L'arène du cantonnier

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L’Arène du cantonnier

Le monde semblait avoir vomi. Les rues étaient sales, jonchées de détritus, et l’odeur de l’alcool à moitié digéré planait dans l’air matinal. Sans doute la soirée avait-elle duré plus que de raison. L’écho de la fête résonnait dans le rares crânes meurtris qui déambulaient encore. On se tenait, on se soutenait, on regrettait peut-être un peu. Et pourtant, on en redemanderait dès le soir venu. La feria n’avait plus rien de noble, elle était devenue une beuverie grotesque. On n’y parlait plus que vaguement des taureaux et des toréadors. La tradition s’évaporait dans les vapeurs de bières, de vin, de liqueur de manzana, de pastis, de whiskies, et dans tous les excès d’une jeunesse aussi vide qu’une conversation de fin de banquet, aussi insensée et désespérée qu’un verre vide.

Le jour se levait à peine. Mani était au travail. Armé de son balai et de sa poubelle mobile, il avait pour tâche d’enlever le plus gros. Un camion passerait plus tard. Un jeune homme attardé jeta vers lui une canette à moitié vide en souriant. Le bruit métallique tinta en lui. Il savait qu’il ne devait rien dire, il encaissa. Pourtant, Mani, fort comme il l’était, lui aurait volontiers appris à respecter un homme. Mais il ne pouvait pas se permettre de perdre son travail. Alors il détourna les yeux et ramassa la canette.

Sa tournée le rapprocha des arènes. Un camion était garé devant une entrée de service. Il fallait le contourner. En passant à côté, il entendit un mugissement profond. Il risqua un œil prudent et aperçut une forme dans l’obscurité de la remorque. Ça sentait le foin et l’excrément. Il distingua deux yeux qui le fixaient. Noir comme une nuit sans bonne étoile, l’animal était énorme et avait deux cornes gigantesques. Il balançait mollement sa tête de droite à gauche et semblait d’une force incroyable. Son cou, aussi large que musclé, soutenait sa tête haute et fière. Il devait mesurer un mètre soixante au garrot. Mani était comme hypnotisé par la puissance hautaine et sereine de ce monstre. Il semblait invulnérable, comblant tout l’espace étroit. Ses flancs frottaient les parois. Le cantonnier repensa un instant aux campagnes arides qu’il avait laissées, au soleil si puissant qu’il ne tolérait que des plantes épineuses et coriaces.

— Qu’est-ce que tu fais là toi ? Cria-t-on derrière lui.

— Rien, je regardais le taureau, dit-il timidement.

— Laisse-le tranquille, cet après-midi, il doit affronter l’arrière petit-fils de Raphaël Molina, le grand Lagartijo !

L’homme le regarda en se demandant s’il comprenait quelque chose, il semblait presque choqué qu’un simple cantonnier regarde son taureau. Mani ne connaissait pas ce personnage célèbre. Le peu qu’il savait de la corrida remontait à très loin, à une jeunesse qu’il avait presque oubliée. Il bredouilla vaguement quelque chose et poursuivit son chemin.

A dix heures, lorsqu’il terminait son service, les premières terrasses étaient déjà bien garnies. Des jeunes femmes toute dorées profitaient du soleil et bavardaient derrière leurs lunettes de soleil. L’une d’elles, vêtue d’une robe fleurie aussi légère qu’une brise, le regarda passer dans son uniforme vert et taché. Il eut le temps de sentir son cœur accélérer sa cadence. Elle se détourna vers son amie et dit des paroles mystérieuses qui semblèrent drôles. Les sourires le transpercèrent. Il arriva au dépôt quinze minutes plus tard. Il se débarrassa de tout son attirail et prit une douche. L’odeur des déchets ne partait jamais vraiment, elle s’était imprégnée en lui, c’était comme si elle venait de l’intérieur et que la déchéance de la cité livrée à ses excès avait définitivement tâché sa chair. Avant de partir, il avait pris l’habitude de boire un café avec son ami Zaïre. Zaïre racontait sa vie, Mani se taisait la plupart du temps.

— Et si on allait faire la fête nous aussi ce soir ? proposa-t-il à Mani.

— On bosse à quatre heures demain matin, répondit-il.

— On pourrait aller boire un coup vers 18h, c’est l’heure de la corrida, il n’y aura pas grand monde.

Mani avait accepté, il avait dormi une bonne partie de la journée et avait quitté son appartement dans l’une des tours du quartier Pissevin, vers 17h30. Rasé, habillé sobrement, il avait retrouvé Zaïre à la terrasse d’un café, sous les platanes. On commençait l’apéritif, les rires étaient encore discrets. Les gens se croisaient sobrement, certains se saluaient en souriant et se serrant les mains, se faisaient la bise et partageaient dans un instant fugace l’odeur de leurs parfums délicats. Mani s’approcha du comptoir. Un jeune homme inoffensif qui sortait sans trop faire attention le bouscula. Un éclair traversa le cantonnier, mais il s’apaisa devant les excuses polies et souriantes du maladroit. D’innombrables photos de toreros, sans doute légendaires, tapissaient les murs. On les voyait, concentrés, esquivant les taureaux, les cheveux gominés et la bouche déformée par une tension extrême. Leurs habits brillants, tâchés par le sang des animaux, donnaient aux scènes volées une teinte tragique. Une grande télé diffusait des images de l’arène. On survolait le public. Les gens étaient cachés sous des chapeaux et des ombrelles colorés. On avait l’impression d’une antique peinture aborigène entourant un puits de sable marron.

Les clients se pressaient, la corrida allait de commencer, on voulait suivre le spectacle. Mani obtint ses boissons et retournait s’asseoir lorsqu’il entendit un murmure d’admiration. Il se retourna et vit le taureau qui entrait dans l’arène. Il le reconnut tout de suite. C’était lui, le monstre captif qu’il avait croisé.

Il courait athlétiquement dans le cercle sablonneux et semblait plein de vie et de fougue. De larges volutes de sable s’envolaient de ses sabots noirs. Il galopait en tous sens sous les acclamations discrètes, battait violemment l’air de ses pattes arrières, comme pour évacuer par ce saut singulier un trop plein d’énergie. Chaque foulée s’enfonçait profondément dans le sable meuble.

— C’est une belle bête ! S’exclama un jeune homme visiblement impressionné.

— J’en ai vus de bien plus gros, répondit son voisin, qui se sont bien vite effondrés. L’important, c’est ce qu’il a dans le cœur, sa bravoure, et la façon dont il va refuser de mourir.

Le monstre d’ébène au cornes plus blanches que l’ivoire parcourait en ruant l’arène trop petite. Et sa course circulaire laissait admirer ses muscles saillants et ses tendons épais. Mani était admiratif, la bête ressemblait à une statue grecque qu’un sculpteur aurait animé. Un air de trompette retentit. Il se détourna et rejoignit son ami.

— Tu en as mis du temps ! Lui reprocha gentiment Zaïre.

— Il y a beaucoup de monde à l’intérieur, ils regardent la corrida.

Ils burent quelques gorgées et prirent un instant pour savourer le moment. Un vent léger agitait les feuilles des platanes. Quelques rayons obliques faisaient briller leurs verres mousseux.

— Tu sais tout de moi, mais tu ne me parles jamais de toi, dit Zaïre, dis-moi d’où tu viens.

Mani, qui n’aimait pas beaucoup parler de lui, sentit un flot de paroles émerger de sa gorge. Presque malgré lui il débita d’un bloc :

— J’ai grandi à la campagne, près de Murcie, tout au sud de l’Espagne. On était pauvre. Mes frères ont repris la ferme familiale, ils élèvent des porcs. Je ne voulais pas de cette vie, je voulais découvrir le monde. Alors je suis parti dès que j’ai eu vingt ans. Je n’avais presque rien, j’ai grimpé dans un bus et je suis allé à Barcelone. J’ai un peu travaillé avec des pêcheurs. Et puis j’ai rencontré Angèle, une française venue faire la fête. Elle était belle, on s’est tout de suite plu. Alors je l’ai suivie jusqu’à Pau. On voulait s’installer ensemble. Elle étudiait les animaux, et moi je m’y connaissais pas mal aussi. Alors on se voyait dans une petite exploitation. On avait des rêves plein la tête. Et on voulait voyager et avoir des enfants. Mais ses parents n’étaient pas d’accord, ils ont tout fait pour nous séparer. Au-début, on ne les écoutait pas, on ne les craignait pas. On s’aimait alors il ne pouvait rien nous arriver…

Zaïre était très étonné d’entendre son ami autant se confier. Les verres étaient vides. Il proposa une nouvelle tournée, Mani insista pour retourner commander. A l’intérieur, on était excité. On commentait la noblesse de l’animal, sa vivacité et son entrain. Mani vit le taureau foncer sur un cheval, la tête légèrement baissée pour l’empaler sur ses cornes démesurées. Le choc fut rude pour le picador et sa monture qui recula sous l’impact. L’homme avait cependant planté sa pique entre les omoplates du taureau et appuyait de toutes ses forces. Mani regardait attentivement la scène et eut envie de pousser un cri. Sans doute devait-il serrer un peu trop la mâchoire parce qu’il sentit une goutte de pue s’écouler de sa molaire branlante. Du sang tâchait la robe noire de l’animal, mais il ne semblait pas s’en préoccuper, rien ne pouvait entamer sa férocité. L’opération se répéta plusieurs fois avant que Mani obtint sa commande. Le serveur le regarda à peine lorsqu’il tendit son argent, il ne voulait rien rater du spectacle.

, son chemin l’avait conduit là.

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