Chapitre 1

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Chapitre 1

Il est des jours lugubres, où la météo comme les circonstances s’allient pour rendre notre esprit maussade. Pour Hortense, cette fin de matinée d’octobre 1930 correspondait en tout point à cette description. Elle fixait le paysage désolé qui défilait sous ses yeux, en s’exhortant au courage. L’automne avait déjà rougi la canopée et les feuilles mortes commençaient à tomber. L’odeur de l’humus gorgé de pluie emplissait ses narines, lui rappelant les soirées passées au coin du feu avec son père. Loin de la réconforter, ce souvenir assécha sa gorge. Avait-elle vraiment pris la bonne décision ? La jeune femme tritura nerveusement l’ourlet de sa gabardine beige. Même si elle pouvait encore renoncer, impossible de retourner maintenant vers son père. Bien sûr, il serait ravi qu’elle ait changé d’avis, mais elle ne se le pardonnerait pas.

Si le projet aboutissait, elle pourrait le mettre à l’abri du besoin. Elle devait se montrer courageuse et ne surtout pas perdre cet objectif de vue. Derrière une immense grille en fer se dessina à cet instant une haute bâtisse de pierres. Sous le soleil, sans doute aurait-elle parut coquette à Hortense, avec son lierre recouvrant les murs, son toit de tuiles et les allées fleuries qui la bordaient ; mais, sous le grésil qui tombait sans discontinuer depuis des heures, l’endroit lui parut terriblement austère.

Elle tourna trois fois sa cheville droite dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Une habitude que le commun des mortels aurait trouvé risible, mais qu’Hortense tenait de son père. « En arrivant dans un nouveau lieu, assure-toi d’en chasser ainsi tous les mauvais espritsi », lui avait-il seriné depuis sa tendre enfance.

La voiture s’immobilisa et le chauffeur en descendit. Hortense jeta un œil sur le tableau de bord. Elle n’était encore jamais montée dans une Peugeot 201 et, si cela n’avait été pour un voyage aussi décisif, elle aurait profité pleinement de cette découverte. Le levier du frein à main, le manche qui permettait de passer les vitesses… C’était un bijou de modernité. Les yeux brillants, elle se pencha un peu plus afin de détailler l’implantation du volant impeccablement lustré. L’ouverture de la portière la fit sursauter et elle se rassit brusquement.

Le chauffeur reprit sa place. Bientôt, un employé apparut au bout de l’allée. Il était vêtu d’un ensemble sombre. Hortense supposa qu’il s’agissait d’un des valets ou peut-être du majordome -bien qu’elle doutât être suffisamment importante pour qu’il se déplace en personne. Les grilles grincèrent sinistrement lorsqu’il les ouvrit, et Hortense se demanda une fois de plus ce qu’elle faisait là.

La voiture s’engagea dans l’allée en terre et s’arrêta à quelques mètres de la demeure. Hortense n’attendit pas qu’on lui ouvrît la portière pour descendre. De près, le bâtiment paraissait encore plus massif. Elle tordit le cou pour tenter de l’apercevoir en entier, puis reporta son attention sur le jardin. Les vestiges bien taillés des fleurs d’été témoignaient de son entretien, mais couleurs et odeurs estivales avaient disparu depuis longtemps . Le gazon, traversé par deux allées de gravillons, s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres, jusqu’à la forêt, et cela rassénéra un peu la jeune femme. Au moins, elle pourrait se promener dans les bois, si elle étouffait dans la maison.

  • Mademoiselle De Montelain, appela l’employé qui venait de les rejoindre.
  • Bonjour, monsieur.
  • Je suis Olivier, l’un des valets de la maison. Je vais vous conduire au salon, pendant que le chauffeur décharge vos valises.

Les gouttelettes d’eau glissaient sur son crâne dégarni. Hortense ne put s’empêcher d’en suivre une du regard. Sa course s’arrêta dans l’épais sourcil de l’homme, juste au-dessus des cils les plus longs que la jeune femme n’ait jamais vus. Détail inutile mais que son cerveau retiendrait à jamais.

  • Faites attention à la petite valise, s’il vous plaît. Son contenu est fragile.

Sur cette recommandation, elle suivit docilement Olivier. Ses bottes ne purent éviter la boue qui s’était formée dans l’allée, mais, perdue dans sa contemplation des statues qui encadraient la porte d’entrée, elle n’entendit pas les bruits de succion qui s’échappaient de ses semelles à chaque pas.

Elle ne remarqua pas non plus la silhouette qui se détachait à l’orée des bois, scrutant avec attention chacun de ses mouvements. Elle ne sut rien de son attente patiente, ni de l’amertume qui la consumait. Autrement, elle aurait fui le danger qui la guettait.

Le hall était tout aussi impressionnant. C’est la maison d’un comte, tout de même, se rabroua Hortense. Evidemment, qu’elle était plus luxueuse que la sienne ! Cette pensée assombrit son esprit. Non pas que la jeune femme fût portée sur le luxe, mais sa propre demeure tombait en ruine. Son père n’avait plus de quoi payer les travaux d’entretien depuis des mois. Il avait dû limoger la majorité de leurs employés, et bientôt, il devrait vendre.

Elle retint un soupir et s’avança vers l’escaliers. La maison semblait s’élever sur au moins deux étages, sans compter les combles et la cave. Elle gravit l’escalier orné d’un tapis rouge, qu’elle salit au passage, et suivit Olivier jusqu’à un petit salon dont il ouvrit la porte.

  • Madame la Comtesse ? Mademoiselle de Montelain est arrivée.

Le regard d’Hortense se porta sur la quarantenaire assise sur un sofa et, immédiatement, elle eut envie de faire tourner sa cheville droite. Etant restée debout sur le seuil, cela eut été malaisé et la jeune femme dû se contenir, malgré l’inconfort qui la gagnait.

D’un bref mouvement de tête, la femme l’invita à s’avancer.

  • Cousine Anastasie, salua poliment Hortense. Je suis heureuse de vous revoir.

Son interlocutrice haussa un de ses fins sourcils, ce qui peignit sur son visage une expression dédaigneuse. Ses yeux perçants parcoururent de bas en haut la pauvre Hortense, dont l’estomac se noua. Les pupilles de Cousine Anastasie s’attardèrent sur ses hanches, trop droites pour porter un enfant, puis sur sa poitrine, quasi inexistante, et enfin sur son visage. Là, la comtesse trouva un peu de réconfort : Hortense avait un joli minois. Quelconque, certes, mais pas désagréable à regarder, avec ses yeux verts et ses taches de rousseur. Elle finirait par s’habituer à son nez tordu, quant à ses cheveux, une fois coiffés, leur couleur ocre ne s’imposerait pas autant que ce matin…

  • Asseyez-vous, ma chère.

Hortense s’exécuta.

  • Olivier, apportez-nous du thé, je vous prie. Alors, Hortense, avez-vous fait bonne route ?
  • Oui, merci. C’est très gentil à vous d’avoir envoyé votre chauffeur me chercher.

Sa cousine ne répondit rien et le silence s’installa jusqu’à ce qu’Olivier revienne avec le thé. Il en servit une tasse pleine à Hortense qui n’osa la refuser. Tant pis, elle devrait au moins boire quelques gorgées de ce breuvage immonde, autrement elle risquait de déplaire – déjà - à Cousine Anastasie. Celle-ci déglutit avec l’air de quelqu’un qui savoure un élixir et Hortense retint un soupir. Il était évident qu’elles ne s’apprécieraient pas. L’aura d’Anastasie l’avait rebuté au premier instant, et cela ne risquait guère de changer.

On ne juge pas quelqu’un à son aura, surtout pas sa future belle-mère, se reprit Hortense. Mais, tout de même, les mauvaises ondes qu’elle dégageait étaient difficilement ignorables. Lorsque sa tasse fut vide, Anastasie sembla se souvenir de sa présence.

  • Quel âge aviez-vous, la dernière fois que nous nous sommes vues ?
  • Huit ans, peut-être neuf…

Il ne lui restait qu’un vague souvenir de cette rencontre, lors d’une journée champêtre. Son père l’avait emmenée en lui précisant qu’elle devrait rester auprès de lui et faire bonne impression. Pour ne pas lui faire honte, elle était restée assise bien droite, à boire du thé et manger des gâteaux sous le regard suspicieux de la Comtesse Anastasie, sa cousine au troisième degré. Toute la journée, elle avait regardé avec envie les garçons qui jouaient, sans se soucier des convenances. Parmi eux, se trouvait Clarence, l’héritier du comte. Hortense tenta de se souvenir de son visage, en vain.

  • Je présume que, depuis, votre père a fait le nécessaire pour vous donner une éducation digne de ce nom ?

Le mépris dans la voix de la comtesse hérissa Hortense. De quel droit jugeait-elle son père ? Certes, il avait la réputation d’un homme marginal et un peu atypique, et elle ne pouvait nier qu’il lui avait accorder une liberté inhabituelle pour une jeune femme de son âge. Mais en quoi était-ce un mal ?

Hortense se mordit la langue. Peu importait ses convictions personnelles, elle devait prouver à Cousine Anastasie qu’elle ferait un parti digne de son fils.

  • Je sais lire, écrire, compt…

La comtesse pinça les lèvres.

  • Cela ne vous sera guère utile ici.

Un éclat de colère traversa le regard d’Hortense. Sa cousine vivait donc toujours au 19è siècle ! Ignorait-elle donc que la grande guerre était passée par là, transformant les mœurs et la place des femmes, au passage ? La haute bourgeoisie s’effondrerait bientôt et leurs manières d’un autre temps aussi.

Un instant, Hortense songea que, plutôt que d’aller s’enterrer dans un mariage pour mettre à l’abri son père, elle aurait dû se faire employer comme secrétaire. Mais cela, même un homme ouvert comme lui, l’aurait refusé.

  • Je sais jouer du piano, coudre et converser.

A peu près…

  • Nous devrons nous en contenter, je suppose. Demain, je ferai venir une préceptrice qui veillera à remédier aux inévitables… lacunes de votre formation.

Le rouge monta aux joues de la jeune femme.

  • Je ne crois pas en avoir besoin.
  • J’en déciderai.

Cousine Anastasie lui lança un regard sombre. Sans doute avait-elle jugé sa réponse impertinente, mais Hortense commençait à perdre patience. Sur un ton mielleux, la jeune femme demanda :

  • Cousine Anastasie, puis-je vous poser une question ?

L’intéressée hocha la tête.

  • J’ai conscience que je suis loin d’être la bru dont vous auriez rêvé…

Les traits de la comtesse ne s’affaissèrent qu’un instant, néanmoins suffisant pour qu’Hortense note qu’elle avait raison. Il était évident que son hôtesse aurait préféré marier son fils à l’une des jeunes filles bien éduquées de la capitale, dont la fortune ne serait pas le souvenir d’un passé lointain. Elle était la fille d’un veuf excentrique et presque ruiné. Les rumeurs à leur sujet allaient bon train. Du père, on disait qu’il s’adonnait à la magie et qu’à force d’en user, il s’était attiré le mauvais sort. De la fille, que ses manières n’étaient guère appréciables et qu’elle suivait le chemin de son père. Elle finirait sans doute vieille fille, avec ses habitudes de garçon-manqué. Hortense se moquait bien de ces commérages, mais elle doutait que sa cousine partageât son indifférence.

  • Et je ne crois pas que Clarence m’aimât. Alors, pourquoi cette proposition de mariage ?

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