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Jonhac, 1935

Cette histoire devient trop lourde pour cette toute jeune femme. Adélaïde est une vieille folle, abandonnée. Mathilde doit parler, elle doit trouver la vérité. L’unique possibilité, évidente : son père ! Elle doit crever l’abcès. Lui, que sait-il ? Elle va le voir à Rodez. Arrivant en coup de vent, elle croise la compagne de Pierrin, Marguerite, dont elle fait la connaissance. Malgré un accueil chaleureux, elle n’a pas de temps à perdre en mondanités. Elle entraine son père dehors. Il est huit heures du soir, le soleil se couche dans la ville, éclairant encore le haut de la cathédrale.

Elle a besoin de parler, mais elle se bloque. Finalement, cet homme, elle ne le connait pas. Comment va-t-il réagir ? Elle a assisté à plusieurs de ses réunions publiques : elle l’avait trouvé très impressionnant, admirant sa voix de tribun qui emportait l’assistance.

— Que se passe-t-il, ma fille ? Tu as l’air embêtée…

— Père, je… Je vais voir régulièrement Marcel, maintenant que j’ai la voiture. C’est un magnifique cadeau…

— Je t’en prie, je fais tellement peu pour vous. Marcel, mon pauvre garçon ! Il va bien ? Oui, je le délaisse trop. Que tu es gentille de t’occuper de lui !

— Il va bien. Je l’aime beaucoup.

Elle reprend après avoir réfléchi, car elle n’avait pas pensé à la façon de lui présenter l’incroyable :

— Père, j’ai découvert quelque chose à l’asile.

— Oui ?

— J’ai retrouvé ma grand-mère, Adélaïde, la mère de mère.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Attends… Oui, je me souviens ! Je devais avoir dix ans, non moins. Le père de ta mère était mort bien avant. Nous n’étions que de petits enfants. Puis cette femme est partie. Oui, j’ai entendu le mot asile, ou folle, mais ça ne voulait rien dire pour moi. Elle est encore vivante ? Ce n’est pas possible ! Quel âge a-t-elle ? Elle est vraiment aliénée ? Quel choc pour toi !

— Elle parait très vieille. Oui, elle est folle. Mais j’ai réussi à un peu échanger avec elle.

Pierrin est abasourdi. Comment cela est-il possible qu’on ne lui en ait jamais parlé ? Qui paie ? Brutalement, cela le ramène à la mort d’Alphonsine. Cela fait si longtemps qu’il n’avait plus eu son image devant les yeux. Il confond cette réminiscence avec sa fille, si étrangement ressemblante. Les paroles de Mathilde deviennent lointaines.

— Père, vous m’avez entendue ?

— Pardon. Tu m’as replongé dans mes souvenirs. Je ne t’ai pas écoutée. Excuse-moi.

— Ce que je disais, c’est que ma grand-mère a tué mon grand-père. Adélaïde a tué Pierre !

— Quoi ? C’est de la folie !

Mathilde lui raconte comment elle a entendu le terrible secret, comment elle a retrouvé la fiole et sa nuisance intacte. Pierrin scande son écoute du récit en répétant : « Incroyable ! Incroyable ! »

Mathilde sort la feuille. Elle la tend à son père.

— Regardez. Quelqu’un a établi la liste des méfaits de grand-père. Vous savez, je crois que grand-mère a eu raison de l’empoisonner…

— Mathilde !

— Oui, il l’a trompée, elle devait se défendre.

— Mais Mathilde, c’est un crime !

— Oui ! Elle s’est condamnée elle-même, à la folie. J’aurais fait comme elle !

Pierrin est étonné de la véhémence de sa fille, jeunesse impétueuse, révoltée. Il ressent de l’admiration et de la fierté. Machinalement, il parcourt la feuille. Il stoppe. Le nom de Jeannette vient de lui rejeter au visage l’horreur si soigneusement enfouie. Mathilde comprend aussitôt. Son père sait, et il savait ! Cette intensité et cette violence dans leur échange l’éprouvent. Jamais elle n’avait parlé en adulte avec lui. Ce sont de terribles choses qu’ils viennent d’évoquer. Pourtant, un autre événement, inattendu, s’est également produit : ils se sont rapprochés. Elle sent que le regard de son géniteur s’est modifié. Sa féminité a vibré sous l’admiration du père, elle a perçu des émotions inconnues, de la tendresse et de la bienveillance. Le passé devient sans importance. Elle veut être pleinement sa fille, même si le secret la consume exige d’aller au bout, de persévérer jusqu’au danger. Elle avance à ses côtés dans les ruelles obscures, dans le silence épais de la nuit qui apaise l’agitation de la vieille ville.

Pierrin chemine également. Cette beauté, cette force de caractère : il vient de retrouver son Adolphine au travers de sa fille. Cet amour, si brutalement éteint, est ravivé. Il lui doit la vérité, il va se racheter, décide-t-il dans un élan de tendresse qui le submerge. Mais laquelle doit-il lui révéler ?

Cet échange les laisse épuisés, chacun dans une incertitude. Pierrin recouvre le premier ses esprits.

— Reste dormir ici. Tu feras connaissance de Marguerite. Cela me ferait plaisir. C’est une femme bien qui m’apporte beaucoup. On pourra parler.

Mathilde est trop bouleversée. Elle n’a pas l’expérience de son père pour réagir si vite à de tels ébranlements. Elle décline l’invitation. Elle retrouve sa voiture. Avant de monter, elle ne peut réfréner un baiser qu’elle pose sur la joue paternelle. Ce geste le statufie, alors que le petit bolide s’éloigne dans la nuit.

Mathilde roule doucement, malgré la lune qui l’accompagne. Trop de choses, trop intenses. Elle a besoin d’une épaule, d’une oreille. Elle est si seule !

En arrivant, elle sort un cahier et se met à écrire tous ces événements, jusqu’à cette soirée. Il lui est impératif de le formuler et de le voir tracé. Ce cahier, cette sorte de journal, elle le reprendra lors de circonstances majeures, continuant de s’épancher sur sa vie. Cependant, elle le tient secret. Elle a trouvé une planche bancale dans un coin de sa chambre et dissimule ses chroniques intimes au regard des autres, oubliant le vide de la maison.

Le weekend suivant, son père est arrivé dès le vendredi soir, contrairement à ses habitudes. Elle sent qu’il la regarde différemment. Le samedi matin, il l’invite à se promener. Elle devine pourquoi. Ils arpentent ces sentiers mille fois parcourus avec Georges. Pierrin raconte sa vie.

Depuis toujours, il avait vécu avec Alphonsine. Depuis toujours, il en avait été follement amoureux. Elle était plus qu’une sœur, elle était sa jumelle, son complément. Ils se sont mariés pour pouvoir s’aimer, s’embrasser. Elle avait montré une grande rigueur sur ce point, par son caractère et à cause de la vieille chouette qui ne la quittait pas de ses yeux inquisiteurs. Ils marchent. Un silence s’est établi. Mathilde devine qu’il va parler et ressent son immense difficulté à démarrer. Elle attend, alors que son cœur s’emballe. Pierrin débute un lent monologue, avec des pauses qui peuvent durer, chaque pensée de ce passé semblant douloureuse :

— Mathilde, tu es fine d’esprit. Je sais que tu as deviné. Je l’ai senti à Rodez.

— C’est difficile pour moi de parler de ces choses.

— Oui, je suis le fils de Pierre, comme ta mère.

Mathilde est parcourue de frissons. Entendre cette terrible révélation de sa bouche est une grande violence. Pierrin enchaine :

— Oui, ma mère, enfin, celle que j’ai toujours prise pour ma mère, s’est crue obligée de me dévoiler cette paternité commune le matin de nos noces.

Un silence s’installe, alors que leurs pas font détaler un lapin.

— Elle s’était mise à boire, et ce matin-là, elle n’était pas nette. Je n’ai pas compris, ou voulu vraiment entendre. Perdre Adolphine m’était impossible.

Au loin, un coq s’époumone encore, alors que la matinée s’avance.

— C’était l’épouser ou me tuer, et Alphonsine, par la même occasion, car je n’aurais pas pu lui donner la vraie raison.

La lumière, tamisée par les chênes du causse, égaie le chemin sur lequel le drame se révèle.

— J’ai aussitôt oublié cette révélation, faite pour m’empoisonner. Je n’ai jamais pardonné à ma mère d’avoir brisé mon innocence.

Ni le père ni la fille ne savent où les mènent leurs pas, concentrés sur leurs paroles.

— Ce mariage nous a transformés, car nous sommes devenus adultes, toujours dans notre amour.

— Marcel est né, juste avant la guerre. Nous venions à peine de commencer notre vie et ce fut l’enfer qui arriva. Je n’ai jamais voulu vous en parler, en parler tout court.

C’est vrai ! Mathilde sait pertinemment que son père a fait la guerre, mais elle n’a jamais entendu une parole sur cette période terrible. Et des autres aspects de son existence, de ses activités, qu’en connait-elle ? Elle se promet de combler ce manque. Après. Pierrin poursuit le récit de sa vie, ressentant dans sa chair ses souvenirs.

— Je suis parti à la guerre, persuadé, comme tout le monde, de revenir très vite ! Une équipée amusante ! Si tu savais… Je me suis trouvé affecté d’emblée à un hôpital de front. L’arrivée des premiers blessés a été une horreur. Tous ces jeunes hommes blessés atrocement qui mouraient en souffrant. Si tu avais vu la détresse et l’incompréhension dans leurs yeux… Tous redevenaient des enfants appelant leur maman.

Mathilde frissonne encore. Elle a envie de consoler cet homme mûr, son père, dont la voix trahit l’innommable tourment.

— Tant de malheurs, tant de douleurs. Cinq ans à voir défiler des amputés, des défigurés, des agonisants. De la souffrance, que de la souffrance ! Il n’y avait plus que ça…

— On pense qu’on se blinde, qu’on devient indifférent. Il suffit d’un regard implorant, et tout repart. Effacer ces images est impossible. Encore maintenant, je me réveille des nuits avec ce lancinement des cris, revoyant chaque visage passé devant moi. Ils sont des milliers…

— Chaque permission arrivait comme un rayon de soleil, Alphonsine ouvrait son cœur pour m’accueillir, m’offrant la possibilité d’oublier mon supplice dans sa douceur pendant deux ou trois jours.

Entendre Pierrin dire son amour pour sa femme, son père pour sa mère, émeut profondément Mathilde. Ils sont tous enfants de cet amour.

— Tu sais, je ne m’occupais pas de vous. J’avais tant besoin de la tendresse de mon Alphonsine pour oublier la mort…

Mathilde écoutait, découvrait ce père, enfin libéré, alors qu’une immense compassion filiale la submergeait. Quand il avait eu son âge, au seuil du bonheur, il avait vécu au milieu des blessés, des morcelés, des moribonds. Elle se rapproche, s’agrippe à son bras.

— Le retour a été difficile ! Même si j’ai passé les derniers mois dans un hôpital loin du front qui s’était enfin tu. Tous ces estropiés que nous avions sauvés partaient pour une vie brisée.

Il s’arrête. Mathilde l’imite, tourne la tête, car elle devine le besoin de son regard. Ils se fixent, hésitants. Ce ne sont pas des personnes expansives, mais l’intensité de l’échange les fige un long moment. Pierrin lève la main pour caresser la joue de sa fille, de la fille d’Adolphine. Il s’emballe ensuite dans son histoire.

— Voilà, tu sais tout. Je n’étais plus le même quand je suis revenu à Jonhac. En plus, à vous cinq, vous faisiez plus de bruit que l’artillerie en marche. Alphonsine était accaparée par vous. Moi, j’avais encore la tête pleine d’un autre vacarme, ailleurs. Je me suis écarté. De toute façon, la gestion des affaires était à reprendre. Rien n’avait bougé, alors que le monde était transformé. Le domaine glissait vers la déshérence.

— J’étais resté lié au major que j’avais suivi les deux dernières années. L’enfer ensemble, cela soude. C’est lui qui m’a orienté vers les associations d’anciens combattants.

— Tu comprends pourquoi je n’ai jamais pu être proche de vous. Je n’ai jamais su, ou pu, vous rencontrer. Vos comportements me semblaient étrangers. Pourtant, vous étiez le fruit de notre amour avec Adolphine, alors je vous aimais, mais incapable de vous le montrer.

— Tu sais, j’étais attentif avec chacun. Marcel, un peu effacé, avec ses réactions bizarres m’est resté insaisissable. Jules, introverti depuis toujours, qui maintenant assouvit ses vices sous le couvert de la soutane. Lui aussi fuyait mes regards, mon attention. Se sentir incapable d’échanger avec ses fils, tu imagines ?

— La pauvre Augustine, qui ne parlait jamais, qui s’est tuée au plus mauvais moment de ma campagne électorale. Cela m’a énervé, mais après, quelle culpabilité ! Nous n’avons jamais rien fait, je n’ai jamais un geste envers cette fillette délaissée.

— Heureusement qu’il y avait toi et Georges. Mais vous sembliez tellement unis et indifférents aux autres que vous m’apparaissiez inatteignables. Je vous ai souvent regardés jouer tous les deux. Combien de fois suis-je intervenu pour vous éviter des ennuis avec les farces que vous faisiez ! Je ne vous ai rien reproché, car, le plus souvent, j’en riais !

— Tu vois, je viens de dire que je ne pouvais atteindre aucun de vous. J’ai été un père indigne, incapable de prendre soin de vous, les enfants de mon Alphonsine.

— J’ai été aussi un homme irresponsable, sans le savoir. J’ai parlé avec le major de ma situation avec votre mère. Il m’a expliqué les problèmes de consanguinité, les anomalies qui pouvaient survenir. Finalement, sur les cinq, il y en a eu trois de dégénérés ! Nous n’aurions pas dû avoir des enfants avec Alphonsine ! Mais j’ignorais tout ça ! Personne ne nous l’a interdit ! Après, c’était trop tard. Je n’ai rien décidé, rien voulu. C’est ma faute, mais laquelle ? Cela me fait si mal.

Mathilde est étonnée. Son père vient d’utiliser un mot violent pour Marcel et Augustine, les rangeant dans la même catégorie que Jules, un prêtre. Elle partage son opinion, moins pour les mœurs de son frère que pour le mépris des autres qu’il affiche et sa confusion du sens moral.

Pierrin semble au bout. Il se tait longuement. Il s’arrête, regarde Mathilde :

— Ma chérie, si tu savais comme tu lui ressembles, comme tu es belle !

C’est la première fois qu’il emploie cette appellation. Son cœur bat plus vite, elle vient de rencontrer son père. Des larmes brouillent leurs yeux.

Ils sont sortis des terres de Jonhac depuis longtemps et arpentent de nouvelles contrées, image de ce qui est en train de se passer entre eux. Ils parviennent à Villepalais. Pierrin connait ce bourg, car il fait partie de son canton. C’est jour de marché, mais ils arrivent à trouver une table à l’auberge. L’avantage de la popularité !

Les regards échangés dans cette salle bruyante montrent la joie commune de ce rapprochement. Mathilde voit son père dans son élément, interpellé familièrement sans cesse, un homme politique jovial et apprécié de tous. Elle en ressent une fierté. Ils repartent. Le silence les accompagne. Mathilde lui a pris la main.

— Si tu savais combien je suis heureux de découvrir ma fille ! Tu m’as toujours touché, car tu es tellement comme ta mère enfant, jeune fille, jeune femme. J’avais envie de te connaitre, mais je ne savais comment faire !

— Moi aussi, je suis heureuse que nous puissions enfin parler ! Ton absence malgré ta présence a été très dure à vivre. Nous avions besoin d’un père, surtout sans maman ! La vieille pie a toujours été effrayante pour nous !

— Tu ne l’aimes pas non plus ? On ne peut pas la chasser non plus, pauvre Henriette !

Ils avancent, une douce chaleur les enveloppe. Ils savent qu’ils évitent le dernier sujet, la mort d’Alphonsine. Qui va commencer ? Ils attendent pour en parler, car ils partagent maintenant une complicité si longtemps retenue.

Pierrin raconte cette tragique soirée d’hiver, la nécessité pour sa mère mourante de se décharger, de dire à Alphonsine leur fraternité. Pour la deuxième fois, elle lui a saccagé sa vie. Il poursuit, évoquant son frère, cette brute qu’il trainait depuis son enfance, l’enchainement incontrôlable des gestes, chacun perdu dans son obsession. La fin, la douleur insurmontable.

Pierrin aurait pu s’arrêter là. Il ne veut plus rien cacher à Mathilde, sa petite Alphonsine. Il avait refoulé au plus profond l’accident de Pierrot, il avoue devant elle sa confusion entre maladresse et besoin de punir, de venger Alphonsine.

Un long silence termine cette journée. Toute cette histoire a été dite, Pierrin est libéré. Mathilde connait la vérité, elle est soulagée. Pourtant, accepter ce passé dont elle est issue est une douleur. Comment vivre et se construire avec de telles ignominies ?

Le lendemain, ils repartiront. Cette fois, ce sera Mathilde qui racontera sa petite vie à son père, émerveillé de ces confidences. Ils reparleront de quelques points, pour s’assurer de ne pas revenir dessus. Pierrin s’enquiert des projets de sa fille, de ses amours, de son frère, à travers elle. Il dit sa volonté de changer le monde. Il a vécu, il a subi des événements terribles. Maintenant, il veut être acteur, maitriser sa vie, faire en sorte que de telles horreurs ne ressurgissent plus. Mathilde le sait, car il s’est présenté à la députation. La campagne électorale bat son plein, il a de bonnes chances. N’empêche qu’il a voulu passer ces jours avec elle. Ils en avaient besoin et c’était le moment. Pour la première fois, ils s’embrassent, heureux de se trouver enfin en famille.

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