Jeanne parvient à dénicher un chignon de pain épargné et en apprête une bouillie pour apaiser la faim des enfants. Les jeunes hésitent entre les besoins criants de leur ventre et l’aspect rebutant du brouet. Martin arrive, accompagné d’Ophélie et de Gaston. Il envoie ce dernier demander secours à la ferme voisine, en attendant de relancer une fournée. Las ! La ferme a été également dévalisée, rapporte Gaston.

Une réserve de farine est trouvée, mais que de temps pour le pétrissage, la levée et la cuisson ! D’autant qu’il faut dégeler et réchauffer l’eau des seaux, maintenir les gros pâtons à bonne température alors que les bourrasques glacées courent dans la maison, tandis que les coups de marteau résonnent dans l’entrée. Cette journée avec le ventre vide s’étire lentement ! Armand arrive dans la matinée et s’empresse de faire un aller-retour vers Rodès pour rapporter quelques viandes séchées et maints gâteaux secs, empruntant des chemins détournés, peu fréquentés et glissants.

Ces événements marque profondément Léon, qui restera soucieux toute sa vie de veiller à vendre aux pouráillos et autres gueux le grain à prix coutant, se refusant à suivre les spéculateurs profitant de la misère. Il avait assisté aux achats des indigents, souvent quarton par quarton[4], les familles s’endettant sur plusieurs années pour une semaine de pain. Au plus dur de la saison, il demande à ce que des fournées supplémentaires soient cuites : la nouvelle que quelques miches leur seront destinées se répand chez les mendiants, chaque froidure faisant apparaitre ces hordes de miséreux, surgies d’on ne sait où.

Martin a, lui aussi, été choqué par cette agression et ce vol. Non seulement la porte est réparée, mais surtout elle est renforcée telle celle d’une prison. Le jardin est clos d’un haut mur et les caves aménagées pour stocker des légumes : ils ne sont pas les seuls à se nourrir de choux, de racines diverses, grande richesse par rapport à ceux qui ne disposent que des raves des bestiaux et du son pour

[1] récoltes d’arrière-saison


[2] métairie, avec les bâtiments


[3] Tuile à loup, positionnée de telle sorte qu’elle siffle quand le vent froid souffle.


[4] Environ 2 litres de grains, de quoi faire une miche.

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