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Jonhac, 1745

La cérémonie est terminée. Une grande partie du village avait participé, comme à chacune des obsèques du reste. Léon sort avec lenteur du cimetière. Quel triste jour, malgré cet agréable soleil d’octobre ! Il soutient Ophélie, sa mère, fort éprouvée par la disparition de son époux. Il sait la tendresse qui les liait. Sa mort est une perte irrémédiable. Il regrette de ne pas lui avoir encore plus exprimé son amour filial. Ses deux sœurs entourent également leur mère, délaissant leur mari à cette occasion. Cette famille soudée et aimante est un bienfait.

Tout le village s’était massé à la messe. Les notables des environs, leurs connaissances de Rodès ont fait le déplacement, même le vieux monsieur Nayrague, au bras d’Armand. Le chagrin de ce dernier montrait l’estime qui les avait liés.

Voilà une quinzaine d’années que Léon travaille avec son parrain, sous la supervision distante de son père qui n’intervenait plus à la fin que pour trancher les questions importantes.

Léon se souvient de ce choc à l’école des frères. Il devait avoir dix ou onze ans. Un camarade de classe, un petit nobliau déclassé, lui avait lancé avec morgue : « Toi, tu n’es qu’un fils de laquais ! ». Le mépris l’avait plus blessé que les mots. L’image de son père s’était détruite en une seconde. Il l’avait observé ensuite, notant tous les gestes, toutes les expressions qu’il pensait révélatrices de cette honte. Du reste, il parlait si mal la langue d’ici, butant sur les mots et conservant cet accent déplaisant. Léon dissimulait son dégout sous le respect obligé.

Une dizaine d’années plus tard, Martin l’avait convoqué dans le bureau : il devait s’agir d’une affaire très importante ! Son père l’avait rudoyé, car, lors d’une visite, il l’avait entendu prononcer inutilement des mots blessants vers un de leurs paysans. Martin lui avait expliqué que son confort, ses études venaient de ces gens-là. Il devait les respecter. Puis il lui retraça son enfance, sa vie de fils de domestique, comment il avait grandi et travaillé en tant que serviteur et valet. Ils appartenaient, eux aussi, au peuple servile. Martin raconta sa chance extrême et par quel moyen, en imitant son maitre, il avait pu acquérir de la fortune. La fierté de son origine et de sa fortune entraina une admiration du fils pour son père, jamais démentie.

Ce discours exceptionnel d’un père taiseux à un jeune homme le marquera toute sa vie, l’ouvrant à une philanthropie généreuse. La force insufflée à ce trait traversera la plupart des générations à venir. Léon ressassera cette incroyable aventure. Il cherchera à en apprendre plus. Adulte, il s’en rapprochera, le tannant pour arracher des bribes de son passé. Martin cédera finalement devant son fils aimé, touché par cette proximité. Léon couchera sur un cahier l’histoire heureuse de son géniteur.

À l’entrée dans cette maison, il a un frisson, car maintenant, c’est lui le maitre. Il a appris longuement sous la houlette de son père et d’Armand, mais savoir et pouvoir ne sont pas semblables. Surtout, dorénavant, il est le seul maitre de la famille et d’une centaine de personnes. Il est un peu effrayé par ce passage, sans cependant douter de lui.

Ses études chez les frères lui ont bien formé la tête. Son malaise vient de son caractère rebelle associé à sa timidité. À force de tout ramener à la religion, les bons pères l’ont rebuté. Il s’est mis très tôt à réfléchir, sa logique d’enfant butant sur trop d’incohérences. Craignant la foudre de ses maitres, il n’a jamais confessé son incrédulité. Il en souffre. Il veut s’instruire par lui-même. L’exemple de son père lui a montré la possibilité de changer sa destinée. C’est aussi ce questionnement qui le tourmente en franchissant le seuil.

Pour l’instant, il doit assurer son rôle, recevoir tous les invités et prendre soin de sa mère. Auparavant, il monte voir Honorine. Leur petite fille de trois ans joue aux côtés de sa maman alitée, grosse d’un fils, espère-t-il. Tout va bien. Il se remet avant de descendre : son image doit paraitre solide.

Les personnes présentes sont presque toutes des habitués qui se retrouvent. Depuis maintenant cinq ans, cette société est invitée le dimanche de la Sainte Trinité, événement majeur pour la famille. Cette date avait résulté d’un choix très délicat, car une référence à une fête religieuse était nécessaire, mais sans avoir à obtenir la bénédiction du clergé. Cela écartait celle du Sacré-Cœur, culte principal de la région. La Pentecôte arrivait trop tôt dans l’année. La Saint-Antoine, la fête du village, était exclue : cette date était maudite depuis le jour de folie de 1742 qui avait vu des affrontements avec les jeunes de Mayssière, laissant plusieurs morts.

Cette journée compassée de printemps débute par un repas généreux, servi dans la grande salle et s’achève dans le jardin autour d’une citronnade, boisson exotique s’il en est. Les menus, joliment imprimés, en français de Paris, sont conservés année après année. L’établissement des listes d’invités, puis la constitution des tables, donnent lieu à des réflexions ardues si on en juge par les ratures et ajouts sur leurs préparations. Par ce moyen, Léon étend lentement la notoriété de la maison.

Ce repas d’enterrement marque une fin. Malgré la lourdeur du temps et du moment, le nouveau chef de famille sent une ambiance détendue et gaie, comme si un soulagement devenait nécessaire après cette cérémonie éprouvante.

Léon prend la suite de son père. Plus ouvert et plus à l’aise, aussi bien avec les paysans qu’avec les notables, il est apprécié et connu dans tout le pays comme le boun mèstre de Jonhac.

Le petit Augustin naitra au fond de l’hiver, heureusement de santé robuste, ce qui lui permettra de survivre à l’attaque de la petite vérole dans sa cinquième année, fléau qui emporte un enfant sur trois. Isolé dans sa chambre, surveillé par une bonne qui lui répétait : « Arrête de te gratter, sinon, aucune fille ne voudra jamais de toi ! », il lui répondait : « Attache-moi les mains ! ». L’anecdote restera, mais Augustin gardera le visage très peu marqué.

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