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Jonhac, 1871

C’est compter sans Joséphine, soixantenaire de caractère. Elle pourrait profiter doucement de la vie, passer son temps à prendre le thé avec ses rares amies. Elle s’est toujours tenue derrière son monumental mari, qu’elle savait guider sans qu’il s’en doute, et le remplace maintenant, puisque son fils ne montre aucune attention pour ses intérêts.

Femme de son temps, prenant comme modèle l’Impératrice Eugénie, elle est passionnée par l’économie et les changements qui se produisent. Elle poursuit les investissements de Victor dans les mines de charbon et de fer, lancées par le duc Decaze, qui se développent un peu au nord de Jonhac, convaincue que l’industrialisation va bouleverser le monde et apporter le progrès. Elle suit l’avancée de la ligne construite par la Compagnie du chemin de fer Grand-Central de France, dont elle espère devenir un des rares actionnaires. Une gare est prévue à moins de dix kilomètres de Lampeyrac ! Elle liquide les vieilles rentes, qui ne rapportent plus guère, pour concentrer ses placements vers l’avenir. Elle est fascinée par le modernisme : elle adore contempler ces immenses feuilles imprimées, à la calligraphie et aux ornementations cérémonieuses, avec les coupons détachables. Les noms, ronflant, la ravissent par leur sérieux : Société Anonyme des mines de diamants du Rhaphiujistan, Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama,… Sur une chaise git un paquet de titres, qu’elle ignore malgré son gonflement irrépressible, qui rassemble les actions des entreprises qui se sont évanouies, en dépit du destin mirobolant attendu.

Se battre pour une fortune qui va disparaitre serait une absurdité. La famille de son mari est devenue la sienne. Elle se doit d’agir pour qu’elle vive, qu’elle se perpétue ! Devant le désastre possible d’extinction, elle pousse Émile à prendre une seconde épouse. La réputation et la richesse de la maison restent de beaux atouts, contrebalançant l’élégiaque prétendant.


Marie-Charlotte Faysse à Joséphine Martin de Jonhac, le 4 décembre 1871

Madame, et j’espère bientôt, chère amie,

J’ai pris connaissance avec grand intérêt de votre courrier et vous en remercie vivement. Monsieur le curé Bonneton est un homme précieux et il a eu mille fois raison d’évoquer ma petite Célestine auprès de vous.

La réputation de la famille de Jonhac est respectée et votre demande m’apparait comme un honneur.

Nous connaissons la situation de votre fils Émile qui se remet si douloureusement de la perte de son épouse malgré les lustres écoulés. Cela démontre une âme de belle valeur et une grande constance de sentiments, ce que recherche toute femme honnête.

Je tiens d’emblée à vous rassurer sur les raisons de la disparition de mon mari, malheureusement acculé par une horde de créanciers qui lui réclamaient des sommes indues. Feu mon époux était le plus honnête des hommes et ce sont des revers de fortune dans ses activités qui l’on contraint à se trouver dans l'incapacité d’honorer ses dettes. Je sais que des rumeurs ont couru, mais je suis en mesure de vous assurer que c’est un regrettable accident avec son arme de chasse qui a été la cause de son décès. Il est certainement dans votre connaissance que, naguère, il avait fait fortune dans de nouveaux produits chimiques, dont j’ignore tout, mais dont l’utilité était grande. Las ! La guerre désastreuse a mis fin à ces activités, rendant notre situation des plus précaires. Là encore, nous avons dû affronter des médisances, imputant la mauvaise qualité des composants à une falsification, alors que la complexité de la production pouvait, il est certes vrai, parfois aboutir à de l’eau en lieu et place de la liqueur attendue.

Mon époux comptait doter honorablement notre fille, afin qu’elle puisse trouver un destin digne de sa beauté. Il n’en sera pas ainsi et Célestine est résignée à une vie dictée par notre Créateur.

Comme votre fils, notre chère enfant est gouvernée par les sentiments, à l’instar de la jeunesse de nos jours. J’ai évoqué avec elle la différence d’âge entre nos deux anges, ce à quoi elle m’a répondu, je me permets de la citer afin de vous montrer la grandeur de son cœur : « Vingt-sept ans importent moins que la bonté de l’âme ».

Je la devine heureuse à l’idée de faire la connaissance de votre fils. Ne pouvant vous recevoir dans des conditions décentes, je me propose de vous rendre visite avec Célestine, à une date qui vous conviendrait.

Madame, je vous prie de croire en ma reconnaissance et de trouver ici mes salutations distinguées.


La belle Célestine convole avec Émile en secondes noces, et rejoint la triste bâtisse. Avec Joséphine, c’est l’entente cordiale, selon l’expression usuelle de l’époque. Peut-être est-ce dû au fait que c’est Joséphine qui est allée la chercher, prenant soin de choisir une affidée. Elle sait que Célestine ne lui disputera pas sa place. Émile reste toujours absent de ce monde, ne répondant que si on le sollicite, indifférent à sa fraiche et splendide femme, aux enfants qui vont venir.

La gracieuse étrangère apporte un sang neuf, assorti d’une beauté exceptionnelle. La maison commence à revivre avec cette jeune personne enjouée et insouciante de l’état de son époux âgé, aussi bien que des malheurs de la vie. La véritable renaissance de Jonhac se produit à l’arrivée d’Auguste en 1870, à peine un an après le mariage, alors que le canon gronde sur la capitale. La sixième génération a son garçon ! Cela importe plus que la chute de l’Empire et de la France. La petite Adélaïde se fera attendre deux ans.

Une photo montre au pied de Joséphine, majestueuse et autoritaire, une admirable gamine d’une dizaine d’années, un joli garçon au début de son adolescence et Célestine, belle comme un accessoire. La famille se résume à ces quatre personnes. Émile s’est éteint quatre ans avant cette prise de vue, pour autant qu’il se soit allumé un jour.

Célestine possède un cœur simple, n’ayant rien hérité de son père roublard. Ayant connu des hauts et des bas, elle a développé une indifférence aux classes sociales qu’elle côtoie, les ayant toutes fréquentées au gré des aléas de fortune de son procréateur. Les enfants de la Grande maison descendent donc à l’école du village, apprendre les rudiments d’instruction nécessaire aux bons petits Français républicains. Joséphine tombe en extase permanente devant sa belle petite fille. Sa mère se distrait en feuilletant des magazines de mode. À peine adolescente, la petite Adélaïde rejette la campagne de ses joies enfantines. Elle veut aller en ville, vivre comme les dames des catalogues. Célestine cherchant à détromper son ennui la soutient timidement auprès de la grand-mère. Celle-ci finit par accepter une remise en état de la maison de Rodez et bientôt les deux femmes s’y installent avec Auguste, laissant Joséphine à Jonhac, trop heureuse d’être seule à gérer les affaires.

Avec l’âge, la propriétaire ne poursuit qu’un objectif : faire fructifier la fortune. Joséphine devient pingre et dure avec les paysans, rejetant toutes les excuses, n’hésitant pas à expulser les malheureux. Son intérêt pour la bourse tourne en une passion effrénée, s’étant adjoint un secrétaire instruit de ces pratiques. Trop loin de Paris, elle a choisi la corbeille de Toulouse pour ses opérations. Heureusement que la distance freine les transactions, car son intuition tombe souvent de façon malencontreuse. Un coup de chance, suivi d’un effondrement conséquent, la sortent de son obsession financière. Plus de la moitié de la fortune s’est évanouie sur une affaire de banque. Trop craintive ensuite pour sa richesse restante, elle ne continue que petitement, quand l’enrichissement lui parait certain, ce qui ne l’épargne pas d’aléas maléfiques, continuant d’amoindrir ses possibilités de spéculations.

À Rodez, la jeunesse s’installe.


Clémentine à Célestine, le 17 mars 1891

Ma chère Célestine,

J’espère que vous n’avez pas oublié la bien-aimée Clémentine de votre jeunesse. Voilà bien longtemps que je n’ai point eu de vos nouvelles. J’ai appris récemment que vous alliez vous installer dans l’Hotel de Jonhac à Rodez. Vous n’ignorez point ma curiosité, dont vous me taquiniez ! Dès que j’ai vu que de gros travaux étaient en cours, je me suis renseignée. Quelle joie de vous revoir ! J’espère que nous retrouverons nos vieux souvenirs.

Cela fait presque vingt ans que vous êtes enterrée dans ce trou, auprès de la vénérable Madame de Jonhac, dont on dit qu’elle est devenue dure et acariâtre. Pour que cela parvienne jusqu’à mes oreilles, cela doit dépasser l’entendement. Vous avez bien raison de fuir cette demeure lugubre.

J’ai également entendu, mais vous savez que j’adore écouter ce que vous nommiez les commérages, que c’est votre fille, Adélaïde, qui pousse tout ceci. Il se dit même qu’elle est encore plus charmante que vous à son âge. Vous allez devoir la surveiller si elle arrive en ville, car la jeunesse n’a plus la retenue bienséante de notre temps. Je suppose que votre fils Auguste sera aussi du voyage. Ils pourront faire la connaissance de mes enfants, Alphonse et Germaine, qui sont âgés respectivement de dix-sept et quinze ans.

Quel plaisir de vous revoir ! Si vous le voulez bien, je vous introduirai dans les salons de Rodez : il ne faut pas que vous restiez cloitrée dans une nouvelle prison. Vous n’êtes certainement pas sans savoir que l’événement le plus important de notre petite communauté est le bal organisé par madame la préfète le 4 septembre : on se doit d’y être ! Elle a instauré cette date en souvenir de la proclamation de la République ! Pourquoi pas ? En tous les cas, c’est le début de l’année sociale pour toute la bonne société de la ville et ses alentours. Pour cette année, c’est sans doute un peu tard, mais l’an prochain, vous y serez attendues, vous et votre fille, je vais m’y employer.

Votre toujours dévouée Clémentine.


Les enfants sont dans les meilleures écoles. Adélaïde a su convaincre son aïeule de la nécessité des dépenses inhérentes à cette vie. Célestine promène sa beauté et sa gentillesse. La bourgeoisie de Rodez a vite fait de la repérer et de la convier pour son charme, le nom de Jonhac se trouvant encore dans quelques mémoires. Son beau-père Victor avait maintenu le train de vie sociale de Léon jusqu’à un âge avancé. Émile n’y participant pas, les relations s’étaient ensuite distendues. Joséphine n’en avait conservé que quelques amies, pas trop distantes, pour se rendre visite.

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