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Paraire, 1934

La sœur reste très affectée par l’internement de Marcel, qu’elle ne pouvait aller voir jusqu’à présent, son père n’ayant jamais le temps de la conduire à l’asile, Henriette n’étant pas concernée et les trajets en autocar s’avérant interminables. Georges fuyait à l’idée d’aller dans n’importe quel hôpital, même s’il aurait aimé revoir Marcel.

Dorénavant motorisée, Mathilde prend l’habitude, chaque mois, de lui rendre visite. Il ne présente plus de symptômes, mais refuse de sortir, se sentant protégé en dépit de cet environnement, épouvantable aux yeux de sa sœur. Elle voit, à son sourire d’accueil, qu’elle demeure sa raison de vivre. Elle s’attache donc à venir, malgré sa répulsion, l’horreur de ces malades, l’odeur aigre qui rebute la visiteuse, les cris incessants qui terrorisent le voisinage sur des kilomètres à la ronde. Elle sait qu’elle est sa seule visite.

Un jour, elle ne le trouve pas et va s’informer.

— C’est Marcel Martin de Jonhac que vous voulez voir ? Pas Adélaïde Martin de Jonhac ?

— Pourquoi ? Il y a une Adélaïde Martin enfermée… hospitalisée ici ?

— Oui, depuis… 1901 !

Mathilde n’en revient pas. Jamais elle n’a entendu parler d’une Adélaïde internée. Elle ne connait de ce nom que sa grand-mère ! Est-il possible qu’elle soit vivante et que ce soit elle qui est enfermée ici, à Paraire ?

Le soir, profitant de l’absence de son père, elle interroge Henriette. Il s’agit bien de sa grand-mère, lui répond-elle du bout de ses lèvres serrées. Les âmes égarées dans la folie sont perdues pour Dieu. À quoi bon s’en occuper ? Mathilde est terrassée par ce mépris et cette négligence. Pendant plus de trente ans, cette femme, sa grand-mère, s’est trouvée délaissée de tous, ignorée. La folie ne peut servir d’excuse. Une immense empathie la saisit, doublée d’une interrogation douloureuse : comment cela a-t-il pu se produire ?

Elle rend Henriette et sa bigoterie responsable du délaissement, seule au courant de cet enfermement. Son père avait sept ans quand cela est arrivé, et il n’habitait même pas dans cette maison. Jamais il n’avait dû en entendre parler ! Mathilde ne pardonnera jamais à Henriette cet abandon. Elle n’adressera plus jamais la parole à cette dingue poussiéreuse et l’ignorera durant la vingtaine d’années qui lui restent à vivre, alors qu’Henriette logera toujours sous son toit. Par la même occasion, elle jettera aux orties sa religion, ne fréquentant plus l’église que par obligation.

Elle veut connaitre cette aïeule internée et sacrifiée, avant d’en parler à Georges, pourtant son confident en toutes choses.

La première fois qu’elle arrive devant cette vieillarde, prostrée sur un banc, elle a une retenue, ne sachant qui elle va trouver et dans quel état mental elle est. Sa volonté atteint sa limite. Ce lieu est répugnant, cette femme ne lui est rien. Que vient-elle chercher ? Courageuse, Mathilde avance doucement pour ne pas effrayer cette recluse sans contact depuis trois décennies. En sentant une ombre approcher, la vieille lève les yeux, sourit et prononce cette phrase inattendue :

— Tiens ! Bonjour, Alphonsine !

Mathilde est confondue avec sa mère ! Elle ne répond pas, sidérée par ces paroles. Sa mère lui apparait comme un vague souvenir. Elle était si petite quand elle est morte. Elle n’a vu qu’une seule fois sa photo de mariage. Avec Georges, ils avaient fouillé le bureau et étaient tombés sur ces photos. Par malchance, leur père se trouvait ce jour-là à la maison. Sa colère, terrible, avait terrorisé les deux enfants, comme s’ils avaient ouvert la boite interdite.

— Cela fait longtemps ! Tu es toujours aussi belle ! reprend la folle.

Quelques mots suivent, sans sens perceptible pour Mathilde. Puis elle entend :

— Tu ne m’en veux pas ?

La jeune femme reste coite, ne sachant quel comportement adopter. Adélaïde repart dans des discours décousus. Mathilde abandonne. Elle aurait mieux fait de ne pas venir. Des propos insensés, c’est tout ce qu’elle obtient en retour.

Mathilde rentre à Jonhac, déroutée par cet échange, accablée par la démence qui ronge cet esprit. Si longtemps hors du temps ! Interpellée par la confusion de sa grand-mère, elle retrouve les photos de sa mère à son âge. Elle calcule : quand Adélaïde a été internée, Alphonsine avait cinq ans ; elle n’a donc pas pu connaitre sa fille âgée de vingt ans. Du reste, c’est à cet âge que cette dernière est morte. La preuve est évidente : c’est bien une démente. Mathilde est déçue. Elle contemple nonchalamment une photo de ses parents, le jour de leur mariage, avant de les remiser. Elle est amusée par leur même regard décidé, leurs mêmes yeux. Elle ignorait cette similitude. Sa mémoire ne conserve aucune image vivante de sa mère, uniquement ces photos figées. En revanche, elle connait son père. Elle sait que quand ses yeux se mettent à briller, il a un charme fou. Elle l’a vu en user et en abuser pour convaincre des adversaires en affaires ou en politique. Georges possède les mêmes yeux rayonnants. Elle va vers son miroir. Elle ne se connait que cet air un peu triste. Elle se force à sourire. Oui ! Elle dégage aussi ce charme ! Elle en rit et, pour la première fois, se découvre belle, désirable. Comment expliquer que son père et sa mère partagent des regards si semblables ?

Malgré ce premier contact désastreux, Mathilde se sent obligée de retourner voir sa grand-mère. Même une folle a droit à la compassion. Passer une heure par mois avec elle, elle lui doit bien ça.

Les échanges erratiques avec la vieille dame se renouvellent. Jamais Mathilde ne lui répond, n’osant pas avouer qu’elle n’est pas Alphonsine, ne voulant pas peiner celle qu’elle se prend à affectionner. Elle l’écoute en souriant. Les mêmes phrases reviennent à chaque visite. Soudain, un complément surgit :

— Ton père, il l’avait bien mérité, non ?

Mathilde s’interroge sur ce propos insaisissable. Qu’est-ce que son grand-père avait mérité ? Elle se souvient de sa première rencontre : pourquoi sa mère en aurait-elle voulu à sa grand-mère ? Elle évite de la questionner ouvertement, mais est intriguée par ces propos lui paraissant cacher un événement important. Les visites suivantes, elle attend la formule énigmatique qui ressurgit facilement. Adélaïde semble chercher à dire autre chose. Elle l’encourage des yeux, de son attitude, car elle a pris l’habitude de lui tenir la main, de l’embrasser en arrivant et en repartant. L’aïeule parait sensible à ces petites marques d’affection, revenues après une telle interruption.

En essayant d’abouter les bribes de phrases lâchées par Adélaïde, elle parvient à comprendre en partie le charabia de sa grand-mère, à le rapprocher de ses souvenirs. Maintenant, Mathilde dialogue avec elle, obtenant parfois des réponses, même si, le plus souvent, c’est peine perdue. La jeune femme s’accroche ; elle devine une révélation importante, qu’inconsciemment elle pressent douloureuse. Laquelle ? Petit à petit, l’horreur apparait. Elle ne s’en rend pas compte immédiatement, car ce sont des fragments désordonnés qu’elle entend. Le jour où la dernière pièce a trouvé sa place sur ce tableau tragique, Mathilde visualise cette histoire invraisemblable : Adélaïde a empoisonné son mari, Pierre. Elle l’a tué ! Elle rangeait la bouteille de mort aux rats sur l’étagère du haut, dans le placard de la cuisine.

Bouleversée par cette révélation, Mathilde ne peut croire une telle abomination. Pour quelle raison aurait-elle accompli ce geste effroyable ? Elle doit comprendre. Elle veut en parler à Georges, mais il va la prendre pour une mythomane. Elle n’arrive pas à dormir. Après tout, la bouteille est peut-être encore là ! Elle doit aller voir, pour mettre fin à ce cauchemar. Il est minuit passé, elle descend sans bruit, allume la cuisine, ouvre le premier placard, le deuxième. Dans le troisième, près de quarante ans après, le flacon se dresse sur l’étagère inaccessible du haut, pris dans une croute de poussières, posé sur un papier plié. C’est impossible ! Elle le regarde, l’attrape. Elle déplie la feuille sur laquelle apparait une liste de prénoms féminins suivis de nombres. Que signifie cette liste ? Son esprit se refuse à toute hypothèse.

Il faut vérifier : elle verse quelques gouttes du flacon dans la gamelle du chat, sans réfléchir, pour voir, pour savoir. Le papier est-il le justificatif du châtiment ? Quand elle apprend le lendemain que le petit chat est mort, elle est tétanisée. Elle est obligée d’admettre la véracité de ce secret horrible : sa grand-mère a assassiné son grand-père ! Mathilde a besoin de s’en délivrer, mais à qui ? Bien sûr pas à son père, qui ne vivait pas ici à l’époque. Henriette est rangée aux oubliettes. Georges se montre réfractaire à ces histoires. De plus, il étudie à Toulouse, à la faculté de droit.

Mathilde est seule face à cette épouvante. Elle ne peut rester devant une telle interrogation : elle doit comprendre. La visite suivante, elle ne se retient plus. Elle essaie de faire parler sa grand-mère. Depuis le temps qu’elle vient, elle sait comment elle réagit, quand elle peut pousser ses questions, quand elle doit la réconforter. Elle est surprise et elle ne la force pas beaucoup pour obtenir la raison : la rancune est demeurée intacte dans la démence. Le papier devient facile à décrypter. C’est le tableau de chasse de Pierre, son grand-père ! Il délaissait sa femme, qui avait alors son âge. Mathilde partage sa rage, car ce monstre engrossait toutes les filles des kilomètres à la ronde. Même pas des filles, des gamines ! Certaines ont été visitées plusieurs fois ! Adélaïde avait de quoi être jalouse et furieuse.

À cette époque, quelques années avant le changement de siècle, d’après le peu d’histoire de la lignée qu’elle connait, Joséphine, la grand-mère d’Adélaïde, devait avoir disparu. C’est donc Célestine ou la jeune épouse dédaignée qui avait dû recevoir les mères venant demander une juste réparation pour les outrages perpétrés. Laquelle des deux possédait cette liste ? Laquelle d’entre elles devait renouveler les dédommagements et avaler sa honte ? Pour tuer, il fallait savoir ! Pour tuer, il fallait vouloir se venger ! La femme trompée, la femme délaissée : Adélaïde ! La preuve ? Le papier sous le flacon !

Mathilde se trouve à consoler la meurtrière. Elle l’enveloppe de son immense mansuétude, mélange de révolte, de féminité indulgente, de tendresse filiale. Elle sent qu’elle aurait agi de même. La meurtrière a payé son geste, abandonnant son esprit depuis des décennies ! Adélaïde semble insensible à cette compréhension, à cette absolution. Elle n’en a nul besoin. Elle a résolu son problème.

Mathilde s’en retourne, une nouvelle fois bouleversée. Quelle tragédie ! Quelle abomination sordide ! Jamais elle n’aurait supposé une telle atrocité possible ! Dans sa propre famille !

Dans sa solitude, elle ressasse ces horreurs. Elle tortille la feuille, la relit sans voir les noms. Petit à petit, elle prononce leur prénom, tentant peut-être de les nommer pour excuser cet abject grand-père. Elle remarque alors qu’une seule gamine, Jeannette, avait eu deux enfants, d’après les sommes inscrites. Qui était cette Jeannette ? Elle veut tout connaitre, aller au bout, vider la lie de cette affaire. Mathilde repart débrouiller cet écheveau de ressentiments, de folie, de vieillesse. Quand elle profère le prénom de Jeannette, Adélaïde recouvre de la furie dans ses yeux. Les éléments tombent en ordre dispersé. L’enquêtrice amateure n’avait pas encore atteint le fond. Elle revient avec le nom complet : Jeannette Bouscatié ! Elle avait vu dans les papiers que son père avait changé de patronyme au moment de son mariage. Son esprit se souvenait de Bouscatié, tout en refusant l’évidence de la conclusion, de l’énoncer en esprit.

À peine arrivée, elle se jette dans le bureau, saisit le dossier de la famille. Elle est rassurée ! Pierrin, son père, est bien le fils de monsieur Jules Bouscatié et de madame Andrée Bouscatié, née Descazes ! Mathilde abandonne ses investigations, soulagée. Il y a prescription et, surtout, elle a pardonné son geste à sa grand-mère.

Maintenant que l’affaire est classée, Mathilde poursuit gentiment ses visites à son frère ainé et à son aïeule. Adélaïde ressasse les mêmes phrases, Mathilde n’y prête plus attention, essayant de montrer de la tendresse à cette vieille femme perdue dans sa tête. Pourtant, les obsessions réveillées d’Adélaïde continuent à nouer des liens anciens. Quand elle prononce : « Elle était maline, la mère Bouscatié ! Ce n’est pas pour rien qu’elle les a appelés Pierrin et Pierrot ! », le sang de Mathilde se fige. Elle ne veut pas entendre la suite, qui tombe en la figeant : « Les deux garçons de Jeannette ! ».

C’est fini. Adélaïde est repartie dans des propos sans sens. A-t-elle besoin de la faire répéter ? Mathilde vient d’entendre l’effroyable réalité : son père et sa mère sont à moitié frère et sœur ! Elle avait bien deviné l’abominable vérité, mais ne pouvait pas l’accepter. Voilà le nœud profond du drame.

En rentrant, durant la nuit, le jour, la semaine, elle ressasse cette idée terrible. Pierre, son grand-père coureur, est le père de Pierrin et d’Alphonsine, ses parents : ils sont demi-frère et sœur ! Adélaïde a tué Pierre, sans soupçonner la monstruosité qui allait se produire avec ces deux enfants.

Elle ne peut rester avec cette interrogation. Adélaïde n’a pas menti. Plutôt, elle a dit sa vérité, qui semble exacte. L’arsenic du flacon, la ressemblance entre sa mère et son père font trop converger vers cette évidence redoutable. Elle ne veut pas associer la douce folie de Marcel, le vice de Jules, la fragilité d’Augustine, mais quand même : ils sont tous fruits de l’inceste !

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