61. Alice

5 minutes de lecture

En parcourant les millions d’images de ma vie, je comprends que les fils dorés forment en réalité une toile gigantesque, reliant chaque événement de mon expérience au reste du monde. Lumineuse et translucide, la toile multidimensionnelle s’enroule sur elle-même comme une hélice d’ADN. Je me sens totalement connectée à chaque être, à chaque âme, à chaque instant passé, futur ou présent.

Je poursuis l’exploration et me retrouve à quatorze ans, un jour de printemps où ma vie prend un radical tournant. Je ne suis pas très heureuse à cette époque. Mal dans mon corps, mal dans ma tête, mon âme a perdu de son éclat. En rentrant du collège ce soir-là, je tombe sur ma mère dans la cuisine.

— Ton père t’attend dans son bureau, il veut te parler.

Son bureau, c’est le bureau du proviseur. Je vis dans un lycée professionnel depuis quatre ans. Interloquée par cette requête inhabituelle, je demande à ma mère pourquoi je dois me rendre là-bas, pourquoi mon père ne peut pas rentrer ou attendre le dîner. Résolue à conserver le suspens, ma mère me répond sur un ton amusé :

— Mais vas-y je te dis… Tu verras bien !

Résignée, je quitte l’appartement de fonction et descends l’escalier. Je me demande ce que j’ai bien pu faire pour mériter d’être convoquée de la sorte. Une fois en bas, je traverse le hall d’accueil du lycée, intimidée par la concierge et les surveillants qui me regardent passer avec curiosité… Je me sens mal à l’aise, piégée dans un scénario qui me dépasse. Je voudrais faire machine arrière mais c’est impossible, la voie est toute tracée. En toquant à la porte, mes doigts effleurent la plaque cuivrée où l’on a gravé « M. le Proviseur » en lettres dorées.

— Entrez !

J’ouvre la porte et m’exécute avec appréhension. Les coudes posés sur les gros accoudoirs d’un fauteuil en cuir noir, le dos droit et la tête haute, mon père trône fièrement derrière le plateau en bois massif de son bureau. Couvrant la moitié du mur derrière lui, une tapisserie d’Aubusson complète le tableau. Comme il reste silencieux, je finis par lui demander ce qu’il veut. Il m’invite à m’asseoir en souriant.

Intriguée par tant d’amabilité, je m’installe sur une chaise face à lui. Entre nous, il y a un mètre de bois ciré parsemé de piles de papiers. Mon père en tient un dans la main, de papier. C’est un courrier qu’il a reçu dans la matinée. Il le connait déjà par cœur, mais le parcourt tout de même du regard avant de lancer :

— Tu sais qu’on va déménager à la fin de l’année scolaire.

Mon corps tressaille, je ne m’attendais pas à ça. Je repense avec effroi au moment fatidique qui approche à grands pas, mais je ne comprends toujours pas ce que je viens faire là.

— Oui, je sais… On part à Amboise alors ?

Amboise… Mes parents ont acheté un terrain là-bas, ils dessinent les plans de leur future maison depuis des mois.

Je suis triste de quitter mes amis, mais ce n’est pas si loin, j’ai déjà prévu de passer des weekends en Creuse chez Caro. J’aimerais renouer avec Chris aussi, on s’est nettement rapprochés dernièrement… Mon père coupe court aux divagations de mon esprit.

— C’est vrai que j’avais soumis ma candidature pour un poste à Amboise, mais j’ai aussi postulé pour être muté à l’étranger. J’avais demandé Shanghai ou Madrid de préférence. J’ai reçu le résultat ce matin par la poste… et finalement on me propose de prendre la direction du lycée français de Rio de Janeiro !

Il affiche un sourire radieux, ébloui par la carrière qui s’offre à lui. Instantanément, mon monde s’effondre. Mon visage blêmit. Les souvenirs de vacances au Brésil deux ans auparavant ne font qu’accroître le sentiment de panique qui m’envahit.

Dans ces souvenirs, je revois les enfants de Salvador de Bahia en haillons qui se ruent sur moi pour me vendre des bracelets porte-bonheurs typiques de la région. Les rubans multicolores pendouillent cruellement sur les membres estropiés de leurs corps rachitiques couverts de poussière. Le contraste entre leurs vies et la mienne me trouble profondément, et l’indifférence des autres me laisse perplexe. Ces enfants sont pour moi les victimes héroïques d’un monde dont je ne saisis pas le sens. Je m’en veux tellement de ne pouvoir les aider que je me jure de ne jamais habiter dans un pays où l’on tolère les inégalités avec tant de légèreté. Je ne pourrais pas vivre heureuse là-bas.

A la recherche d’une issue de secours, je bégaie :

— Est-ce… Est-ce qu’on peut refuser ?

Mon père se demande si c’est une blague. Comment, je ne me rends pas compte de la chance que j’ai ? Il aurait tant aimé, lui, grandir à l’étranger plutôt que de trimer pour s’extirper de son trou perdu de Loire-Atlantique… Décidément, je ne comprends rien à rien. Tant pis, se dit-il, et convaincu que je le remercierai plus tard, il répond :

— Bien sûr, on peut refuser… Mais la question ne se pose pas, on va y aller ! C’est une opportunité extraordinaire pour toi, il n’y a pas que la Creuse dans la vie. Et puis tu apprendras le portugais, c’est un sacré avantage de pouvoir être bilingue à ton âge !

Deuxième choc. J’imagine soudain arriver là-bas, ne rien comprendre, ne rien connaître, tout reprendre à zéro, encore une fois… Désespérée, je tente le tout pour le tout :

— Oui, mais je préfèrerais rester en France quand même. J’en ai marre de perdre mes amis tous les quatre ans. Je préfère encore vivre seule ici plutôt que de vous suivre là-bas… Je pourrais peut-être vivre chez Caro ? Ou aller à l’internat à Nantes et vivre le weekend chez Mamie, comme Ariane et Adrien ?

Irrité par tant de résistance bornée, mon père pousse un profond soupir avant d’abréger la discussion :

— Non, il n’en est pas question. C’est une chance pour toi de passer tes années de lycée à l’étranger ! Ça te donnera un autre regard sur le monde et ça te permettra d’avoir un excellent dossier pour faire de grandes études plus tard. Ton frère et ta sœur n’ont pas eu cette chance, je te signale. Tu viendras avec nous, un point c’est tout.

Réalisant mon impuissance, je quitte la pièce les larmes aux yeux.

Je comprends ce jour-là que mon avis ne compte pas. Je n’ai aucun pouvoir sur mon destin, je ne suis même pas consultée, simplement informée de ce qui a été décidé pour moi. Il ne me reste plus qu’à me soumettre, baisser la tête et serrer les dents en attendant d’être enfin affranchie de l’autorité parentale… Mais de ma détresse germe une colère sourde, attisée par une forte envie de tout foutre en l’air.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Annabelle Dorio ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0