III.
« Il n'y a qu'une étroite passe qui donne accès à la vallée, commença Zinzillon. Après l'avoir gravie et laissée derrière moi, je me suis dirigé vers le village le plus proche. En fait de village, un amas de cahutes pouilleuses. Mon enquête pouvait commencer. J'ai opté pour une arrivée remarquée. La tête haute, droit et digne, menant mon poulet de manière assurée, bougeant exagérément la tête et mon corps afin de faire remuer plumes et pompons, je suis entré dans le village. J'ai paradé en empruntant la rue principale, m'arrêtant de temps en temps, caracolant avec mon gallinacé afin que chacun puisse admirer ma tournure rare et recherchée. J'avais pensé que les gens viendraient s'amasser sur la place pour m'admirer mais il n'en fut rien. Seule une petite troupe d'enfants me prêta attention. La marmaillerie se poussait du coude, ricanait, me montrait du doigt, pouffait. Rendez-vous compte, les enfants se moquaient ! De mon chapeau emplumé, de ma rutilante rapière, de mon pourpoint fanfreluché, de mes pompons mauves et jaunes, ils se moquaient ! Un adulte arriva et les gronda. Quelle bien étrange coutume. Par chez nous, se moquer fait partie du jeu. C'est pour ça que je suis vêtu avec pareil soin d'ailleurs. Pour ne pas être moqué et, à l'inverse, pour accéder au droit de me moquer de ceux qui ne savent s’habiller. Dans le Nord, la moquerie sert à réprouver ceux qui agissent mal et à stimuler les autres. C'est le moyen le plus parfait que nous ayons trouvé pour motiver les gens, après les coups de bâton bien entendu, mais là-bas, non, se moquer, cela ne se fait pas ! Comment font-ils pour progresser, je vous le demande maître Bronulf, sans compter qu'ils doivent bien s'ennuyer si on ne peut même pas rire d'un boiteux ou d’un bossu.
— Si fait, fit maître Bronulf, et donc ?...
— Et donc, les enfants s'égaillèrent. L'homme vint vers moi, et devinez quoi, il s'excusa. Il s'excusa pour les enfants. « Diantre, voilà bien une drôle de patrie ! » me dis-je. Ceci dit, l'homme se révéla tout à fait sympathique. Je m'enfonçai dans la brèche de sa naïveté et lui demandai sans ambages s'il avait entendu parler d'Antranik et si d'aventure il savait où il se trouvait... Il ne l'avait jamais vu, mais il rameuta une partie du village pour répondre à mes interrogations. Voilà qui était fort obligeant. On me dit donc où Antranik se trouvait... Au fond de la vallée, après le troisième village, sur les contreforts d'une montagne se perdant dans les cieux. J'y allai sur le champ.
» En quittant le village, je remarquai une petite stèle sur laquelle étaient inscrites de nombreuses phrases. En fait, des aphorismes de Belvézère. Ainsi chaque village possède à son entrée pareille stèle afin que chacun puisse s'imprégner continûment des principes premiers de la vallée d'Adésirata. « Tu ne désireras rien d'autre que ce qu'il ne te faut », telle est la phrase principale de la philosophie des Adésirants. De là, tout découle, les autres aphorismes n'étant que des développements logiques ou de simples précisions. On peut ainsi trouver : « Il ne te faut que ce dont tu as besoin, le reste est en trop » ; « L'envie est source de malheur, alors que le besoin est source de vie » ; « Cesser de désirer n'est pas aisé, c'est la plus haute des sagesses, mais une fois atteinte, il est dur d'en redescendre » ; « Si tous cessaient de désirer, alors, et seulement alors, on pourrait atteindre la vraie égalité » …
» J'avoue avoir un peu perdu de temps à étudier cette stèle et c'est ainsi que j'ai fait route vers le fond de la vallée, les aphorismes de Belvézère tournant dans ma tête. Enfin, j'arrivai.
» Antranik vit dans une bicoque sans charme qui n’es rien d’autre qu’un assemblement de planches de bois coiffé d'un vague toit de chaume. Tout cela est très rustique. Il est entouré d'un chien, de quelques chèvres, pratique la cueillette de racines qu'il fait bouillir pour se nourrir et s’adonne le reste de la journée à la contemplation du ciel ou de sa pilosité. Il a la même vêture que ses compatriotes de la vallée, à savoir une simple tunique qui tombe au genou sur laquelle il met un long gilet en peau de chèvre lorsqu'il fait froid. De simples sandalettes chaussent ses pieds et un bonnet couvre sa tête.
» Je l'abordai et lui demandai ce qui s'était passé, ce qu'il était advenu du tissu, si le désaccord cheminait dans la vallée, si le plan avait fonctionné.
» — Oh, tout ça, fit-il en adjoignant à ses mots un geste évasif du bras.
» — Tout ça, quoi ?
» — Tout ça, c'est loin...
» — Comment ça, loin ? protestai-je, en le sommant de m'en dire plus.
» Il n'allait pas s'en tirer comme ça, je lui dis que vous exigiez, sinon des explications, du moins des éclaircissements, et qu'il devait me narrer, par le menu et dans le détail, cela sans faillir et sur le champ, ce qui s'était passé ? Antranik ne daigna pas répondre trop occupé qu’il était à contempler le nœud formé au milieu d’un poil qu’il venait de s’arracher. J'insistai, lui demandai ce qu'il était advenu, si la mission était un réussite, où était les ballots de tissus et les portefaix, si ces derniers n’avaient pas subi une mort atroce.
» — Comme il est beau, dit Antranik en soulevant un sourcil.
» — De quoi ?
» — Mon poil. Il est magnifique. Sa longueur est remarquable et le nœud qui s’y est formé spontanément le coupe en son exact milieu. C’est ce que j’appellerais une merveille de la nature.
» — Mais enfin, Antranik, et votre mission, est-elle un échec ?
» — Un échec ? fit Antranik en se servant de son poil comme fil dentaire, techniquement, oui. Je suppose que l’on peut dire ça. Disons que j'ai d'autres poils à brosser.
— Quoi ?
— C’est une expression de mon peuple. Certains fouettent des chats, moi, je brosse des poils. Disons que tout cela m’a passé : faire fortune me fatigue…
» Et là, Antranik d'une voix grave et sérieuse me raconta toute sa mésaventure, pourquoi il avait techniquement échoué mais surtout, d’un point de vue pratique, renoncé. »
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