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Jonhac, 1796
Augustin suit les nouvelles, s’abonnant à tous ces journaux nouveaux, redoutant d’y lire le retour des troubles. Victor, adolescent de quatorze ans, parcourt ces feuilles, interroge sans cesse son père sur les événements passés et présents, avide de comprendre, fougueux et pressé de participer à ces événements. Il admire ces soldats, partis avec courage et ferveur défendre leur nouvelle patrie. Il découvre ainsi les récits de la campagne en Italie d’un jeune général corse. Ce Buonaparte devient son héros avec l’expédition en Égypte et ce que les savants montrent de ce pays. Il n’a qu’une hâte : s’enrôler à son tour pour aller conquérir ces contrées, porter la nouvelle de la liberté. Augustin le regarde, émerveillé de l’enthousiasme de son fils, de sa jeunesse conquérante, fier de son rejeton. Il ne se doute pas que cette aventure va le tenir éloigné si longtemps et de façon si éprouvante.
Victor, militaire, écrira rarement, toujours pour raconter un exploit ou une promotion. Augustin devient un lecteur assidu du Bulletin de la Grande Armée. Chaque nouvelle, chaque allusion au corps d’armée dans lequel sert son fils se transforme en une occasion d’épuiser ses relations en leur lisant mille fois ces passages.
Son père l’accueille à son retour comme un héros, mais il est bien le seul. Depuis le début de 1815, les anciens notables ont relevé la tête, soutenus par l’Église.
Durant toutes ses années de campagne, la nostalgie de sa maison d’enfance a tourmenté Victor. En quatorze ans, il n’y est revenu que deux fois. Son âme est là, son repos est là ! Augustin n’a eu aucun mal à lui proposer de se marier avec Joséphine Nayrague, sa filleule alors âgée de vingt ans, scellant enfin l’amitié des deux familles depuis trois générations. Affronter ce valeureux guerrier de trente-trois ans n’effraie pas cette jeune femme à la tête formée aux affaires ; elle apprend très vite comment, en lui laissant la gloire de décider, l’amener à ses propres vues. Victor se contente ensuite de penser à son passé et à sa jolie épouse.
Les noces se déroulent en cette terrible année de 1816, à nulle autre pareille. Le temps, catastrophique, avait enchainé des nuages sombres et de la pluie durant tout l’été alors que les températures restaient celles de l’hiver. Lors des rares éclaircies, le ciel se marbrait d’oranges, de feu dans des éclairages inquiétants. Victor était convaincu que Dieu n’avait pas pardonné à la Terre d’avoir fait chuter son Envoyé.
Les soubresauts de la révolution de l’Empire s’estompent. Victor devient le maitre de Jonhac, en 1820, à la mort de son père, Augustin.
— Finalement, c’est un soldat ! Il aurait quand même pu adjoindre un petit titre de noblesse à votre famille !
— Ça me manque ! Non, ce que je trouve touchant, c’est le ressenti de cet homme qui voit dans la nature l’explication de ses sentiments. Ce que Victor ignorait, donc que je n’ai pas mis dans le texte, c’est que ces nuées étranges étaient dues à l’explosion en avril 1815 du mont Tambora, en Indonésie, qui avait envoyé des particules dans la haute atmosphère. Les « ciels à la Turner » ont la même origine, car cela a duré plusieurs années…
— Rien que de bien naturel, donc !
— Je n’ai pas repris non plus les conséquences sur les récoltes de cette année-là. C’est le dernier gros incident climatique, la fin de cette période froide.
— La misère, on a compris ! Mais vos malheurs de famille, tu y viens ?
— C’est encore une mise en condition ! Tout se tient, c’est assez incroyable ! Pour conclure sur Victor, un fait divers que tu ignores ! Ce sont les Weber qui m’ont montré les traces de reconstruction de la ferme. J’ai cherché dans les archives. Écoute !
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