Tout commence toujours dans une auberge
Et nous voici arrivés dans une auberge ! Je n'en avais jamais vu d'aussi charmante de ma vie. Soupire... Même en essayant de toutes mes forces, impossible de m'en convaincre ! Mais au moins, j'aurais essayé. Enfin, je suppose que les plus grandes aventures commencent dans une auberge. Seulement, voilà, pas de serveuse à l'horizon. Déserpoir...
Comme j'étais épuisé par mon périple, je ne fis aucune remarque. Je me contentai de monter à l’étage afin de prendre une douche bien méritée. Une fois décrassé, je me livrai à mon rituel favori, confrontation directe avec mon reflet gracieux dans un miroir. Mais cela ne fut pas le grand amour ce soir. Mon visage était un gigantesque hématome noirâtre. Mon corps ressemblait à un réceptacle pour la foudre et ma vaillance légendaire n’était plus qu’un vague souvenir. Pour résumer le tout, je dirais que j’étais cuit. Il ne me restait plus qu’à dormir.
Mais quelle chaleur étouffante, à croire qu’ils ignoraient ce qu’était la clim ici ! Je décidai d’aller m’aérer dehors. Où étais-je donc ? Comment cet endroit pouvait-il être aussi différent de chez moi ? Ces arbres aux racines énormes, ces chemins terreux de creux et de bosses, ces véhicules ridicules garés à proximité infligèrent à mes yeux d’esthète mille tourments.
Je cherchai alors un panneau qui pourrait m’indiquer le nom du bled dans lequel j’avais échoué. « Cornepertuis » était son nom. Qu’était-ce ? Une insulte à mes connaissances géographiques d'anthologie ? Un mot posé là pour détourner mon esprit de la réalité ? Nom de nom, j’étais paumé ! Il ne me restait plus qu’à retourner me coucher très rapidement, espérant qu’au petit matin tout ceci n’aurait été qu'un rêve.
Encore cette auberge ! Je me traînai jusqu’en bas et aperçus Kernarok qui agitait son bras pour attirer mon attention avec un manque de discrétion aussi horripilant qu’inévitable.
Je l’avais senti rien qu’en le voyant, à la manière dont ses plumes étincelaient, à la légère aura de lumière jaune qui entourait son corps musculeux, ce type aimait faire converger les regards sur lui. Cela promettait d’ouvrir la voie à quelques conflits d’intérêts.
Il est vrai qu’un être tel que moi a parfaitement connaissance de son égocentrisme, de son inébranlable capacité à l’assumer pleinement et à dénigrer cette même attitude chez autrui.
- Salut, dis-je en marmonnant.
Quelqu’un qui ne me connaissait pas aurait pu penser que j’avais la gueule de bois ou que je n’étais pas très matinal mais la réalité était que j’avais la gueule en biais et que je n’étais vraiment pas matinal ! Ceci dit, bien que le sujet de ma personne était et restera à jamais fort passionnant, je reviens de ce pas à notre histoire.
Que fait-on habituellement dans une auberge ? Je vous passerai les détails métaphysiques et hautement spirituels de la question car je préfère en venir directement à l’essentiel. J’avais faim. Terriblement. Mais aucun plat n’était présent sous mes yeux pour accueillir mon immense appétit. Allais-je devoir moi-même commander quelque chose à ce tavernier bouffi qui me dévisageait littéralement ? Je crains, hélas, que oui.
Il arriva et me demanda ce que je souhaitais manger. Je me grattai la tête et lui demandai tout naturellement la carte. Il y eut un grand silence puis les convives se mirent à me scruter sans aucune gêne. Je ravalai ma salive et vis le cuisinier repartir en riant à gorge déployée.
Kernarok qui venait d’ouvrir son journal sous mes yeux se contenta de hausser les épaules et de soupirer. Le patron revint peu après, entouré de trois habitués, et déposa une marmitte bouillonnante - je ne vois pas de mot plus approprié pour décrire la chose - devant mon nez. Je me penchai dessus, grimaçai, avisai le regard vif des clients, et hésitai une seconde de trop.
Le patron enfonça une petite louche dans la soupe, souffla dessus avec application, et me l'enfila dans le gosier.
- Hein qu'elle est bonne ma soupe ! Allez, il faut tout finir !
Ils étaient si oppressants que je dus m'exécuter. Ils se plurent à commenter chaque bouchée mais ne m'obligèrent pas à terminer, voyant tous les efforts que j'avais effectués pour ne pas vomir. Cette affreuse mélasse resta longtemps collée à mon estomac.
Alors que nous reprîmes la route avec Kernarok, il m’apprit que demander la carte dans une petite auberge de campagne reculée était un signe évident de mépris. Et le traitement infligé était à coup sûr d’apporter au prétentieux le pire mets qui soit. Kernarok se tut quant à sa composition et je crois que je ne l’en remercierais jamais assez.
- Où allons-nous ?
Voilà une question qui méritait une attention particulière. En effet, si je savais d’où je venais, je ne comprenais pas trop où j'avais atterri et pourquoi je suivais ce type.
- Suis-moi et tu verras.
Ce fut vraiment la réponse que j’attendais. Simple, claire et pourtant totalement obscure dans le fond.
- Monsieur Kernarok, quand je pose une question simple, je m’attends toujours à obtenir une réponse simple, mais quand cette même question est posée à un type aussi intelligent que vous, on peut s’attendre à ce que la réponse soit un peu plus complexe ? Non ?
Il se pencha sur moi et me fixa intensément.
- Je vais te dire une chose simple. Si tu n’es pas capable de m’appeler Ker, tu peux de ce pas retourner chez toi !
Je ravalai ma salive. Son regard m’avait pénétré et j’avais le sentiment qu’il avait sondé l’intégralité de mon âme en y laissant une trace inquiétante. Vraiment les Phénox étaient très étranges et semblaient posséder une force physique et mentale qui dépassait l’entendement.
- Ker ? fis-je en élève docile.
- Oui mon petit ? fit-il en prof abusif.
Cela me coupa toute envie d’émettre le moindre son, même de ma voix enchanteresse. Je me contentai de marcher en tenant tant bien que mal le rythme soutenu de ses pas.
Arrivé au prochain village, il fit une pause et désigna une nouvelle auberge. Je crus un instant que le monde entier m'en voulait. Pourtant, il paraissait peu probable que quelqu’un avec un minimum de jugeote puisse en vouloir à un être aussi exceptionnel que moi. Mais la jalousie, ah la jalousie, ce devait être ça.
Cela dura quelques jours. Nous avancions de village en village et nous nous arrêtions toujours dans des auberges lugubres où il n’y avait jamais de serveuses. J’en avais assez. Je n’avais plus qu’une seule envie, rentrer chez… Non, en fait, pas du tout. Mais les auberges me tapaient sur le système nerveux et je ne voyais pas d’autre endroit où aller.
Une bonne nouvelle me fut apportée le dixième jour. La prochaine étape serait une ville, une vraie ! Avec de vrais hôtels restaurants et de vraies serveuses ! J’en étais tout excité.
Et en effet… On s’assit à une vraie table, avec de vraies chaises, de vraies serveuses qui s’affairaient tout autour de nous et un vrai menu dont je m’emparai avidement comme si l'on avait glissé entre mes mains une nouvelle relique sacrée. Je regardai le menu les larmes aux bords des yeux. Des plats vraiment très appétissants sillonnaient les pages. Enfin, la vie redevenait plaisante !
Un serveur mâle s’approcha de nous. Pourquoi tant de haine ! Mais bon, il se rattrapa en me parlant avec un langage auquel j’étais plus habitué.
- Monsieur a-t-il choisi ?
Je pris un air décontracté et important.
- Eh bien…dis-je en m’enfonçant dans mon siège pour me mettre à l’aise. Il semblerait que je me sois mis d’accord avec moi-même quant au choix d’un plat. Une pourceline cendrée au vinaigre d’hermès avec une noisette de beurre, accompagnée de petits légumes dorés à la poêle, je vous prie !
- Bien Monsieur, et vous Monsieur ? dit-il en s’adressant à Kernarok.
- De la fleur d’érable sur un lit d’orties.
Je fis mine de trouver son choix exceptionnel, même si au fond de moi j’eus bien du mal à en être convaincu. Enfin, le mauvais goût des autres ne concerne qu’eux. Qui étais-je pour émettre un jugement ? Le fils d’un riche homme d’affaires qui était devenu seigneur, et pas des moindres certes. Mais avec un cœur aussi noble que le mien, il va de soi que même si des mots tels que modestie, humilité et charité sont bannis de mon vocabulaire, je reste tout de même très tolérant.
Alors que je m’empiffrais délicatement, j’entendis une conversation à la table voisine qui éveilla ma curiosité.
- Hé Joe ! Tu comptes t’enrôler dans la milice du Fort de Brem ?
- Et comment ! acquiesça une autre voix masculine. Y faut des hommes valeureux pour rejoindre la Rébellion et botter le cul de ces satanés Mirilyons !
- Je rêve de voir mon nom briller… soupira le premier interlocuteur.
Au firmament, en lettres d’or, au sommet d’un mur consacré à moi-même avec ces mots gravés pour l’éternité « À notre héros, Urdann Kaerdoom le valeureux, qui libéra le Fort de Brem de l’invasion ennemie » (accessoirement non occupé par le fameux ennemi). Kernarok secoua la tête.
- J’ignorais que tu aimais te lever à l’aube, suivre un entraînement intensif, transpirer sang et eau pendant qu’un gars haut placé te gueulerait dessus et te botterait les fesses. À chacun son fantasme.
Je blêmis. Était-ce le genre de vie que j’étais voué à mener pour récupérer l’honneur perdu ? Il devait bien exister un autre moyen.
- Une fois la relique détruite, tu ne pensais tout de même pas t’en tirer aussi aisément ?
Je soupirai. Ker devenait de plus en plus inquiétant. À croire que… C’était donc ça !
- Dis-moi Kernarok, combien mes parents ont-ils déboursé pour te motiver à devenir mon chaperon !
- Je ne vois pas de quoi tu parles, petit.
- Ne fais pas l’innocent. Tous ces trucs que tu sais sur moi, tu les tiens bien de quelqu’un et ne me fais pas croire que tu es là par hasard.
- Effectivement. Notre rencontre n’est pas le fruit du hasard, me concéda-t-il.
- Alors tu avoues ! fis-je l’air triomphal.
- Je n’ai jamais fait ça.
Je voyais clair dans son jeu à présent. Ce type allait me suivre partout et rapporterait le moindre de mes faits et gestes à mes parents. Cela ne me plut guère et je décidai qu’il était temps pour moi de lui fausser compagnie.
- Et tu reviendras chez papa et maman qui refuseront de te laisser rentrer sans la relique. Tu devrais vraiment t’inscrire dans la Rébellion. C’est un conseil amical que je te donne.
Il n’avait pas tort sur ce coup-là, mais…
- Si tu le fais, je m’inscrirai avec toi !
- Tu ferais ça pour moi ?
- Oui je ferais ça… Mais certainement pas pour toi.
Il se redressa brusquement et se dirigea vers l’un des types de tout à l’heure pour le questionner sur l’endroit où l’on pouvait s’inscrire. À bien y penser, je ne sais toujours pas pourquoi je me suis inscrit, mais bon, ce qui est fait est fait.
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