60. Adrien
— Elle est dans un sale état quand même…
Je devine en vision périphérique qu’Ariane a dû se pencher un peu en avant pour entendre ma voix, qui s’est inopinément étranglée dans ma gorge. Le regard perdu sur le rebord en aluminium brossé de la table voisine, je m’efforce de comprendre comment l’assemblage du plateau a été réalisé. Tous les moyens sont bons pour essayer de canaliser l’angoisse et la honte qui m’oppressent de l’intérieur. Je crois avoir chaud, j’enlève mon pull. Mais j’ai froid, en fait, et je le remets. Je sens qu’Ariane m’observe dans cette agitation qui ne me ressemble pas et qu’elle évalue la meilleure façon de capter mon attention. Soudain, elle claque ses mains et me fait sursauter.
— Oh Adrien, ça va là ? Je me demande qui est dans le pire état, Alice ou toi ?
Elle se force un peu, mais elle rit presque de bon cœur. Je ne sais pas comment elle fait pour s’obliger à toujours être optimiste quoi qu’il arrive. Je sens qu’elle surjoue un peu mais ça marche quand même. J’ai besoin de me raccrocher à quelque chose. Je me sens tomber de l’intérieur, j’en ai presque le vertige, il me faut quelque chose de solide pour enrayer cette sensation d’aspiration et dans le regard de ma petite sœur il y a juste ce qu’il faut, de l’espoir, de l’écoute, de la compassion. Je sais qu’elle ne me jugera pas, qu’elle cherchera à comprendre les causes logiques qui m’ont amené à me conduire comme je l’ai fait.
— J’ai peur Ariane, j’ai presque peur qu’elle vive, si c’est pour être complètement handicapée. Je ne peux juste pas m’imaginer auprès d’elle, recroquevillée dans un fauteuil, avec des spasmes bizarres ou radotant des choses incompréhensibles. Je n’arriverai jamais à être à la hauteur de mes responsabilités et j’en ai déjà honte.
— Calme toi Adrien, la voix d’Ariane est redevenue très suave, tu imagines tout de suite le pire. Certes l’accident est grave, mais son état est stabilisé et il faut laisser le temps au temps. Elle guérit chaque jour un petit peu. Et tu n’as pas de responsabilité particulière, je ne sais pas d’où tu sors cette idée.
— Ça fait plus de cinq jours qu’elle est dans le coma, Ariane. Je veux bien être optimiste, mais même si elle se réveillait et que son corps guérissait à peu près, c’est clair qu’elle aura des putains de séquelles. Tu as vu sa tête ? C’était un ballon de rugby !
Je n’arrive plus à me contrôler. Toutes mes colères se mettent à déferler, contre mon impuissance, contre mon incapacité à souhaiter avec bienveillance qu’Alice se réveille, contre ma lâcheté et mes manquements. Et les sanglots viennent alors, je souffre de me sentir aussi nul.
— C’est ma toute petite sœur, je devrais être là, la protéger, la soutenir pour qu’elle grandisse au mieux. Et en fait je n’ai jamais été là. Je la connais à peine. Et je me rends compte que je ne la connaîtrai jamais maintenant. Je ne pourrais jamais accepter de la voir diminuée et m’occuper d’elle comme si de rien n’était. D’ailleurs, je te l’ai déjà dit et je te le redis, si jamais un truc pareil m’arrivait, il faudrait me débrancher Ariane, je ne veux pas être un poids pour personne.
— Ok, calme-toi, on n’en est pas là et je te le répète, Alice peut peut-être se réveiller et n’avoir aucune séquelle. Depuis que je suis arrivée je n’arrête pas de faire des recherches sur internet pour voir les cas de réhabilitation après de gros traumatismes et des comas et je t’assure qu’il y en a. Pendant que tu faisais ta visite tout à l’heure, moi j’étais avec le père de mon pote Gus, tu sais celui qui se coiffait avec une tonne de gel. Il a fait pas mal d’années au service de réanimation et il m’a raconté des tas d’histoires vachement encourageantes tu sais.
— Enfin, pour un miraculé il y a combien de tragédies ? J’imagine bien qu’il y a toujours des exceptions, mais d’un point de vue scientifique, c’est sur la moyenne qu’il faut se baser.
— Eh bien tu serais surpris, parce que le père de Gus me parlait d’au moins un cas sur trois où les personnes reprenaient une vie à peu près normale. Elle a la tête dure Alice, je suis sûre qu’elle fera partie du bon tiers.
Je fixe Ariane, qui arrive presque à rire de bon cœur à nouveau. Moi je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à voir de lumière autour de moi et je sens mes vieilles angoisses me remonter à la gorge.
— Ariane, je sais que je peux compter sur toi. Si jamais j’étais dans cette situation tu me débrancherais, n’est-ce pas ? Promets le moi.
Très calme Ariane expire longuement avant de me répondre :
— Oui, je le ferai.
Un énorme poids vient de me tomber de la poitrine.
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