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Rodez, septembre 1893

Depuis leur installation à Rodez, Célestine s’est métamorphosée. Elle a retrouvé le monde fastueux de son enfance, en renouant avec ses camarades de jeunesse, notamment Clémentine, qui l’a introduite dans la bonne bourgeoisie de la ville. Le nom de Jonhac a effacé celui de Fraysse et le scandale de l’escroquerie de son père, suivi de son suicide. Elle recommence à vivre et à se dérider. Une petite cour de prétendants, autant attirés par ses charmes que par sa fortune, se constitue, ignorant que Célestine, la fille de réprouvé, ne possède rien, car le patrimoine a été soigneusement placé sur la tête des deux enfants.

La jeune Adélaïde bout, voulant accompagner sa mère dans toutes les fêtes et réceptions. C’est elle qui a entrainé la famille hors de Jonhac, ou plutôt, de la houlette sévère de « l’Impératrice ». La finaude a su manipuler sa grand-mère et faire bouger sa nonchalante mère. Elle veut vivre ! C’est elle qui a exigé de continuer des études au lycée de jeunes filles. Elle compte atteindre l’École normale, la seule possibilité de s’instruire.

Auguste, son nigaud de frère, parti poursuivre des études de juriste à Toulouse, laisse les deux femmes face à face, dans des confrontations aussi virulentes que fréquentes qui s’achèvent par une réconciliation et toujours à l’avantage de la jeune fille au caractère déterminé.

Célestine, harassée par la véhémence d’Adélaïde, finit par lui promettre son premier bal pour ses dix-huit ans et se retrouve complice pour cette préparation. Elles passent des heures dans la boutique de Madame Destrayous, riant de leur connivence. La note de la couturière étant malencontreusement arrivée en même temps que l’annonce d’une perte autrement importante dans cette sombre histoire de Panama, une missive véhémente à la belle-fille enjoint de limiter les dépenses. Un voyage de la donzelle auprès de sa grand-mère apaise la tourmente. La douairière ne peut rien refuser à sa petite fille, voyant dans cette jeunette sa digne successeuse, ayant reporté sur son petit-fils le mépris condescendant qu’elle éprouvait pour son poète de fils, son colonel de mari, et d’une manière générale sur la gent masculine.

Adélaïde resplendit dans l’éblouissement de ses dix-huit ans, belle, gracieuse et malicieuse. Le soir du 4 septembre, quand elle pénètre au bras de sa mère dans la salle de Madame de Bonrupré, la préfète, un léger silence plane, d’admiration chez ces messieurs, d’envie et de jalousie chez ces dames. La mère était connue, la fille est une révélation : copies de la même beauté, l’une dans la maturité de la quarantaine, l’autre dans son épanouissante fraicheur, elles ne peuvent pas laisser indifférent. Les conversations reprennent sous le masque de la politesse et de la bienséance, en attendant l’ouverture du bal.

Adélaïde se force à afficher un regard tranquille pour masquer l’appréhension qu’elle éprouve devant tous les yeux de cette société braqués sur sa petite personne. Elle cherche à reconnaitre des camarades de son lycée de jeunes filles. Les rares qu’elle aperçoit restent sous la garde rapprochée de leurs parents. Célestine n’est guère plus à l’aise, s’affichant comme femme seule, malgré son statut de veuve. De polis et courtois saluts masculins, à distance, font baisser la tension, d’autant que les invités se succèdent maintenant avec rapidité et que la salle broue gaiement.

Avec discrétion, un frénétique petit manège débute, faisant accourir les fringants cadets quémandeurs d’une ligne sur le carnet de bal de la belle. Encore intimidée, la tendre damoiselle n’a pas remarqué que, dès son arrivée, une paire d’yeux s’est fixée sur elle. S’il n’est pas le mieux mis, il parait plutôt joli garçon, la figure déjà mangée par de belles rouflaquettes blond vénitien tranchant avec l’auburn de ses cheveux et sourcils, la silhouette avenante, un port altier, gommant un vêtement de second rang. On devine de l’assurance et un vif esprit derrière un léger sourire sardonique. La fixité de ce regard finit par attirer celui d’Adélaïde qui tombe d’amour au même instant.

Troublée par ce sentiment inconnu qui la submerge, elle se fige une minute, n’entendant plus les dithyrambes maladroits de ses courtisans. Tancée par sa mère, elle inscrit le nom de Clermont de Bonrupré, avant de se reprendre et d’éloigner les demandeurs par des mots lancés avec tant de grâce que les déçus s’écartent encore pleins d’espoirs. Célestine admire l’aisance de sa fille, se demandant d’où lui vient cette facilité à jongler avec les soupirants. La jeune fleur ne cesse cependant d’épier son attente, qui s’approche avec désinvolture après avoir salué courtoisement plusieurs de ses rivales, dardant le cœur d’Adélaïde de coups glaçants.

Quand enfin il condescend à lui sourire, elle l’ignore et note ostensiblement le nom d’un fat qui la pressait trop.

Le bravant de son mépris, elle se tourne déjà vers un autre poseur quand son frêle poignet est saisi.

— Mademoiselle, je crains que votre carnet soit complet…

— Monsieur… J’en suis désolée…

— À moins que cela ne vous déplaise…

Adélaïde sent le rouge lui monter aux joues, alors que les jeunes coqs commencent à sortir leurs ergots, prêts à en découdre avec ce bravache.

— Messieurs, je vous prie de m’excuser, mais je vois ma cousine légèrement indisposée. Permettez-moi de l’accompagner afin qu’elle se remette, et puisse vous rejoindre dans quelques minutes.

Son aplomb cloue les blancs-becs, lui laissant l’occasion de tirer à lui Adélaïde dont il n’a pas lâché le poignet.

Le caractère volontaire de la belle a fondu à ce contact. Ce n’est qu’en franchissant le seuil du balcon qu’elle se reprend :

— Monsieur, comment osez-vous…

— Pierre, pour vous servir maintenant, et aussi longtemps que vous me tolérerez !

— Monsieur…

Les mots ne viennent pas. L’indépendante est domptée. À l’écart, leur premier baiser transportera Adélaïde dans le monde adulte et celui du bonheur.

Leur brève intimité sera troublée par Célestine qui n’a rien perdu de la scène et estime prudent de retenir son enfant.

— Ah !, ma fille, l’orchestre s’accorde. Monsieur le Préfet va ouvrir le bal avec Madame la Préfète et, après quelques pas, ce sera à nous. Venez près de moi en attendant. Monsieur patientera bien volontiers !

Les jeunes gens se laissent séparer. Adélaïde enchaine les danses, sous l’œil vigilant de sa mère, elle aussi entrainée par tous les veufs de la ville se rêvant en époux de cette riche beauté. Elle se montre indifférente à ces avances, plus préoccupée par celles prodiguées à sa fille. Elle doit d’intervenir plusieurs fois pour inciter Adélaïde à se défaire de Pierre, cavalier trop entreprenant à son goût.

La soirée est écourtée et, pendant les quelques pas qui les séparent de leur demeure, la mère tente d’inculquer à la novice quelques principes des bonnes manières à respecter. Adélaïde l’écoute, la tête pleine d’une ivresse infinie qui l’endormira dans son lit de jeune fille.

Célestine se renseigne sur ce garçon de petite famille. Elle ne nourrit pas de projet précis pour sa benjamine, sinon celui de protéger sa virginité et son innocence. Elle interdit à sa fille de revoir ce freluquet et la place sous étroite surveillance. C’est méconnaitre le caractère d’Adélaïde et sa pulsion irrésistible vers ce beau jeune homme aux propos grisants et aux gestes doux.

En octobre, avec les premiers frimas, Adélaïde tombe malade : des nausées et des étourdissements la prennent. Célestine craint par-dessus tout les empoisonnements, si fréquents et qui peuvent vous emporter en quelques jours. Heureusement, Adélaïde se remet et elles peuvent rejoindre Joséphine et Auguste à Jonhac pour la fin de l’année.

Chaque jour, au prix de mille ruses pour n’être point accompagnée, elle se rend au village, avec, cachées dans sa robe, une longue lettre en descendant, une missive brulante en remontant.

Adélaïde est tellement bien remise de ses malaises qu’elle prend des rondeurs. Il faut une remarque de la vieille cuisinière pour enfin ouvrir les yeux aux futures grand-mère, arrière grand-mère et mère : « T’es belle comme si t’étais grosse d’un p'tiaud ! ».

Après les cris et les pleurs inévitables devant un tel scandale, Adélaïde peut leur expliquer la raison probable de son état et délivrer le nom du coupable, revendiquant sa situation et son amoureux avec une crânerie bien inutile. Auguste, qui a abandonné à sa sœur la perspicacité lors du partage des caractères, assiste à ces scènes, sans bien en saisir le fond.

Le coquin est invité à Jonhac, sans se douter de la raison de cette demande, tout heureux de revoir sa belle Adélaïde. Leurs retrouvailles, sous l’œil acéré de la matrone et de son affidée éplorée, montrent que les tourtereaux ne demeurent pas indifférents l’un à l’autre.

— Jeune homme, vous semblez apprécier la compagnie de ma petite-fille !

— Ah !, Madame, si vous le permettez, je vous en chanterais les grâces.

— Jeune homme, Pierre, c’est cela ?

— Pour vous servir, Madame !

— Ne jouez pas avec moi. Ce ne sont pas vos politesses mielleuses qui vont m’amadouer. Expliquez-nous plutôt la situation et ce que vous comptez faire.

— Madame, je ne comprends pas…

— Vous ne comprenez pas qu’à vous amuser avec une jeune fille innocente, il y a des risques ?

Adélaïde s’avance, les mains sur le ventre, un sourire immense aux lèvres.

— Adélaïde, mon enfant, un peu de tenue. Votre situation est déjà assez embarrassante comme cela !

Un court silence tombe.

— Madame, je suis surpris de cette nouvelle ! Je suis un honnête homme et j’assumerai mes responsabilités. J’ai donc l’honneur de vous demander la main de votre petite-fille.

— Pas si vite, jeune homme ! Vous engrossez en pensant que vous allez profiter de la fille et de la fortune ! Oui, vous allez réparer votre forfaiture, mais à mes… à nos conditions !

— Madame, seule l’extrême amitié que je porte à votre petite-fille m’a conduit. Si elle en est d’accord, c’est avec bonheur que je serai son époux.

Déjà, les deux jouvenceaux se sont pris la main et se regardent, tout à la joie de ce bonheur inattendue.

Joséphine ne peut réprimer un sourire intérieur à cette vue, malgré les informations qu’elle a au préalable recueillies sur ce garçon sans renommée et désargenté. Cependant, son air, aussi décidé que celui de sa dulcinée, laisse entrevoir des qualités. Une surveillance et une éducation serrée devraient permettre de le dégrossir et d’en sortir un mari acceptable. Il y avait des partis plus intéressants, mais la présence d’un homme devient indispensable. Celui-ci fera l’affaire : l’hypothèse de son petit-fils en maitre de maison n’effleurant même pas son esprit. Pour effacer sa médiocre origine, on lui demandera d’adopter comme nom d’usage Martin de Jonhac, en place de Pouches, moins seyant aux oreilles.

Les noces sont discrètes, compte tenu des circonstances, et du peu d’entrain de Joséphine à dépenser des mille et des cents, alors que la situation financière flanche de plus en plus. Heureusement que les revenus des terres pallient partiellement les déconvenues et assurent le quotidien.

Alphonsine, le fruit des jeux défendus puis régularisés devant le curé, pointe son minois au printemps 1894. Elle sera suivie d’une sœur en 1895, prénommée Ophélie, en souvenir de sa lointaine aïeule, l’épouse du patriarche. Pierre se montre un père attentif.

Le jeunet, à l’esprit délié, comprend qui détient le pouvoir et arrive à charmer Joséphine, la tête toujours vaillante malgré son centenaire qui approche. Cette dernière, non-dupe de ce jeune paon flagorneur, veille sur ce garçon qu’elle devine prêt à tout. Pierre déploie ses cajoleries, espérant que la vieillesse favorisera rapidement ses desseins. Il ne veut pas rester la cale ajoutée pour rétablir l’honneur de la famille. Le train de vie retenu de la maisonnée l’interroge, car il avait entendu beaucoup d’exclamations sur la fortune des Jonhac. Discrètement, il va fouiller les papiers. Ses recherches, malheureusement, lui dévoilent un désastre : l’abondance des péripéties négatives a laminé le patrimoine. Il est temps d’y mettre bon ordre et qu’il devienne le maitre des lieux.

Joséphine devant être bientôt rappelée à Dieu, il demeure deux obstacles à son ascension : Auguste et Adélaïde. Pour cette dernière, il décide de repousser la question. Après tout, elle est son épouse et lui doit obéissance, malgré le contrat de mariage protégeant l’accès à la fortune. Auguste est un jeune homme falot, à l’esprit un peu lent, tenant sans doute de son père Émile. Pierre use de bonhommie pour se présenter en frère, en ami, en confident. Auguste se laisse emporter par ce beau parleur qui le met en valeur.

Le bateleur lui fait miroiter les grandeurs et les bienfaits du monde militaire, citant avantageusement la carrière éblouissante de son colonel de grand-père, dont la maison affiche des souvenirs dans chaque pièce. Il a également un grand-oncle, qui a libéré les Amériques ! Pierre use et embellit une hypothèse qu’Émile a posée dans son histoire de la famille : le cadet d’Augustin, Joseph, aurait fait partie des troupes de Rochambeau en 1780, parties soutenir les insurgés américains. Quel exotisme attrayant !

Une vocation martiale apporte honneur et gloire ! À la stupéfaction de tous, y compris de Pierre qui ne pensait pas réussir si facilement, il s’engage et s’embarque vers l’Afrique noire sous l’uniforme colonial. Il n’y arrivera pas, terrassé par le choléra dans un port marocain. L’instigateur de ce malheur se montre très affecté par la perte de ce beau-frère aimé. La grand-mère, sa mère et sa sœur pleurent abondamment la disparition du jeune chef de famille. La voie s’ouvre pleinement pour Pierre, âgé de vingt-deux ans et ambitieux de la vie quand Joséphine s’éteint peu après, à 99 ans.

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