Le grand dessein
"Le grand dessein".
C’est l’histoire d’un noble fortuné qui avait grandi dans la facilité et qui décida d’abandonner tout pour partir à la recherche de sa destinée. En chemin, il rencontra des gens qui lui enseignèrent la véritable richesse en ce monde.
Ce résumé succinct vous laisse comprendre qu’à défaut de m’instruire et de m’ouvrir à de nouveaux horizons, Kernarok me prend carrément pour une bille. Cette histoire est cousue de fils blancs. S’il croyait un seul instant que j’allais ne pas me rendre compte du parallèle plus qu’évident entre moi et ce type, il serait vite déçu. Je sautai plusieurs pages pour en arriver directement à la conclusion, impatient de voir ce que le destin était censé me réserver.
J’y jetai un œil, blêmis, et refermai le livre aussi brusquement que je l’avais ouvert, en tentant d’oublier les frissons qui avaient parcouru mon échine dorsale. Non, il ne s’agissait pas de moi au final. J’éteignis les lumières et espérai pouvoir trouver le sommeil. Mais quelqu’un frappa à ma porte. Ronn avait-il oublié quelque chose ? Vite, il me fallait trouver un objet contondant pour me défaire du problème. La porte s’ouvrit en grinçant. Était-ce un présage funeste ? Je tendis fébrilement la nuque pour voir qui était arrivé.
- Ah c’est toi, dis-je aussi emballé qu’un taureau devant une clôture barbelée.
- Si tu n’es pas content, je peux repartir, maugréa ce cher Silarns.
- Non, ça ira.
- Alors, ça va mieux ?
Mon regard, qui aurait voulu être ardent, se transforma rapidement en lave morte. J’étais éreinté. La rage m’abandonnait, bien qu’en y réfléchissant, j’étais loin d’être un personnage enragé. J’étais juste stupidement impulsif. Mais gardez cet adjectif pour vous et ne conservez en mémoire que la gloire qui, je l’espère, au train où vont les choses, ne viendra pas à titre posthume.
- Non, pas du tout… finis-je par répondre.
- C’est dommage, si peu de temps avant notre première mission.
- Tu crois franchement que j’ai fait exprès de choper cette saleté ?
- Qui sait… J’ai cru comprendre que ce n’était pas ta vocation. Peut-être que ça t’arrange, au final ? me dit-il avec son air de perpétuelle suspicion.
Je me mis à tousser et poussai un grand râle, frustré de ne pouvoir m’exprimer clairement.
- Ne t’agite pas tant, tu vas tomber du lit et je n’ai aucune envie de te ramasser !
- Tu es vraiment une créature odieuse !
Il se mit à sourire, comme si je lui avais adressé un compliment. Je me repliai alors sur moi-même et utilisai mes dernières forces pour lui tourner le dos. Il partirait bien à un moment où un autre. Après un court instant de silence, j’entendis un bruit suspect derrière mon dos. Cela me frustra tellement de ne pas savoir ce qui se tramait que je me retournai brusquement.
- Bon, je peux dormir maintenant !
Il était déjà assis sur le fauteuil, juste à côté de moi, et lisait mon livre. Quel manque de savoir vivre ! Je préférai me retourner à nouveau et finis par m’endormir.
Au petit matin, il n’y avait plus personne, seulement le livre posé à l'envers sur ma table de chevet, retourné à l’avant dernière page. « Au moins moi, j'ai lu la fin ! ». Je soupirai quelques secondes, avant de me rendre compte que j’allais beaucoup mieux. Heureusement que j’étais un dur à cuir... Un dur à cuir qui s’était rétabli la veille de sa première mission ! « Peut-être que ça t’arrange, au final ? ». Les paroles de mon compagnon me revinrent en mémoire. J'aurais pu m'en agacer, mais comme il n'avait pas tort...
Je regardai un instant l'horloge murale. L'infirmière n'allait pas tarder à revenir. Je repensai à la piqûre qu'elle avait brandi sous mon nez, avant de me la planter... L'heure était venue pour moi de quitter les lieux !
Je me hâtai d’enfiler mon pantalon et embarquai le reste de mes vêtements sous le bras, juste avant de sauter par la fenêtre. Savais-je seulement à quel étage je me trouvais ?! Et si j’étais mort ! Je déglutis. La pensée de priver mes futurs admirateurs de ma présence me parut insupportable. Mais j’étais en vie, alors tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Je terminai de me rhabiller et me rendis au self pour prendre un petit déjeuner bien mérité. Kernarok me fit de grands signes, ce qui me rappela notre passé commun de visiteurs d’auberges. Je m'assis à sa table.
Ronn semblait dormir debout, ce qui me mit du baume au cœur. Je regardai de l’autre côté, dans l’attente d’une remarque de mon camarade Silarns, mais il me snoba. Ne souhaitant pas me fâcher, je préférai me diriger vers le buffet pour y garnir une assiette. La proposition du chef n'était pas terrible mais je m'en contenterais.
En retournant à ma place, je tombai nez-à-nez avec l’infirmière piqueuse qui me lança le plus brutal des regards qu’il m’ait été donné de voir dans ma chienne de vie. Je lui adressai alors un sourire crispé qu’elle me rendit. À en juger par son expression faciale, un bouledogue en train de grogner aurait été plus gracieux. Elle poussa un beuglement et me cria quelques paroles enchanteresses.
- Retournez immédiatement dans votre chambre, sinon je fais un rapport corsé à vos parents !
- Attendez-voir ? Qu’est-ce que mes parents ont à voir là dedans ? répondis-je tout étonné.
- Comment croyez-vous avoir pu obtenir une chambre privée aussi spacieuse !
- Ah, ce n’était donc pas normal... dis-je tout naturellement.
Des murmures agacés, plutôt isolés, étaient en train de se rassembler pour former un brouaha grandissant qui faillit déborder en émeute. "Le veinard, c’est pas juste !". "Que fait ce fi-fils à son papa et à sa maman ici !". " Qu’il retourne chez lui !".
- Silence ! hurla une voix d’outre tombe.
La personne qui arriva alors portait un uniforme de gradé. De la race des Batrass, un homme grenouille si vous préférez, il avait une carrure imposante malgré sa stature moyenne. Je ne suis pas certain qu'il atteignait le mètre soixante-cinq.
- Laissez en paix ce jeune homme ! Tout le monde sait ce que l’on doit à son grand père, l’Étoile d’Argent, et personne n’irait s’en plaindre aujourd’hui !
Il y eut quelques murmures dégoûtés. "Quoi ! C’est le petit-fils de… Non c’est pas possible, pas lui !".
J’ouvris une bouche aussi béante que mon ignorance. Cette vieille bique de grand-père, trépassée, issue d'une ancienne lignée noble, avait été l’Étoile d’Argent qui s’était illustrée dans les dernières guerres civiles ? Était-ce un rêve ? Comment avait-il pu engendrer mon père, cet industriel égocentrique, fasciné par la rondeur des pièces d’or. Certes, on comprenait mieux d’où je tenais cette classe naturelle qui émanait de tous les pores de ma peau, mais tout de même, pourquoi m’avoir caché ça !
- Attendez Monsieur, de quoi parlez-vous donc ?
Il me scruta de la tête aux pieds et soupira à la mémoire de tout ce qu’on ne m’avait pas révélé. Mon grand-père s'était bien gardé de me parler de son glorieux passé !
- Je comprends votre stupeur. Votre grand-père avait changé de nom pour pouvoir rejoindre nos forces. Il ne souhaitait surtout pas recevoir de traitement de faveur. Mais son nom d’emprunt ne fut que très brièvement utilisé et tomba vite dans l’oubli. Rapidement, nous l’avions appelé l’Étoile d’Argent. Peu de gens connaissent sa véritable identité.
Il s'approcha de moi et plaça une main franche sur mon épaule, avant d'ajouter d'un air très sérieux :
- L'heure est venue pour toi d'honorer sa mémoire. Parce que demain, c’est ta première mission, et demain, il te faudra être à sa hauteur !
Cette révélation, qui aurait dû me faciliter la vie, produisit tout l'effet inverse. J'étais piégé. Comment allais-je pouvoir briller dans l’ombre d’un ancêtre aussi illustre ! Comment pourrais-je bien regagner le peu d'honneur qui était en moi ?
Ronn eut un regain de vitalité et ne tarit pas d’éloge sur la gloire de mon aïeul, ce qui eut le don de m’asphyxier davantage. Curieusement, ce fut la voix de Silarns qui me sauva. Elle retentit dans mon esprit, comme un câble tendu dans ma direction, alors que j’étais voué à chuter du haut d’une montagne et à sombrer dans le néant.
- Et alors ? fit-il blasé. En quoi ce que ton grand-père a fait te concerne ?
Il n'avait pas tort. Jusqu’à présent, je n’avais jamais été dans l’ombre de personne, même pas dans celle de ce prétentieux de Shaed Taterton. Pourquoi douter de ma grandeur ? Parce que mon grand-père avait réussi à être célèbre ? C’était absurde !
Urdann Kaerdoom est un être unique en ce monde qui n’a besoin de personne pour exister ! (Enfin pas de ce genre en tout cas) Urdann Kaerdoom est la grandeur !
Après avoir prononcé ces paroles rassurantes - dans ma tête, je ne suis pas suicidaire - je m’autorisai à répondre à Silarns.
- Tu as raison, Silarns, je dois écrire ma propre histoire. Elle sera si grandiose qu'elle éclipsera la gloire passée de ce vieux chnoque ! Préparez-vous, une étoile va naître !
Le visage de Silarns se raidit sous mes déversements d’autosatisfaction.
- Toi, tu es vraiment désespérant !
Je scrutai momentanément la porte de sortie du self et me dis en moi-même que j’avais été bien idiot d’avoir souhaité un jour prendre la fuite. Peut-être commençais-je à me plaire ici.
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