66. Alice (1/2)
Décembre, c’est la fin de l’année scolaire dans l’hémisphère sud. Je ne sais toujours pas parler portugais, mais mon père s’inquiète surtout de mon niveau d’anglais. Il y a de quoi, j’ai à peine la moyenne et ça fait tâche sur mon joli bulletin de notes. Je me suis pourtant efforcée d’absorber le programme de Seconde en quatre mois, je finis l’année en tête de classe dans les autres matières, mais dommage ! ça ne suffit pas. Alors que je rêve de retourner en France pour les vacances, mon père me propose de partir en séjour linguistique avec un groupe de Brésiliens. J’ai le choix entre l’Ecosse ou la Nouvelle-Zélande. Quitte à me résigner, autant éviter de me geler les miches… J’opte pour l’exotisme.
Je revois Auckland, ses gratte-ciels et ses quartiers pavillonnaires qui s’étendent à perte de vue autour du centre-ville. Je reconnais le toit en tôle et les murs préfabriqués de la petite maison où j’occupe quarante jours de ma vie. Je me trouve relativement bien dans ma famille kiwi. On y mange gras et sucré et même si je ne comprends pas grand chose à leur langue, je suis forcée de reconnaître que mes parents d’accueil font tout pour me mettre à l’aise. Je peux sortir tant que je veux, à condition de prévenir si je ne rentre pas la nuit. Ils me laissent tellement tranquille que je me sens presque libre. J’en profite pour faire du saut à l’élastique, j’aime me sentir exister dans le lâcher-prise.
Un jour, je me trouve néanmoins bien mal en point. Je suis seule, allongée dans le lit de ma chambre, ma gorge siffle au rythme de mes inspirations. Elle a tellement gonflé que l’air a du mal à passer, j’ai de plus en plus de peine à respirer. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive, j’ai la sensation d’étouffer.
J’imagine que je vais crever là. Et si je meurs, que va-t-il se passer ? Je n’en ai aucune idée. Je finis par me convaincre qu’on va me rapatrier en dépit du coût probablement élevé… Et puis après, que fera-t-on de mon corps ? L’enterrer en Argentine où je suis née ? En Corrèze où j’ai appris à lire et à compter ? En Mayenne où j’ai connu mes premières amitiés ? En Creuse où j’ai rencontré l’amour ? Ou à Rio, ville légendaire où je me sens tristement étrangère ?
On ne m’a pas donné le temps de m’attacher à un morceau de terre. Je ne sais pas d’où je viens, je me sens de nulle-part et de partout à la fois. Je me dis que quelque soit le lieu, finalement, cela importe peu. On peut bien me laisser là. À six mètres sous terre, dévorée par les vers, je serai toujours chez moi sur la planète Terre.
En dépit de ces bonnes résolutions, ma gorge dégonfle au bout de quelques jours. Je ne saurai jamais ce qui a provoqué cet oedème, je n’ai pas compris grand-chose à ce qu’a dit le médecin, mais il n’avait pas l’air plus au courant que moi. Une seule certitude néanmoins, ce n’est pas pour cette fois… Et à mon grand étonnement, je ne peux m'empêcher de noter qu’une pointe de déception atténue quelque peu mon soulagement.
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