Ligne de vie
La maison empestait l’encens et les huiles essentielles. Le nez de Mathias se sentait agressé par autant de odeurs mélangées. Patientant dans une pièce transformée en salle d’attente, le gendarme décryptait les lieux avec un œil perplexe. Sur la table basse, des cartes de tarot usagées permettaient de passer le temps en tentant de lire son avenir. Des livres s’empilaient à côté. Mathias se dévissa le cou pour lire quelques tranches : « Interprétation des rêves », « Mes vies antérieures », « Cycle de la Lune et émotions ».
De la lecture pour Diane et Adam.
Les tableaux accrochés aux murs représentaient des mains, sur lesquelles se trouvaient peints des mots à l’encre noire tels que « destin » ou « longévité », ainsi que des symboles divers. La tapisserie rouge amplifiait l’atmosphère étouffante du lieu.
Après une quinzaine de minutes, Mathias entendit le client sortir et remercier la praticienne. La femme tira le lourd rideau pourpre qui séparait le couloir de la salle d’attente enfumée. Le découvrant seul, elle lui sourit et l’invita à l’accompagner :
— C’est à nous monsieur Brochart.
Nul fichu sur sa tête ou amulettes autour de son cou. Bien que ses mains portent de nombreuses bagues, Delphine Bourgouin arborait un style des plus ordinaires. Son chemisier à rayures noires et blanches disparaissait dans un pantalon noir, d’où sortait la pointe d’une paire de bottes à talon. Elle s’installa dans un grand fauteuil et lui présenta d’une main celui qui lui faisait face, de l’autre côté d’une table en bois rectangulaire. Sur le côté de la table se trouvait disposés un tissu plié en quatre, des cartes de tarot, un pendule en cristal et un livre d’interprétation. La chiromancienne entrecroisa ses mains chargées de bijoux sur le bois et le sonda de ses yeux noisette. Mathias lui donna la cinquantaine. Des pattes d’oie se dessinaient au coin de son regard et les plis de son front apparaissaient marqués. Ses cheveux colorés en blond étaient abîmés par l’utilisation trop fréquente d’un lisseur.
— Alors, comment puis-je vous aider ?
— Vous ne semblez pas étonné que je vienne vous parler de Madame Grinberg.
— Non, en effet.
Un petit sourire se dessina sur ses lèvres.
— Je vois beaucoup de monde. Des gens avec des profils très différents, de la mère de famille au chef d’entreprise. Et parmi toutes ces personnes aux croyances diverses, certaines me marquent.
— Vous accepteriez de me parler de Danika ?
— Si je sais pourquoi je dois le faire, oui.
Le gendarme se sentit aussitôt mal à l’aise. Son interrogatoire n’avait rien d’officiel. Il ne se voyait pas déballer l’affaire en basant ses arguments sur ses propres présomptions et celles de sa sœur, chasseuse de fantômes à ses heures perdues.
Il improvisa :
— Je mène des investigations sur cette personne. Elle est de nouveau dans des soucis financiers, et je connais ses antécédents. Dans ce cadre, j’essaie de dresser son profil psychologique.
La femme continuait à le fixer de son œil perçant. Mathias se demanda si elle testait ses capacités de mentalisme. Allait-elle le traiter de menteur et le renvoyer sur le champ ?
— Ça ne m’étonne pas qu’elle ait replongé, elle tient son caractère addictif de sa mère.
— Sa mère vous dites ?
— Danika était une de mes plus fidèles clientes, avant que son besoin de prédiction tourne à la psychose. Je l’ai vu pendant les premières années où elle s’est installée ici. Ça ne remonte pas à si loin en fin de compte.
— Elle a toujours ses parents ? questionna Mathias en rentrant les informations dans la fonction notes de son téléphone.
La femme leva un doigt pour lui demander de retenir ses questions. Elle se dirigea vers le bureau blanc dans le coin de la pièce. Dans le tiroir du bas, elle passa en revue les dossiers de ses fidèles. Celui qu’elle attrapa était bien épais. Elle le ramena sur la table et en tira des notes.
— Je fais toujours des fiches avec les informations des clients. Ça aide pour leur créer des séances sur mesure, se justifia-t-elle.
Elle parcourut les papiers du regard avant de reprendre :
— La mère venait de Suède. Peu de temps après leur arrivée en France, le père l’a quitté pour une autre. Elle s’est remise avec un homme violent, qui les battaient toutes les deux. Puis la mère est tombée dans l’alcool et les médicaments. Je vous résume hein, ajouta-t-elle en lui jetant un coup d’œil.
Elle changea de papier.
— Danika a été placée à sept ans. Sa mère est morte la même année d’une overdose. Elle n’a jamais eu vraiment de stabilité, elle ne restait jamais longtemps dans les familles d’accueil. Elle est passée par un foyer de jeunes travailleurs pour s’émanciper à seize ans.
Nouveau silence tandis qu’elle poursuivait sa lecture.
— À dix-huit ans elle a rencontré un docteur qui en avait trente. Ils se sont mariés et elle est tombée enceinte mais n’a pas voulu garder le bébé. Le couple s’est déchiré après ça.
Mathias tapotait plus vite que son ombre pour tout enregistrer. Apparemment, Delphine Crystal aimait faire parler ses clients pour en apprendre plus sur leur compte. Elle ne s’encombrait pas de clause de confidentialité comme Le miroir de la pythie.
— Après ça elle a eu envie d’acquérir son indépendance. Ils ont divorcé et, ma foi, elle en a tiré un bon paquet d’argent.
Dont vous avez grassement profité.
Delphine replaça ses notes dans le dossier ventru.
— Elle vivait dans le coin ?
— Plus haut, du côté de Châteauroux, avant de venir s’installer dans le coin.
La sonnette retentit.
— Et d’où lui viendrait son besoin de consultation concernant la voyance ?
La porte d’entrée claqua, se refermant sur le client suivant.
— Je crois que ça lui a pris assez jeune. Elle m’a raconté que sa première visite chez une consoeur a été une révélation. On lui a révélé que les esprits l’appréciaient, qu’ils essayaient de rentrer en contact avec elle.
— C’est ce genre de choses qu’elle venait vous demander ?
— Entre autres, mais vous savez, c’est une proie facile, elle achète tout ce que les charlatans lui vendent.
Tu m’en diras tant.
— Donc, elle ne consultait pas que vous ?
— Non, non, un tas de personnes : des spécialistes des fumigations, de l’astronomie, des praticiens de la wicca, de la magie blanche.
Elle fit des moulinets avec ses mains pour signifier « etcétéra ».
— Mais que cherche-t-elle exactement ?
— C’est quelqu’un qui n’a pas de point d’ancrage, pas de racines. Elle veut trouver sa place et son utilité dans l’univers. On lui a prédit un destin particulier vu ses capacités extrasensorielles, mais elle doit trouver la voie toute seule.
La femme soupira d’un air entendu.
— Je crois qu’elle cherche désespérément l’identité de l’esprit qui l’habite depuis des années, et dont elle tire ses pouvoirs.
Le gendarme se retint de rire ou de lever les yeux au ciel.
Sur le ton de la confidence, la chiromancienne ajouta :
— Si vous voulez mon avis, je pense que c’est une personne qui a plusieurs facettes.
— Comme de la schizophrénie ?
— Humm… je ne sais pas si je parlerai de schizophrénie, plutôt de possession. Certains esprits sont puissants, ils prennent l’ascendant sur leurs hôtes.
C’est cela oui.
La femme consulta rapidement son téléphone portable.
— En tout cas, si elle n’a pas réussi à s’en défaire, surement prend-il parfois le contrôle. Je l’avais mis en garde contre ça. Je déplore de n’avoir pas pu l’assister dans son chemin de vie, mais elle finissait par appeler de jour comme de nuit. Ça devenait invivable.
Un bruit de gong annonça l’heure.
— Avec qui a-t-elle des ennuis maintenant ?
— Un service de voyance en ligne, répondit Mathias, évasivement, en finissant de noter.
— Olala ! s’offusqua Delphine Crystal. Mais ces gens-là n’ont aucune pitié, ils vont la saigner à blanc ! Il faut qu’elle soit plus méfiante avec les personnes qu’elle consulte. Malheureusement, si je lui rouvre ma porte, elle risque de retomber dans ses vieux démons.
Elle secoua la tête en pinçant les lèvres, une mine désolée peinte sur son visage.
— Si vous n’avez plus de questions, j’ai une nouvelle séance à préparer. Il faut que je purifie la pièce.
Mathias se retira alors que la femme psalmodiait en magnant un bâton d’encens comme un ruban de gymnastique rythmique. Le gendarme quitta ce temple de la divination, où se mêlait fragrance de sauge sclarée et de rhododendron.
Il roula en sens inverse et se gara devant le cabinet du docteur Vesplin. En entrant, il découvrit une étrangère à la place de Danika. La femme, âgée, à la permanente rousse, se trouvait au téléphone. Mathias patienta tant bien que mal, résistant à l’envie de lui demander d’écourter son appel.
— Ah mais oui c’est normal ! s’exclama la remplaçante.Vous savez, ça ne se passe jamais pareil avec les enfants. Voyez, mon premier, il a fait ses nuits en même pas trois mois, alors que le deuxième, à deux ans encore il pleurait toutes les nuits.
Elle se mit à rire.
— Oui, hum… hum…
Elle opina du chef, bien que son interlocutrice ne puisse pas la voir.
— Bon, si ça vous rassure, je vous place un rendez-vous dans deux jours.
Elle fit glisser la souris et cliqua pour ouvrir l’agenda en ligne.
— Quatorze heures ça vous va ?
Le gendarme trépignait.
La femme raccrocha enfin, replaçant sa grosse boucle d’oreille dorée.
— Votre carte vitale, demanda-t-elle en tendant la main vers Mathias, sans même le regarder.
— Madame, gendarmerie nationale.
Il lui brandit sous le nez son insigne à la place de la carte verte. Elle sursauta, manquant de faire tomber de son nez sa paire de lunettes, heureusement retenue par une chaîne en perles.
Il devança ses questions :
— Où est Danika Grinberg ?
— En arrêt maladie, reprit-elle d’une petite voix. Est-ce que vous voulez que j’aille chercher le docteur ?
Il répondit à l’affirmative. Elle se hâta d’aller déranger le médecin.
— C’est encore moi, vous m’en voyez désolé, dit Mathias à l’approche de celui-ci.
Jean-François Vesplin lui serra la main.
— Vous cherchez Danika ? s’inquiéta-t-il, sourcils froncés.
— Depuis combien de temps est-elle en arrêt maladie ?
— Trois jours, un sacré coup au moral la saisie de sa maison. Je me doute que vous venez pour ça.
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