Chapitre 2
Chapitre 2
La comtesse serra les dents. Cette enfant était aussi effrontée qu’on le disait. Jamais elle ne pourrait la mener en société tant qu’elle aurait la langue aussi affutée. Toutefois, la préceptrice en avait maté des plus teigneuses, elle réussirait à faire quelque chose d’Hortense.
- Quel âge avez-vous, Hortense ?
- Dix-neuf ans.
- Et vous ne savez pas encore juger de la pertinence d’une question ?
- Ce n’est pas parce que mes critères de pertinence diffèrent des vôtres qu’ils ne sont pas valables, Cousine Anastasie.
La comtesse se leva, signifiant que la conversation était terminée.
- Olivier, veuillez conduire mademoiselle de Montelain à sa chambre. Le déjeuner est servi à treize heures, Hortense. J’espère vous y voir à l’heure.
- Je n’y manquerai pas.
Hortense s’inclina puis suivit le valet et disparut dans le couloir. Enfin ! Cette gamine n’était là que depuis un quart d’heure et déjà elle épuisait ses nerfs. Petite, déjà, Hortense l’insupportait. Elle avait espéré que les années l’assagiraient, mais il n’en était rien. La gamine avait grandi auprès de son père et en avait évidemment pris tous les défauts.
A son soupir se mêla le froissement de sa robe, lorsqu’Anastasie se laissa tomber sur le canapé. Qu’avait-elle donc fait pour mériter cela ? Pourquoi fallait-il que toutes les fiancées de Clarence fuient ? Son fils était beau, intelligent, cultivé et le meilleur parti de la région… Il n’avait eu aucun mal à obtenir la main de Mademoiselle de Miligan. Quelle beauté, cette enfant ! Mais après une journée passée dans la maison, alors que les noces venaient d’être planifiées, elle était brusquement revenue sur sa décision. Elle avait mis cela sur les incertitudes de jeunesse. Après tout, elle-même n’avait-elle pas promis trois fois au père de Clarence de l’épouser, avant de franchir le pas ? Mais mademoiselle de Miligan n’était jamais revenue.
Clarence avait alors fréquenté mademoiselle de Chatelan, puis mademoiselle de Lagny et la fille du Duc de Cherrington. L’histoire s’était répétée à chaque fois. Les bruits commençaient à courir : Clarence serait maudit et ne trouverait jamais femme. Ces rumeurs l’avaient mise hors d’elle. Heureusement, Clarence s’était amouraché peu après de la fille d’une de ses amies, Lily. Elle avait cru que, cette fois, le mariage se tiendrait. Mais, la veille de la noce, en pleine nuit, Lily avait frappé à sa porte. En larmes, désespérée, la jeune femme l’avait supplié de la laisser partir. Elle avait bien tenté de la raisonner, mais Lily ne voulait rien entendre. Elle devait rentrer chez elle, qu’importe qu’il fût quatre heures du matin !
Et, alors que les prétendantes se bousculaient au portillon, il y a encore trois ans, aujourd’hui, plus aucune ne semblait intéressée. Mais enfin, Clarence serait comte !
Olivier revint à cet instant, elle lui ordonna de lui servir une nouvelle tasse de thé. Une gorgée brûlante, aux notes épicées et boisées, suffit à l’apaiser. Bien sûr, elle avait interrogé son fils sur les raisons de ces ruptures en série. Elle était tombée des nues en découvrant que même lui les ignoraient. Lily avait bien rapporté des propos aberrants, mais il avait conclu qu’elle était folle et qu’il n’était pas plus mal qu’il ne l’épousât pas. Avec tout cela, Clarence approchait des vingt-quatre ans… Il était temps qu’il ait un héritier.
C’est alors qu’elle avait pensé à Hortense, la fille d’une de ses cousines, morte en couche. Hortense devait être en âge de se marier et, malgré sa sordide réputation, sans doute était-elle une gentille fille, au fond. Clarence ne voyait pas d’inconvénient à l’épouser, alors elle s’était empressée de la convoquer. Il serait toujours temps d’en faire une femme décente, quand elle serait sur place… Vu la situation désastreuse de son père, Hortense avait eu tôt fait d’accepter.
Anastasie termina son thé d’un trait. Maintenant que la jeune femme était là, elle n’était plus si sûre d’avoir eu une bonne idée.
Derrière Olivier, Hortense gravit l’escalier menant aux étages. Elle s’arrêta un instant pour admirer l’immense portrait qui recouvrait une bonne partie du mur. Un couple y était représenté, de pied en cape. L’attention d’Hortense fut immédiatement happée par le regard céruléen de l’homme. Même en peinture, on ne pouvait échapper à son pouvoir hypnotique. Ses traits fins dessinaient sur son visage une expression sévère. Ou snob. Oui, c’était cela, il avait l’air terriblement snob. Hortense réprima un sourire à cette pensée. Cousine Anastasie descendait sans doute de lui. Elle jeta un œil à la femme du tableau, mais elle eut seulement le temps de noter son air triste, avant de devoir rattraper Olivier.
Celui-ci s’arrêta devant une porte qu’il déverrouilla.
- Voici votre chambre. Vos valises s’y trouvent déjà. Souhaitez-vous que je demande à une femme de chambre de vous aider à les défaire ?
- Non, merci. Je n’ai pas grand-chose, je m’en sortirai toute seule.
Olivier s’inclina puis s’éloigna sans attendre. Hortense pénétra dans une pièce vaste et lumineuse, ornée de tapisseries vieillottes et fleuries dont se dégageait une légère odeur d’humidité. Pensive, la jeune femme en fit le tour, les doigts glissants sur le froid du marbre de la cheminée, se faufilant entre les rainures des meubles en bois. L’endroit était confortable, mais… impersonnel. Elle inspira en s’asseyant sur le lit qui couina doucement. Se sentirait-elle un jour chez elle, ici ? Elle en doutait.
- Ma petite Hortense, tu es en train de te laisser abattre !
Entendre autre chose que le silence la rassénéra. Imitant son père, elle avait pris l’habitude de parler seule quand son moral était en berne. Et vu comme il flanchait, à cet instant, elle décida de commenter chacune de ses actions à haute voix pour ne pas sombrer dans le désespoir.
- Commençons par défaire ces bagages. Et à réfléchir à nos plans à venir. Cousine Anastasie semble penser qu’une préceptrice me sera nécessaire. Elle se fourvoie, mais un peu de compagnie ne me fera pas de mal. Je pourrais même m’amuser un peu.
Elle sortit les toilettes qu’elle avait apportées. Elle en possédait peu que sa cousine puisse juger décentes, et n’avait donc emporté que celles-là. Pour le reste, elle verrait plus tard.
Soudain, un énorme fracas retentit. Hortense sursauta et, le cœur battant, se dirigea vers la source du bruit. Elle poussa la porte de la salle de bain : un vase gisait sur le carelage, brisé. Hortense regarda autour d’elle, mais il n’y avait personne et nul endroit pour se cacher. La fenêtre était close et la seule sortie donnait sur la chambre d’où elle venait. Son pouls accéléra. Un chat, peut-être ? Elle l’aurait vu… Elle entreprit de ramasser les débris. Que s’était-il passé ? Qu’allait-elle dire à Cousine Anastasie ? Qu’à peine arrivée, elle cassait déjà les vases ? Ou qu’il s’était brisé seul ? Non, au mieux elle la prendrait pour une menteuse, au pire, elle la ferait interner. Mieux valait oublier et ne rien dire pour l’instant.
L’esprit en ébullition, la jeune femme poursuivit son rangement. Elle ne songeait plus le moins du monde à la comtesse ou à un futur mariage. Seul lui importait de résoudre le mystère auquel elle venait d’assister, et qui l’inquiétait plus qu’elle ne l’admettait. Elle finit par s’asseoir sur le lit. Et si les rumeurs disaient vrai ? Et si Clarence était vraiment maudit ?
Machinalement, Hortense tourna trois fois sa cheville, mais cela ne suffit pas à la rassurer. Elle se reprit :
- Tu ne risques rien. Il doit y avoir une explication plausible. C’est juste que tu ne l’as pas encore trouvée.
Forte de cette affirmation, la jeune femme se leva, attrapa la clef qu’Olivier avait posé sur le buffet et sortit, en prenant soin de verrouiller derrière elle. Il lui restait encore une heure avant le déjeuner. Elle avait le temps de commencer à découvrir la maison. Après avoir vérifié que personne ne l’observait, elle dévala l’escalier et s’arrêta en face de l’immense portrait. Il devait bien faire deux mètres d’envergure. Hortense déchiffra l’écriteau, juste en dessous. « Le comte Archibald de Rancy et son épouse Isabeau ». Un aïeul donc, mais Anastasie n’étant comtesse que par alliance, il était probable qu’elle ne descendît pas d’Archibald, même s’ils avaient l’air aussi snob l’un que l’autre. Hortense prit une minute pour inspecter Isabeau. La tristesse qui émanait de son visage lui serra le cœur. Était-elle malheureuse le jour de la peinture ? Ou malheureuse tout court ? Et elle, serait-elle heureuse ici ? Mariée à Clarence ?
Hortense chassa cette question et rejoignit prestement le rez-de-chaussée. Plusieurs pièces s’organisaient autour du hall central, mais elle reporta leur exploration. Ce qu’elle voulait, c’était découvrir le sous-sol. Toute maison digne de ce nom abritait une cave ou un grenier où s’entassaient les trésors. Mais par où descendre ? Elle fureta entre les différentes pièces pendant un moment, jusqu’à dénicher derrière l’escalier principal une petite porte. Avec précaution, elle pressa la poignée.
- Puis-je vous aider ?
La voix grave derrière elle interrompit son mouvement. Immédiatement, Hortense se composa la mine angélique testée tant de fois, puis elle se retourna. Un homme d’une cinquantaine d’années se tenait devant elle. Cheveux grisonnants, tenue de chasse, un fusil à la main, il la regardait d’un air étonné.
- Hortense de Montelain, se présenta-t-elle en esquissant une révérence.
- Ah ! Bienvenue, jeune fille. Je suis le comte de Rancy. Nous nous sommes déjà vus, mais vous avez dû m’oublier.
Le ton chaleureux de l’homme invita un sourire sur les lèvres d’Hortense. Puis il se retourna et fit signe à quelqu’un d’approcher.
- Clarence, ta fiancée est arrivée !
Et c’est ainsi que le moment crucial arriva. Celui où le coup de foudre aurait pu survenir, où l’avenir de ces deux jeunes gens aurait pu être scellé de manière évidente, où l’une de ses passions soudaines et brûlantes aurait pu naître. Bien sûr, il n’en fut rien. Le cœur d’Hortense ne s’emballa pas sous le coup d’un amour subit, le regard de Clarence ne déclencha ni bouffée de chaleur ni pâmoison. Non, il lui fût totalement indifférent, ce qui – par certains égard - était pire encore que s’il l’avait rebiffée ou perturbée.
Clarence s’approcha et s’immobilisa au côté de son père. Il était de taille moyenne, de corpulence moyenne, avait des traits… moyens. Hortense se rappela soudain que le moment n’était peut-être pas approprié pour analyser en détail la physionomie (moyenne) de son nouveau fiancé. Après tout, elle aurait toute la vie pour cela. A cette pensée, elle ne ressentit ni joie ni dégoût. Était-ce rassurant qu’elle ne ressente rien du tout alors qu’elle venait de rencontrer celui avec qui elle partagerait le restant de ses jours ?
- Monsieur, dit-elle en lui tendant la main.
- Bienvenue, Hortense. Appelez-moi Clarence, je vous en prie.
Il la gratifia d’un baisemain. Son contact ne l’avait pas électrisée, mais au moins, il avait une jolie voix. Et son haleine sentait la réglisse.
- Où alliez-vous ?
- Je cherchais la bibliothèque, mais je crois que je n’étais pas sur la bonne voie.
Un éclat amusé traversa ses iris marrons.
- En effet, elle est de l’autre côté du couloir. Je vous y amène.
Le comte lui sourit avant de les abandonner, et elle suivit docilement Clarence.
- La chasse fût bonne ? s’enquit-elle pour lancer la conversation, se doutant aux ourlets tâchés de boue de son pantalon qu’il revenait de la forêt.
- Nous avons tiré un chevreuil, peu après l’aube.
Hortense ne sut pas s’il fallait considérer cela comme un succès. Toute son enfance, son père lui avait conté des légendes sur l’esprit de la forêt et des animaux qui y vivaient. L’idée qu’on troublât cet équilibre en allant y faire rugir des fusils la perturbait au plus haut point. Son père, d’ailleurs, ne consommait que peu de viande – lubie vivement critiquée par ses comparses. Et elle l’imitait.
- Nous le mangerons sans doute ce soir, reprit Clarence.
Hortense s’arrêta brusquement.
- Tout va bien ?
- Oui… Enfin, non. Je n’aime pas le chevreuil.
Clarence inclina légèrement la tête et elle songea qu’elle aurait peut-être dû se taire.
- Je demanderai à Olivier qu’il s’assure que l’on vous prépare autre chose.
- M… merci.
Il lui sourit poliment et ouvrit la porte devant eux.
- Je vous laisse ici. Nous nous verrons au déjeuner.
- Oui, à tout à l’heure.
Elle le regarda s’éloigner. Il ne semblait pas méchant et, avec un peu de chance, ils s’entendraient. Elle pénétra dans la bibliothèque et le choc la figea.
Sur le tapis, devant elle, des livres étaient disposés.
Ils formaient le mot : « Pars. »
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