55. Alice
Vient le moment fatidique de la rentrée au collège. J’ai un pincement au coeur en pensant à mes amis de Pré-en-Pail, on a passé tellement de temps à essayer d’imaginer ce que seraient nos vies de collégiens, ensemble… et voilà que je me retrouve seule. A ce moment-là, je ne sais pas encore que je ne les reverrai jamais. Ils sont si présents dans mon esprit, si proches dans mes souvenirs, que je ne peux pas concevoir l’idée qu’ils ne fassent plus partie de ma vie. Je crois encore qu’on s’écrira des lettres, que j’irai les voir en vacances et que notre amitié sera forcément plus forte que le temps et l’absence.
Heureusement, mes parents m’ont bien briefée : La sixième, c’est nouveau pour tout le monde, du coup ça devrait être facile de me faire des amis. Ça me rassure un peu… il faut dire que je suis crédule.
Le jour de la rentrée, je pénètre dans la cour du collège-lycée d’Aubusson et me retrouve devant une foule d’élèves surexcités qui parlent entre eux par petits groupes. Personne ne semble prêter attention à moi et je commence à paniquer quand je constate qu’il n’y a pas une seule personne isolée à qui je pourrais me coller. Je fais semblant de fouiller dans mon sac pour me donner une contenance, quand les profs se décident enfin à emmener les élèves en classe. Je me fonds dans la masse en suivant le groupe de ceux qui deviendront mes futurs camarades de classe.
On se retrouve dans une salle minuscule, comme il n’y a pas assez de place pour tout le monde certains sont obligés de rester debout. Le prof peste contre l’organisation du collège qui laisse à désirer et commence à faire l’appel. Quand arrive mon nom je lève le doigt et réponds d’une voix que je voudrais assurée :
— Présente !
Mais au lieu de cocher mon nom et de passer au suivant, le prof lève un sourcil courroucé et aboie :
— Commence pas à faire le malin toi ! J’ai demandé Alice, elle est où Alice ?
Je réponds sans comprendre :
— Heu… c’est moi.
Persuadé que j’essaie de le provoquer, le prof me lance sur un ton agressif :
— Ah ouais, tu t’appelles Alice toi ?
Réalisant avec stupeur qu’il me prend pour un garçon à cause de mes cheveux courts, j’hésite un instant avant de me résoudre à répondre :
— Bah… oui.
Percevant la détresse dans mon regard, le prof réalise soudain sa méprise. Moi qui voulais passer inaperçue, c’est loupé. En dix secondes, tout le monde m’a repérée. Le prof essaie de se rattraper en disant :
— Ah d’accord. Je vois que tu es née à Buenos Aires… Qui sait où se trouve Buenos Aires dans la classe ?
Comme personne ne répond il enchaîne :
— C’est au Brésil enfin !
Je réponds par réflexe :
— Non, c’est la capitale de l’Argentine.
— Ah oui… c’est l’Argentine. Bon, passons… Caroline Deschamps ?
— Présente !
J’ai envie de disparaître sous ma table et j’ai très chaud, mais je fais comme si tout était normal. Surtout ne pas tourner la tête, ignorer les regards curieux et les chuchotements derrière moi, surtout ne pas avoir l’air bizarre.
On sort enfin de la salle pour aller chercher les manuels scolaires qui nous attendent au rez-de-chaussée du bâtiment. L’air devient un peu plus respirable, je descends les étages en suivant le groupe et me retrouve dans une salle de permanence où les manuels sont disposés par piles. Je prends un bouquin pour chaque matière et me pose contre un mur au fond de la classe en attendant que tout le monde ait fini.
Je commence à observer les visages et les corps qui m’entourent depuis le début de la matinée. Ils me semblent tellement étrangers que j’ai du mal à imaginer qu’ils deviendront bientôt familiers. Je suis perdue dans mes rêveries quand je réalise qu’un grand gaillard suivi d’un garçon plus chétif avec une coupe au bol s’approchent de moi. Ne pas paniquer, ne pas paniquer. Le plus grand m’interpelle :
— Salut ! Alice, c’est ça ?
— Oui… Salut.
— T’es née en Argentine alors ?
— Oui.
— C’est cool. Ça se voit que t’as l’air Argentinienne d’ailleurs.
— Heu… On dit Argentine, pas Argentinienne. Mais je suis partie quand j’étais petite, et mes parents sont Français en fait…
— Ah ! Ah ouais ok… Et sinon, t’es une fille ou un garçon ?
— Ah ah, très drôle.
— Je déconne ! T’inquiète…
Il s’apprête à ajouter quelque chose, quand on l’appelle de l’autre bout de la classe :
— Eh Chris, viens voir !
Je me retrouve de nouveau seule, quand une sonnerie stridente annonce l’heure de la récré. L’angoisse. Tous les petits groupes se reforment et je me retrouve livrée à moi-même, entourée par une foule d’adolescents bruyants. Comme c’est aussi un lycée, on croise des terminales qui fument leur clope dans la cour. Entre les barbes et les décolletés plongeants, ils ont l’air hyper impressionnants.
J’erre dans la cour en faisant comme si je savais où j’allais, quand je repère deux filles de ma classe qui se tiennent debout côte-à-côte, sur un espèce de trottoir qui longe le bâtiment de l’administration. Je me pose à quelques mètres d’elles, l’air nonchalant. Debout, seule sur ce bout de trottoir, j’ai envie de partir en courant, de me cacher dans les toilettes, mais je ne sais même pas où sont les toilettes. Alors que je suis en train de partir en vrille dans ma tête, je remarque que les deux filles discutent à voix basse en me jetant des regards en coin. C’est sûr, elles parlent de moi, elles ont l’air de m’évaluer.
Mal à l’aise, j’hésite à m’en aller quand l’une d’elles m’interpelle :
— Eh ! T’es nouvelle, non ?
— Heu… Oui.
— Tu veux venir avec nous ?
Mon coeur fait un bond dans ma poitrine. Pour ne pas montrer à quel point je suis désespérée je fais semblant d’hésiter avant de répondre, comme si j’avais potentiellement autre chose de plus intéressant à faire :
— Heu… Ouais, pourquoi pas.
— Tu t’appelles Alice, c’est ça ?
— Oui, et vous ?
— Moi c’est Clémentine, et elle c’est Julie.
Ça y est, je suis momentanément tirée d’affaire.
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