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Jonhac, août 1920
Peu après, madame Bouscatié décline rapidement. Le médecin a diagnostiqué une maladie incurable. Au seuil du Jugement dernier, elle ne se sent pas affronter le Créateur avec son secret. C’est à Alphonsine, qu’elle considère comme une de ses filles, qu’elle doit la vérité. Cette dernière vient régulièrement voir cette femme qui, la seule de son enfance, l’avait couverte de tendresses.
— Ah !, ma chérie, tu sais, je n’en ai plus pour bien longtemps…
— Il ne faut pas dire ça, Mamoune
— Ce sera une délivrance ! Je souffre tellement…
— Allons, vous allez vous remettre. Il parait que l’on guérit de ces sortes de maladies.
— Ce n’est pas de mourir qui est le plus terrible.
— Vous n’allez pas mourir !
— Il faut partir avec l’âme en paix.
— Vous voulez que je demande au père Dontilly de monter vous voir ?
— Oui, il va venir. Mais c’est aussi avec les vivants qu’il faut être en paix.
— Mais, Mamoune, vous avez eu une vie exemplaire, vous avez élevé de nombreux enfants, secondé votre mari…
— Pauvre homme ! Que Dieu l’ait en sa sainte garde !
— Avec qui voulez-vous faire la paix ?
— Avec toi, mon Alphonsine !
— Moi ?
— Oui, je te dois la vérité.
— Ah bon ! Je ne vois pas laquelle, mais je vous écoute.
— Voilà, je dois te dire que ton père…
— Mon père ? Je ne l’ai pas connu.
— Justement ! Il est mort très jeune, mais il… il avait une réputation…
— Une réputation ? Je ne comprends pas…
— Je ne veux pas médire de ton père, mais ce n’était pas une bonne réputation…
— Oh ! Personne ne m’a jamais dit cela.
— C’est pour ça que je te le dis.
— Que faisait-il de… mal ?
— Il courait après toutes les femmes !
— Oh !
— Et pas les plus âgées, souvent de jeunes filles…
— Oh !
— Il a abusé de ma fille, Jeannette.
— Mon Dieu ! Quelle horreur ! Il ne faut pas le dire si ce n’est pas vrai !
— Malheureusement… Jeannette avait la tête faible.
— La pauvre. Mais ce n’est pas de cela qu’elle est morte ! C’est de la maladie.
— Oui…
Madame Bouscatié se tait. Le plus difficile reste encore à venir. Elle demande à boire, se retourne. Alphonsine est désespérée. Elle n’a aucun souvenir de son père et s’en est créé une image idyllique d’après ses lectures enfantines, puisque jamais personne ne lui en a parlé ou montré une photo.
— Je suis peinée de devoir te dire cela.
— Non. C’est bien que je le sache.
— Bien sûr, cela a eu des conséquences…
— Des conséquences ?
— Forcément, des fois, des petits sont nés !
— Ah ! C’est vrai ? Il a eu d’autres enfants ?
— Oui… (Cette damnée innocente va-t-elle finir par comprendre… Son père, Jeannette, des petits… Mon Dieu, faites qu’elle voit toute seule !)
Alphonsine semble absente, droite sur sa chaise.
— Jeannette a eu un enfant… puis un second…
La vérité rugit enfin dans la tête de la pauvre jeune femme qui tombe de son siège, à genoux, étourdie sous le choc de la nouvelle. Il ne peut s’agir que d’une coïncidence, Pierrin est le fils de Mamoune, pas de Jeannette. Elle repousse cette idée. Madame Bouscatié se tait, attendant qu’Alphonsine accepte la sinistre vérité. Les paroles entendues martèlent son cerveau et développent leur infamie : si Pierrin est l’enfant de Jeannette et de son père, alors… elle est la sœur de son mari ! Elle se lève horrifiée.
— Oh, mon Dieu ! J’ai épousé mon frère ! J’ai eu des enfants de lui ! Nous sommes damnés pour l’éternité. Je… je…
— Ma petite Alphonsine, je ne voulais pas te faire de mal. Il fallait juste que tu le saches avant que je m’en aille…
— Je vais descendre voir l’abbé Dontilly. Je dois me confesser. Je suis perdue.
— Ma petite fille, attends. Tu n’as pas fauté, car tu ne savais pas. Cela ne vous a pas empêché d’avoir de beaux enfants, de vous aimer. Calme-toi.
— Je dois aller me confesser…
— Tout ça, c’est de l’histoire ancienne, elle est pardonnée depuis longtemps. Ce n’est rien après tous les malheurs de ces années.
— Je dois aller me confesser…
— Personne ne sait cela. Tu n’es pas fautive. Tout est oublié. Je vais partir avec ce secret et Pierrin ne dira rien.
Elle comprend aussitôt son erreur avec ces mots fatals. Elle tente de corriger :
— Personne ne sait cela…
— Vous venez de dire que Pierrin…
— Non ! Il ne sait rien !
— Pourquoi alors ne doit-il rien dire ?
— Je sais pas. Je suis fatiguée. J’ai si mal…
— Pourquoi ?
Le ton s’est durci. Tout son monde venant de s’écrouler, autant boire la lie. Elle harcèle la mourante, la secoue, jusqu’à ce que madame Bouscatié avoue sa révélation le matin du mariage.
Alphonsine sort sans un regard, sans entendre ses lamentations, claquant la porte sur cette horreur. Elle part marcher, le cerveau en feu. Son mariage va être dissous, ses enfants lui seront sans doute retirés. L’Enfer l’attend. Les idées les plus effrayantes s’entrechoquent dans son esprit. Elle aime Pierrin et vient de le perdre. Tout était faux ! Pourtant, c’est un époux exemplaire. Il s’occupe bien de la famille, il se montre prévenant et elle le croit quand il dit qu’il n’a pas fauté pendant ses cinq ans de service. Mais il savait ! Il a accepté de se marier avec sa sœur ! Oui, ils s’aimaient depuis toujours ! Mais, elle, elle ignorait qu’il était son frère. Elle n’ose parler, elle doit en parler. Imprégnée de religion, seul un prêtre, un directeur de conscience, peut l’aider à y voir clair. En même temps, malgré le secret de la confession, elle a peur de perdre ses enfants, son mari. Elle ne sait plus, incapable de penser, de différencier son amour et sa colère, le ressentiment. Il a pris sa décision par amour pour elle. Si on lui avait dit à l’époque, n’aurait-elle pas agi de même ? Elle rentre, toujours dévastée par ses souffrances.
Du bureau où il travaille, Pierrin la voit passer en trombe et s’alarme de son état. Il sort précipitamment, la rattrape en lui saisissant le bras, elle se défait et monte dans leur chambre. Jamais elle n’a eu un tel comportement. Pierrin, inquiet, ne sait quoi faire. Puis, il se souvient qu’Alphonsine lui a dit qu’elle irait voir sa mère. Il devine qu’un drame vient de se jouer entre elles.
Il la suit pour tenter de l’apaiser. Quand il entre, elle tourne en rond dans la chambre. Il s’approche, elle fuit. Il l’appelle doucement. Elle n’entend pas. Il essaie de comprendre, lui pose mille questions, sans obtenir réponse. Dans les regards qu’elle lance, Pierrin lit de l’amour, du désarroi, du désespoir. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que sa mère a pu raconter ? Soudain, dans une fulgurance, il se souvient du matin de leur mariage, quand elle lui avait dit le terrible secret. Il avait oublié depuis longtemps ce fait, devenu anodin par rapport aux autres images lancinant son cerveau.
— Alphonsine, ma mie, que s’est-il passé ? Qu’est-ce que ma mère t’a dit ?
— …
— Elle a fait allusion à ton père ?
Le regard noir de détresse qu’il reçoit en retour confirme son intuition.
— Alphonsine, c’est du passé, nous sommes ensemble, je t’aime…
Il a le malheur de s’approcher, de tenter de lui prendre la main. Elle se débat d’un geste vif, la haine dans les yeux. Il voit que tout est fini, cassé à jamais.
La raisonner est inutile, impossible. Peut-être demain, il pourra lui dire son amour et son soutien. Il se retire, perdu à son tour.
Les maigres mots de son mari ont conforté Alphonsine. Pierrin savait, il ne lui a rien dit. Elle ne peut plus avoir confiance en son époux. Ils doivent se séparer. Elle décide de descendre à la cure, pour parler, se libérer. En passant devant le miroir, sa mine défaite l’effraie. Elle doit s’apaiser auparavant. Elle se prépare un bain. L’eau chaude l’a toujours détendue.
L’esprit d’Alphonsine est ravagé par ce charivari d’informations. Son monde comprend au plus une vingtaine de personnes, elle n’a jamais été confrontée aux tourments de l’âme. C’est trop. Elle entend Marcel ânonner une histoire à ses frères et sœurs : il vient juste d’apprendre à lire, avec difficultés. Mathilde, plus vive, le reprend. La mère est fière de ses beaux enfants. Elle est heureuse. Pourquoi cela doit-il cesser ? Après la surcharge, son esprit somnole dans la tiédeur de l’eau.
Pierrin sort arpenter le chemin, terrassé par ce qui est en train d’advenir. Il allume une cigarette, habitude prise à l’armée. Le désarroi de sa femme chérie et le refus de son regard l’anéantissent. Alphonsine, dont l’image l’a soutenu au fond de l’abime, son Alphonsine de toujours… Comment se rapprocher, lui expliquer que cela est sans gravité ? Et s’il n’y parvient pas… Elle va le chasser… Il va se retrouver sans rien, sans sa femme aimée, sans ses enfants. Il se rend compte alors de leur importance dans son cœur, même s’il ne sait pas l’exprimer. Les troupes se consument au fur et à mesure de son anéantissement prévisible.
Pierrot passe. Comme de coutume, il est déjà imprégné. Il remonte du café du village. La douleur le lance en permanence et seul l’alcool l’abrutit assez pour le soulager. Au travers des brumes de l’ivresse, Pierrot voit que son ainé est dans tous ses états. Pierrin est son dieu, son exemple. Pierrin a toujours supporté ce balourd par fraternité, associée maintenant au respect du camarade blessé au combat. Ce soir, il a juste besoin de s’épancher.
Il évoque son égarement, car Alphonsine vient d’apprendre un secret qui va briser leur vie. Les mots employés font sentir à Pierrot que son frère court un danger. Pierrin ne lui en dit pas plus. Inutile de lui préciser, avec ce cerveau aux possibilités limitées, qu’Alphonsine est leur demi-sœur. Il ne comprendrait pas.
Pierrin rentre et retourne dans le bureau, la tête remuée par cette crise. L’esprit de Pierrot progresse dans la brume éthylique. Il doit aider son frère. Il va aller dire à Alphonsine de se taire, c’est simple. Pierrot respecte Alphonsine, parce que c’est une femme, parce que c’est la fille de la Grande maison, parce qu’elle est l’épouse de son ainé. Ils se connaissent depuis la petite enfance, mais n’ont jamais été proches. Persuadé qu’il saura lui faire entendre raison, il monte à l’étage, ce qu’il n’avait jamais osé auparavant, entre dans la chambre de sa belle-sœur. Alphonsine est allongée dans son bain, à moitié endormie. Au travers des vapeurs d’eau, elle aperçoit la mine effrayante de Pierrot, à laquelle elle ne s’est jamais habituée. Elle va pour hurler. Après trois ans de combats à mort, le soldat est entrainé à réagir vite sans réfléchir. Il fonce. Une main sur la bouche, l’autre sur la tête, il l’enfonce dans la baignoire. Il retire sa pogne du visage. Alphonsine, par réflexe, avale de l’eau et se noie. Rapidement, elle ne bouge plus. Seules deux gouttes sur le plancher témoignent du drame. A-t-il seulement conscience de l’abomination de son geste ? Il redescend. En passant, Pierrin, stupéfait de le voir dévaler l’escalier d’un pas lourd, l’interpelle. Pierrot marmonne :
— C’est fini ! Plus d’ennui !
Connaissant trop son frère, Pierrin craint une de ses brutalités inutiles. Il quitte le bureau, enjambe l’escalier. Alphonsine est dans son bain ! Il s’approche et voit son corps flotter. Son frère, ce dégénéré, a tué sa femme ! Il pousse un cri, alertant toute la maisonnée. Il la sort de la baignoire, l’allonge à terre. Les petits accourent, la bonne arrive, suivie de monsieur Germain et d’Henriette. Les enfants regardent sans comprendre. Germain les écarte et les fait redescendre en les rassurant.
Quel effroyable événement ! Elle a dû s’évanouir dans son bain… Aidé par la servante, Pierrin la porte sur le lit, le visage baigné de larmes. Jamais il n’a voulu cela ! Il l’essuie, prend soin d’elle. Quand elle est préparée, il descend chercher les enfants qui attendent, immobiles, devinant qu’une tragédie vient de se produire. Leur père leur explique l’accident avec une douceur qu’il n’avait jamais trouvée auparavant. Les bambins contemplent leur mère. Ses traits sont apaisés. Sans vraiment comprendre, les enfants pleurent, la maisonnée pleure. Le médecin, qui s’occupait de madame Bouscatié, arrive. Cette dernière vient de s’éteindre. Le petit hameau de Jonhac est deux fois meurtri en une seule heure.
Pierrin est détruit. En une fraction de temps, il a perdu sa mère et son aimée, assassinée par son frère. Il devient incapable de la moindre réaction. Germain s’occupe de toutes les démarches et Henriette réapparait pour diriger les enfants et l’intendance quotidienne.
Les deux sépultures se dérouleront quelques jours après, l’une après l’autre dans l’église et le cimetière du village. Pratiquement toute la population participera au dénouement de ce double drame, sujet d’abondantes conversations et de commentaires désolés.
Pierrin restera longtemps sur la tombe d’Alphonsine. Il mettra plusieurs mois à sortir de sa douleur. Il se rend responsable de toute cette tragédie. Il aurait dû lui avouer cela avant leur mariage, il aurait dû la retenir quand elle est revenue, il n’aurait jamais dû en parler à sa brute de frère. Il est coupable d’avoir détruit sa vie, celle d’Alphonsine, celles de ses enfants.
— Bon, tu as inventé pour nous faire larmoyer ! C’est dur !
— J’ai un peu brodé, mais je suis à peu près certain que cela s’est passé comme cela. J’ai trouvé une lettre de condoléances qui fait clairement allusion à Pierrot et « au poids que doit représenter le pardon à ce frère si rudement touché par la Guerre ». On ne se noie pas dans son bain. La suite ne peut s’expliquer que par un geste de Pierrot. Pour la révélation de la mère Bouscatié à Alphonsine, Mathilde le tient de la bouche de son père, on le verra plus tard. Donc, cette hypothèse est, pour moi, la plus probable.
— C’est quand même sordide ! Un inceste et un crime… Tu es heureux d’avoir retrouvé l’histoire de ta famille ?
— Où la mère Bouscatié avait raison, c’est que personne n’était au courant. Elle aurait fermé sa gueule, les choses se seraient passées autrement. Avoue que pour Mathilde, il y a du lourd dans sa psyché. Elle n’a que cinq ans !
— Adélaïde perd sa mère à trois ans, Mathilde, la sienne à cinq ans ! Je regrette un peu d’être ta femme dans cette famille !
— Eh ! Notre Mathilde et notre Adelaïde ont largement dépassé cet âge. Toi, tu n’es qu’une pièce rapportée, étrangère à ce drame. Vous ne craignez rien !
— On est au fond ou il y a encore pire ?
— Plus tard, tu connais la réponse ! Pour l’instant, il faut nettoyer la scène du crime !
— Tu as des mots de poète ! Vas-y, va nettoyer…
— C’est à partir de documents officiels et d’articles ! On met juste un peu de sauce pour l’ambiance.
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