37. Adrien
Ça doit bien faire deux heures que je suis à enduire mes joints, quand tout à coup le téléphone me tire de ma vague rêverie. Je lisse prestement les excédents d’enduit sur le mur, je racle mes couteaux par réflexe et fébrilement, je farfouille dans la poche moite de mon pantalon de chantier pour en extraire mon vieux portable, blanchi de plâtre. A cinq heures passées, je ne reçois généralement plus d’appels, à part peut-être ceux de l’occasionnelle téléprospectrice marocaine qui me vante l’irrésistibilité du dernier abonnement de chez Bouygues ou se propose de m’aider à faire des économies sur mes impôts. En voyant le nom d’Ariane affiché sur mon écran, je me détends. Avec sa nouvelle vie en Afrique, cela fait une éternité que l’on ne s’est pas vus. J’aime entendre sa voix, même avec les coupures et la friture occasionnelle du réseau de télécommunication Rwandais. Je la sens alors toujours aussi proche de moi et ça me rassure. Elle ne m’a jamais abandonné, elle.
Je décroche et je lance avec entrain un :
— Salut, ça va ? Comment ça se fait que tu appelles à cette heure ?
Mais dans la seconde de silence qu’elle prend pour me répondre, je perçois déjà qu’il y a quelque chose qui ne va pas du tout. Et dans son style factuel et précis, elle se met à tout me raconter. Elle est à l’aéroport et l’embarquement à commencé, elle arrive le lendemain matin à Paris. Alice a eu un gros accident de voiture, elle est dans le coma, les parents sont prévenus et arriveront aussi demain. Bref, je fais comme je veux mais ce serait bien de passer aussi la voir.
Je ne l’ai pas interrompue, je l’ai laissée tout débiter d’une traite, plongeant à chaque mot dans une perplexité de plus en plus profonde. Je n’arrive pas à le croire. Alice dans le coma... Peut être qu’elle ne se réveillera jamais, ou alors, dans quel état ? Elle si jeune, comment c’est possible ? Et puis très vite, à l’idée déjà démoralisante d’aller me retrouver face à ma petite sœur, meurtrie et inanimée dans un lit d’hôpital, se superpose la perspective d’y rencontrer en plus mes parents. Mes parents... Je ressens tout de suite la rage remonter dans mes veines et me brûler les tempes.
— Bon alors Adrien, tu viendras, non ? Il est un peu temps que tu laisses tomber cette histoire avec les parents, il y a des choses plus importantes dans la vie.
Ariane s’est enfin tue, elle attend ma réponse. Submergé de sentiments contraires, je n’arrive pas à articuler mes pensées. C’est comme si les engrenages de mon cerveau frottaient péniblement et se grippaient inexorablement. C’est douloureux. La main au front, j’essaye de soutenir ma tête qui me semble tout à coup affreusement lourde. Alors les réflexes primitifs prennent le relais : j’ai besoin de fuir, de gagner du temps.
— Euh, je verrai. Merci en tous cas de m’avoir appelé et bon vol. Repose toi un peu quand même. Je sais combien tu veux bien faire, mais ce n’est pas à toi de tout prendre en charge.
Ariane n’insiste pas. Elle comprend que le message est passé et elle raccroche. Son avion va bientôt partir de toute façon. Moi, je reste planté devant mon mur, hébété, à fixer l’écran noir de mon portable, qui s’est déjà mis en veille depuis plusieurs minutes. Et puis soudain, la perception inconsciente du temps qui passe me tire de ma torpeur. Merde, mon reste d’enduit va prendre, il faut vite que je l’envoie !
Raclant avec fureur le fond de mon sceau, je m’amuse tristement, dans une dernière étincelle de lucidité, du tour que je suis en train de jouer à la détresse qui m’étreint. Je sais que dans quelques minutes je ne penserai plus à rien, je serai libre. Mes couteaux sont chargés. Je balaye du regard la surface de placo que je vais traiter et je m’élance. L’angoisse s’estompe progressivement, au fur et à mesure que les outils avancent sur le mur. Toutes mes haines, toutes mes peurs se dissolvent dans la monotonie rassurante de la chorégraphie qui canalise petit à petit toute mon énergie et toute mon attention. A sentir l’enduit glisser sous mes outils, je suis envahi par une douce reconnaissance, sans objet particulier, mais étendue à tout l’environnement qui m’entoure : à mes outils qui ne m’ont jamais trahi, aux matériaux que je manipule et enfin, à l’âme de ce grenier poussiéreux que je façonne petit à petit pour en faire notre future maison.
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