56. Adrien
En ouvrant la porte de la chambre, je vois d’abord Chris. Sa masse imposante affaissée dans une chaise trahit sa fatigue et son angoisse. Il me jette un regard accablé qui achève de me démoraliser. Je me demande si je vais avoir la force de lui faire la conversation. Sa passivité et sa mollesse me sont devenues de plus en plus indifférentes tout au long des années, au fur et à mesure que je me suis habitué à ne rien attendre de lui, mais là, dans ces circonstances, je redoute que ça m’insupporte franchement trop. Heureusement, il me rend le salut que je lui adresse sans chercher à enchaîner la conversation. Il tourne juste son regard vers le lit, entouré de machines qui ronflent doucement et affichent leurs signaux verts.
Je m’en rapproche à mon tour et le spectacle que je découvre est pire que ce que j’imaginais. J’avais beau m’attendre aux pansements et à la peau tuméfiée, il n’y a que lorsque l’on voit en vrai les déformations que les coups produisent que l’on prend véritablement conscience de l’ampleur des dégâts. On ne reconnaît rien au début, et je n’ai surtout rien envie de reconnaître dans ce pantin boursouflé. Mais l’arrête du nez, il n’y a pas de doute, c’est bien Alice. Je sens d’un coup mon sang pulser dans les oreilles, ça me comprime les tympans et ça bourdonne, pendant qu’une voix en moi hurle que ce n’est pas elle. Mais à ce hurlement répond une conscience qui me parle des tripes, une conscience qui sait que c’est elle. La tension qui me cisaille est insupportable.
Je m’accroche au barreau du lit, parce que je me sens partir en arrière et je serre comme un forcené. La peur panique qui me saisit me fait parcourir tous les instruments un à un et le visage d’Alice sous ses bandages à la recherche d’un indice pour comprendre, d’une clé pour agir, pour corriger la situation. Mais il n’y a rien, rien d’autre que la terreur de l’impuissance.
Un déluge d’images d’apocalypse s’impriment dans mes rétines : Alice, terriblement défigurée, promenée dans un fauteuil roulant, le regard vitreux et un filet de bave coulant au bord des lèvres ou alors éternellement allongée dans ce lit blanc, plongée dans un rêve sans fin, ni vraiment morte ni vraiment vivante. Je n’arrive pas à me défaire de ces visions qui suppurent de mes peurs les plus profondes. Je ne vois qu’une issue pour arrêter le cauchemar et je me prends à prier : Alice, meurs maintenant, accepte ton destin, cette situation doit cesser, c’est vraiment ce qu’il y a de mieux, pour que tous, l’on souffre moins. Pars, pars, c’est facile, ça va passer tout seul.
Un sursaut de conscience m’arrache de ma démission et me plaque face à ma lâcheté. La honte qui m’envahit peu à peu est si forte qu’elle chasse la douleur à mesure. Je relâche difficilement le barreau du lit et je fais un pas en arrière. Instinctivement, le regard coupable, je tourne la tête vers Chris. Son visage est abattu, mais dans ses yeux brille une résolution que je n’ai encore jamais vue. Il fixe le lit d’Alice. Je comprends qu’il lui parle, qu’il la rassure, qu’il lui dit de se réveiller, qu’il est là, que tout va bien se passer, qu’il sera toujours là, quoi qu’il arrive. A la vue de tant de détermination, je comprends d’un coup l’amour qui les lie. Pendant toutes ces années, je n’arrivais pas à l’appréhender, parce je suis incapable d’aller au-delà du rationnel. Je n’ai pas le cœur qu’il faut. Je n’ai pas de cœur du tout.
Il faut que je parte, je ne sers à rien dans cette pièce qui ne me renvoie qu’à mes propres défaillances. Je suis désolé Alice, je t’ai failli.
En repassant devant Chris, je m’arrête un instant. Il me dévisage étonné, ne comprenant pas où je vais. Je ne sais pas quoi lui dire par rapport à Alice. Les quelques formules d’encouragement qui me viennent à l’esprit sonnent si faux dans ma tête que je n’ose pas les prononcer. Il n’y a qu’une chose que je sens vibrer sincèrement, c’est ma reconnaissance pour son dévouement et sa foi, malgré la fatigue et l’inquiétude qui le rongent lui aussi :
— Merci.
Chris veut alors parler, mais il voit dans l’abîme qui m’aspire de l’intérieur que je n’attends pas de réponse, que je veux juste disparaître. Mes forces recommencent à me quitter et j’ai du mal à marcher vers la porte. Je n’ai plus qu’une idée en tête, sortir de cette pièce aseptisée et refermer cette porte verte le plus vite possible derrière moi. Titubant dans les couloirs qui n’en finissent pas, je tends désespérément mes regards dans la direction de la sortie pour guider mes pas. Je dois m’échapper de cet enfer blanc. J’ai envie de hurler. J’étouffe. Je me déteste.
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