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Jonhac, 1913

Le monde d’Alphonsine étant des plus réduits, ses premiers émois ne pouvaient se produire qu’avec son compagnon de toujours, Pierrin. Comme personne ne peut se dresser pour contrer cette mésalliance avec un crouquón[1], ils se marient simplement au mitan de l’été. Ils s’aiment, faute de comparaison, ce qui semble une raison suffisante, d’autant qu’Henriette ne se sent pas chargée d’une telle surveillance. Le maire a accepté de passer outre sur l’absence d’autorisation paternelle, connaissant la renommée de la maison et la situation de cette pauvre enfant. Monsieur Étienne, un peu sénile, fera sa dernière apparition, en tant que parrain commis d’office.

Tout est en ordre ce matin de printemps pour cette noce discrète qui ne rassemblera que la famille Bouscatié, quand une scène cruciale se joue entre la mère et le fils :

— Alors, Pierrin, tu es fier d’épouser la fille de la Maison ?

— Maman, tu sais que j’aime Alphonsine depuis toujours ! Elle est comme ma sœur !

— Tu ne crois pas si bien dire !

— Comment cela ?

— Rien ! Cela ne te regarde pas ! Je n’ai rien dit. Oublie !

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Vas-tu me laisser tranquille !

— Tu es bien étrange. Je ne t’ai jamais vu aussi rouge. Ça va bien ?

— Vas-tu cesser ! Va te préparer au lieu de m’assommer !

— Tu as encore bu ?

— Mais non ! Avec cette chaleur…

Il saisit sa mère et la force à s’asseoir.

— Dis-moi tout.

— Il n’y a rien à dire !

Pierrin lève la main.

— Tu ne vas pas battre ta mère ! Si ton père l’apprend…

— Je me marie tout à l’heure : je suis un homme maintenant. Tu dois tout me dire !

— Oh, et puis, si tu veux savoir, tu vas savoir ! Ta sœur, Jeannette…

— La pauvre ! Cette maladie…

— Et bien, c’est elle, ta vraie mère !

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es encore ivre !

— Non. C’est la vérité ! elle a été engrossée quand elle avait quatorze ans.

— Par qui ? C’est immonde !

— Par le père de ta fiancée ! Voilà la vérité que tu voulais savoir.

— Quoi ?

Moussú Pierre lui-même. Il a mis ta sœur, enfin Jeannette, encento. Il a dû la faire rire, avec sa tête pas bien faite, et puis, hop !

— Qui le sait ?

— Personne. Pas sûr que Jeannette s’en souvenait, et puis elle n’est plus là. La mormaillo[2] et les drouólles[3], c’est l’affaire des femmes ! Et puis, Moussú Pierre était un vrai segnóu ! Il a bien payé sa faute.

— Tu veux dire que vous lui avez demandé de l’argent ?

— Pardi, un borgouilla[4], ça coute ! Il a fait pareil avec Pierrot, heureusement.

— Quoi ? Pierrot est aussi…

— Ben oui ! ta sœur, euh, Jeannette, avait la cuisse facile ! Moussú Pierre l’aimait bien ! T’es pas bien malin, mon fils ! Pourquoi tu crois que vous vous appelez Pierrin et Pierrot !

Pierrin reste silencieux. Toute sa vie s’effondre. Le mariage devient impossible.

— Allez, mon grand, va te préparer. Tout ça, ce sont des histoires anciennes que personne ne souhaite entendre !

— Tu n’es qu’une folle ! Tu ne veux pas que j’épouse Alphonsine. Si c’est vrai, viens le dire pendant la cérémonie, sinon, tais-toi pour toujours !

— Allez, va rejoindre ta belle ! Tu n’avais pas à savoir ça. Tu m’as forcé à te le dire. Oublie tout. Quand tu seras le maitre de la Grande maison, pense simplement à tes vieux parents ! Ils l’auront bien mérité !

Pierrin devient fou dans sa tête devant les emmêlements de sa mère, qui le poussent et le retiennent. Tout ça, ce sont des délires de pocharde. Depuis l’accident du père, elle navigue entre deux vins. C’est vrai qu’il va devenir le maitre de la Maison. Il n’avait jamais réfléchi à cet aspect des choses, ne voyant pas de différences entre leurs quotidiens. Son unique motivation, c’est Alphonsine, sa vie. Il abandonne sa mère, encore étourdie par le vin et sa confession néfaste, pour rejoindre sa dulcinée. En passant la porte, il vient d’oublier cette querelle.

Il se marie sous le nom de Bouscatié. Plus tard, il imitera son père biologique en adoptant l’usage du patronyme d’Alphonsine.

— Un inceste ! C’est le troisième nœud ?

— On arrête de les compter ! Pierrin n’a aucune preuve de ce que lui raconte sa mère. Entre la croire et perdre son Alphonsine, le choix est vite fait.

Continue ! La guerre approche…

Le jeune couple, par cette installation, a brusquement changé de monde. Ils ne sont plus des enfants et doivent s’occuper de leur quotidien, puisque personne n’est là pour le faire, ni même pour les conseiller. Monsieur Étienne se sent déchargé d’une lourde responsabilité et quitte, enfin, ses fonctions, même si les deux tourtereaux ne connaissent rien aux affaires. Matou, la cuisinière, vieillissante, se voit renforcée par Mariette. Le mariage a libéré Henriette de sa dernière obligation. Elle se replie dans sa chambre, unique lieu de la planète qu’elle connaisse. Fantôme silencieux, elle s’assoit à peine en bout de table pour grignoter. Son intégration dans une congrégation s’est effacée depuis longtemps. Ses habitudes et sa vie se trouvent ici : personne, même pas elle, ne songe à son départ.

Les deux jouvenceaux sont devenus « raisonnables » et s’en amusent. Pierrin se coule avec aisance dans le moule de sa nouvelle position.

Doués l’un et l’autre pour les études, ils avaient passé le certificat avec brio. Faute de directives, mais motivée par l’apprentissage, Alphonsine avait continué, avec le certificat d’études primaires supérieures, puis le brevet supérieur qu’elle venait d’obtenir avant son mariage. Pierrin, appelé à des tâches agricoles, avait arrêté, mais Alphonsine lui avait fait partager son cursus en travaillant ensemble sur les exercices.

Les enfants à avoir pu poursuivre les études se comptaient sur les doigts d’une main, et la jeune fille avait pu créer des liens d’amitié avec quelques camarades. Elle aimait leur rendre visite, car c’était la seule sortie possible de la lugubre demeure, même si Henriette jouait la duègne inévitable. Elle s’était ouverte ainsi, par la fréquentation de filles de bourgeois modernes, à un monde merveilleux. En devenant la maitresse des lieux, elle décide de retrouver le rang perdu de la maison, d’abord en y apportant un peu de confort. Elle veut voir l’eau courante sur l’évier, une baignoire, des toilettes. Elle trouve également que le parc a besoin d’être rediscipliné et de prendre un aspect plus contemporain. Imprégnée de l’éducation rigide d’Henriette, elle juge les questions d’argent viles et dégradantes. Elle fait confiance à son jeune époux, qui n’y connait rien, épaulé par le nouvel intendant, Germain, sorti des écoles de Toulouse. Après vingt ans de gestion en bon père de famille, la fortune réclame un coup de fouet, un redéploiement. Pierrin, malgré son jeune âge et des préoccupations lointaines, apprend vite auprès de Germain. Il se rapproche également de gens habiles qu’il a su trouver à Rodez. Ils tombent d’accord pour juger que les emprunts russes représentent une part trop importante et que les risques doivent être mieux répartis, même avec leur bonne réputation et l’intérêt qu’ils offrent. Pierrin veut assurer la sécurité aux nombreux enfants dont ils rêvent avec sa bien-aimée.

[1] croquant, mendiant, fripon


[2] marmaille


[3] enfants


[4] petit enfant

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