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Jonhac, 1914
La maison a retrouvé sa jeunesse et ses rires, Alphonsine invitant souvent ses amies et leur conjoint. Les anciennes relations mondaines n’existent plus depuis longtemps, et le jeune couple se sent mal à l’aise avec les vieux notables des alentours qui cherchent à reprendre contact avec cette lignée qui renait.
Dans leurs tête-à-tête, Alphonsine et Pierrin partagent leurs soucis de mèstres, leurs projets, heureux de ces occupations de gouvernance, heureux de bâtir leur destin commun. D’autant plus que le ventre d’Alphonsine ne tarde pas à se gonfler. Malgré leur vie mélangée depuis leur enfance, malgré leur amour, ils n’ont jamais transgressé l’interdit avant le mariage officiel, n’osant même pas un baiser, sans cesse sous la crainte du surgissement de la silhouette noire.
Le premier enfant, Marcel, nait début 1914, juste avant que Pierrin passe le Conseil de révision, puisque Pierrin appartient à cette classe. L’attentat de Sarajevo est à peine commenté dans ce pays loin de tout, sans que personne en soupçonne les conséquences. La déclaration de guerre en août est un déchirement. Le petit bébé a six mois quand Pierrin est appelé en septembre. Il sait que, s’il part pour un service de trois ans, le conflit, qui vient de se déclencher, sera de courte durée. Par un heureux hasard, il se trouve affecté dans un régiment du matériel.
Son cadet, Pierrot, bien que de la classe suivante, est appelé dès décembre et versé dans l’infanterie. Tous les jeunes hommes du pays partiront à la boucherie patriotique.
Pierrin a voulu raconter son expérience de la guerre, au travers de notes qu’en fait il n’a jamais reprises. L’indicible ne peut peut-être pas s’écrire…
Après deux mois de classes, il part pour Sempigny, dans l’Oise, responsable du matériel dans une section d’infirmiers. Positionné dans les postes de secours avancés à l’arrière du front, il voit arriver directement les blessés qu’il faut alors acheminer le plus rapidement possible vers les ambulances de secteur. La ligne de combat se mouvant sans cesse, leurs transports relèvent du tour de force. Ne ménageant pas ses efforts, il est remarqué et sollicité pour prendre une fonction d’ambulancier-infirmier.
Le front s’enterre dans les tranchées. Chaque instant, ils attendent avec effroi les tremblements de l’artillerie, boche ou française, annonciatrice d’un nouveau carnage. Ce sera alors le déferlement des garçons meurtris, submergeant les infirmiers dans des râles et des gémissements de souffrance.
Par roulement, les ambulanciers passent entre les ambulances de secteur et les hôpitaux d’évacuation. L’unique différence est l’absence du martèlement des canons, car les corps mutilés, les cris, l’odeur de chair putréfiée, les morts imprègnent pareillement leur quotidien. Plusieurs fois, le poste de secours sera touché par un obus perdu, ajoutant la panique à la dévastation.
Il alternera entre le front et l’arrière, navigant entre l’Artois et la Lorraine. Il passera trois mois à Verdun, début 1917, ce qui lui permettra d’affirmer qu’il « avait fait Verdun ». Il revient avec un grade de sous-lieutenant. Légèrement blessé, il sera affecté à un service annexe de l’hôpital du Mans le temps de sa convalescence. Il se gardera bien de préciser à son épouse que ce service était dévolu aux soldats qui présentaient des lésions douteuses sur leurs parties intimes.
Ses lettres ne mentionnent que rarement l’horreur, préférant évoquer ses camarades ou certains blessés avec lesquels il avait sympathisé. Il se retrouve à Caen dans un hôpital traitant les grippés et échappera à cet autre fléau.
Les seules pauses véritables sont les trop courtes permissions, dont il peut profiter en gâchant la moitié du temps dans les transports. À chacune de ces occasions, Alphonsine l’attend, son ventre prêt à recevoir le prochain enfant, Pierrin découvrant ses œuvres la fois suivante. Après Marcel, ce sont Mathilde, Jules, Georges et Augustine qui apparaissent au fil de ses passages.
Après cinq ans d’absence et d’horreurs, mais qui le laissent vivant, c’est enfin le retour en septembre 1919. Pierrin retrouve sa femme radieuse au milieu de cette nichée qui se demande qui est ce monsieur qu’ils doivent appeler papa.
Pierrin est revenu, mais il n’est plus le même homme. Il a vécu au milieu de l’enfer pendant toutes ces années. Il a découvert la camaraderie, celle à laquelle on doit la vie et le réconfort de pouvoir supporter la camarde. Il a parcouru et fréquenté un monde moderne, si éloigné du trou perdu de sa jeunesse. Le retour s’avère difficile. Renouer avec une vie de famille si différente des casernements avec les camarades, apprendre à connaitre ses enfants, reprendre la gestion des affaires, affaiblies par la guerre, se retrouver isolé dans un coin de campagne attardée : le choc est rude.
Les retrouvailles entre Alphonsine et Pierrin sont compliquées. L’élan de jeunesse perdure, mais l’épouse ne reconnait plus son mari, souvent retranché, la mine sombre, dans ses souvenirs inoubliables. Elle-même doit s’occuper des enfants, du quotidien, comme durant ces quatre années de séparation. Le chemin est laborieux, ils ont tellement changé. Leur estime et la tendresse leur permettront, avec le temps,de se retrouver dans une complicité affectueuse.
Pierrot revient à la même période. Contrairement à Pierrin, son ainé, c’est un costaud, à l’intelligence limitée. Moins chanceux, il est monté au front. Il a reçu une blessure terrible au visage. Un éclat d’obus a pénétré sa tête et obligé une trépanation. Il vient juste de rentrer, après plus d’un an d’hôpital et de convalescence. Défiguré, il effraie femmes et enfant quand il sillonne le bourg.
Pierrin a hérité de Pierre l’esprit vif et entreprenant. Il assure de loin son rôle de père, ne trouvant nul attrait à cette mormáillo, préférant l’intendance qui requiert toute son attention. Les enfants ont commencé leur vie dans l’absence paternelle et s’adaptent à sa présence parcellaire. L’attachement ne se produira jamais vraiment.
Marcel, pour des raisons inexpliquées, est un garçon nerveux, partant dans des colères ou des pleurs pour un rien. Alphonsine le couve, inquiète de retrouver chez son ainé la maladie de sa mère, les faiblesses cérébrales de son oncle et de son grand-père. Certains membres de la famille semblent vulnérables mentalement ! La deuxième, Mathilde, est une fillette dynamique, entreprenante et vive. Elle forme un duo exténuant avec Georges, pétillant et débordant d’idées, passant son temps à jouer des tours pendables. Le curé et le garde champêtre sont ses victimes préférées, sans que ce dernier, une gueule cassée également, puisse deviner qui est son tortionnaire. Qui pourrait penser que cette bouille riante, épaulée par son ainée, cache un petit diablotin ! Entre Mathilde et Georges s’est glissé Jules, un blondinet fragile qui partage très peu avec ses frères et sœurs. La benjamine, Augustine, semble une jeune fleur frêle. Marcel deviendra son admirateur dès le premier jour, comme il l’est de Mathilde.
***
La vie repart. Le domaine est maintenant géré par monsieur Germain et Pierrin intervient pour les rares décisions stratégiques. Les investissements avant-guerre dans l’industrie s’avèrent une très bonne affaire, une maigre consolation devant le trou dû à la répudiation des emprunts russes conservés à tort. Des piles entières de ces papiers sont précieusement conservées, « au cas où », complétant ainsi la collection des piteuses opérations de Joséphine.
Les terres demeurent et restent toujours la ressource fondamentale. Pierrin a eu vent des premières machines, pour faucher ou pour travailler les champs. Il essaie d’introduire ces techniques auprès de ses paysans. Un seul l’écoutera, les autres, méfiants et prudents, préférant remugler contre le progrès. La prise prendra le temps nécessaire aux changements dans ces têtes méfiantes, mais finira par réussir, moyennant le soutien financier du propriétaire. Les rendements augmentant, le mouvement s’étendra précautionneusement.
Pierrin a besoin du grand air ; il aime parcourir ces terres et ces forêts, les améliorer, les agrandir. Il aide ses métayers déstabilisés par la guerre et les familles où les bras manquent. Il se souvient d’où il vient et de ses camarades tombés au champ d’honneur. C’est son devoir. Par ailleurs, il connait toutes les fermes alentour du domaine, les difficultés de chacune. Il prête de l’argent, facilement, à des taux qui suivent les augmentations générales. Quand le cultivateur est trop endetté, Pierrin rachète ses terres, pour une valeur ridicule. Dans ce dénouement délicat, c’est Pierrot, son frère, qui intervient parfois. L’arrivée de la brute ravagée convainc le paysan d’abandonner et de vendre son bien au prix proposé. Quelques drames inexpliqués obligeront Pierrin à calmer les agissements de son frère et à revoir ses évaluations. Une terre sans homme n’est d’aucune utilité. Grande âme, le nouveau maitre garde la famille du débiteur, en imposant ses conditions. Chacun de ces paysans lésés ruminera sa honte en silence. La rumeur se répandra cependant sur les générosités de monsieur de Jonhac. Quelques articles venimeux, vilipendant ces pratiques, le désignant sans le nommer, l’amèneront à se préoccuper de sa réputation.
— La guerre de 14 a bien enfoncé la situation ! Tu nous as épargné la liste des régiments et des affectations, merci !
— C’est sans intérêt ! Comme ses lettres : elles ne racontent rien. Remarque, il devait y avoir la censure qui limitait pas mal. Ou alors, ils ne racontaient pas tout…
— C’est dommage : un beau petit couple qui partait avec tout en main ! Lui, il en est revenu, mais dans quel état !
— Les enfants étaient déjà nés. Donc nous aurions eu une autre version de l’histoire. Les pièces sont toutes en place, la partie peut commencer !
— Dans la variante, il n’y aurait pas eu cette histoire d’achats de terres. C’est sordide.
— Mes ancêtres ne sont pas aussi gentils et parfaits que moi… J’hésite entre la recherche de la richesse et la perte de repères. Après quatre ans d’horreurs… Mais je suis d’accord, ce n’est pas une excuse. Il a vite arrêté. Maintenant, la source est une feuille de catholiques extrémistes qui seront ses ennemis lors des élections. Encore au bénéfice du doute.
— Enchaine !
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