66. Alice (2/2)
Quand je reviens de Nouvelle-Zélande, je suis en couple. Dans mon groupe de Brésiliens, j’ai rencontré mon voisin ou presque, il habite le même bloc d’immeubles que moi à Rio. C’est à peu près la seule chose qu’on a en commun.
Au début du séjour à Auckland, il s’impose rapidement parmi les leaders du groupe. De mon côté, je ne suis pas foutue d’aligner plus de trois mots en balbutiant, donc tout le monde évite soigneusement de m’adresser la parole pour s’épargner un moment gênant. Je passe ma première semaine à observer en suivant le mouvement, j’essaie de comprendre des bribes de conversation et d’enregistrer le maximum de mots anglais et portugais, tout en masquant le désarroi causé par ma solitude forcée. Par conséquent, quand le beau gosse du groupe vient me draguer, je ne me fais pas prier. Je le trouve réellement séduisant, il possède un charisme certain du haut de ses dix-huit ans, et pour ne rien gâcher, il porte un béret qui lui donne un air de Che Guevara. Je ne comprends pas tout ce qu’il dit, mais je lui suis tellement reconnaissante de s’intéresser à moi que ça me suffit largement. Je ne fais même pas semblant de résister à ses avances, et il n’en faudra pas plus pour me sortir de mon isolement. Du jour au lendemain, tout le monde veut me parler, la petite Française est intégrée. Nos conversations sont limitées par mon portuglish approximatif, mais les gestes remplacent les mots et le séjour devient rapidement plus stimulant… Petit à petit, il acquiert une certaine emprise sur moi et je commence à m’attacher à lui, jusqu’au retour à Rio.
Je commence mon année de Première au lycée et notre relation se poursuit, on se retrouve le soir, dans le parc qui longe notre rue. Il ne cache pas son désir de m’avoir dans son lit et se fait de plus en plus insistant. Il se vante de ses aventures sexuelles multiples alors que j’ai honte de mon inexpérience en la matière, il m’impressionne et je crains de ne pas être à la hauteur de ses attentes. Je vais bientôt avoir quinze ans et j’ai hâte de vivre « ma première fois » comme bon nombre de mes camarades plus âgés que moi, mais je n’éprouve pas assez de sentiments envers lui pour avoir envie de sauter le pas. Il revient régulièrement à la charge et j’use de tous les arguments possibles pour esquiver ses invitations à me rendre chez lui. Malheureusement, ma résistance ne suffit pas à réfréner ses ardeurs.
Et voilà comment je me retrouve, à genoux sur les marches de l’escalier en pierre d’un parc municipal, une bite entre les dents. Je connais tout de la contraception, mais rien du consentement, ou si peu. Pour moi, un violeur c’est un psychopathe avec un couteau dans une ruelle obscure, ça n’a rien à voir avec ce garçon souriant que je fréquente depuis trois mois. D’ailleurs, il ne fait preuve d’aucune violence physique, il lui suffit d’insister suffisamment pour me faire culpabiliser de la frustration que je lui impose, il n’a qu’à exprimer son désir comme s’il demandait une faveur… Ça lui ferait tellement plaisir, et puis qu’est-ce que ça me coûte ? Ce n’est pas grand chose… Je n’ai pas appris à dire non, j’ai peur de décevoir, je suis habituée à suivre les envies des autres pour me faire aimer, je suis la fille cool, pas chiante, pas exigeante, pourvu qu’on me donne un peu d’affection, je suis la proie idéale. Il sait bien que je n’en ai pas envie, il voit bien mes réticences, il perçoit mon malaise, mais il s’en fout pas mal. Il a l’esprit tranquille, il ne trouve rien à se reprocher puisqu’il ne m’a pas forcée. Si ça ne me plait pas, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, et c’est précisément ce que je vais faire.
Je me dissocie, je m’observe de l’extérieur, je me demande comment j’en suis arrivée là, je cherche en vain une échappatoire, j’aimerais qu’un inconnu nous surprenne pour mettre fin à ce calvaire interminable, j’espère que mon père n’aura pas envie d’aller se promener ce soir, je me demande pourquoi je fais ça, pourquoi j’ai tellement peur de me faire rejeter par ce mec dont je ne suis même pas amoureuse, je ne trouve pas la réponse. J’essuie discrètement mes larmes quand ça s’arrête enfin, je ne veux pas l’embarrasser avec mes états d’âme, heureusement qu’il fait nuit. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive. Je ne comprends pas pourquoi je me sens si mal. Je dédramatise. Je ne peux pas admettre que je suis une victime, ce n’est pas possible, ce n’est pas moi, c’est une erreur, j’ai juste pris une mauvaise décision, mais j’étais libre, c’était mon choix, même si je ne voulais pas. Je suis persuadée que ce sentiment de dégoût va passer. C’est pas bien grave au fond, je suis une fille forte, c’est pas une bite qui va changer ma vie. Et puis l’honneur est sauf, je suis toujours vierge, c’est ce qui compte, non ? Je refoule.
Peu après, il appelle chez moi et tombe sur ma mère au téléphone. Il lui demande si je peux venir fêter son anniversaire chez lui le dimanche suivant, il voudrait me faire rencontrer toute sa famille, il y aura même sa grand-mère. Ma mère trouve qu’il a l’air très bien ce garçon, il est poli et ses parents sont médecins, et puis c’est super que je sorte avec un Brésilien, ça veut dire que je commence à aimer ce pays… Elle évoque l’invitation avec enthousiasme et s’étonne de mon manque d’engouement : Il n’y a vraiment pas de raison d’hésiter ! J’ai l’impression d’être prise au piège. Je ressens une nausée latente, comme une boule prête à exploser dans ma gorge, un mélange diffus de panique, de honte et de colère qui bout au fond de moi. À partir de là, je coupe tout contact avec lui sans aucune explication, je ne serais pas capable d’expliquer quoi que ce soit de toute façon, mon subconscient me protège d’une vérité que je ne suis pas prête à encaisser. Quand on me demande ce qu’il s’est passé, j’explique simplement qu’on n’avait rien à se dire, qu’on était trop différents… Je ne cherche pas à creuser, je veux juste oublier.
Quand je repense à lui, ma gorge se noue, mon ventre se tord, j’ai honte et je m’en veux de n’avoir pas su dire non, car ne plus m’en vouloir reviendrait à reconnaître l’abus, à m’accepter comme victime, à assumer ce statut si terriblement banal, et le haïr, lui et toute la société, pour ce qu’il a détruit en moi et pour l’impunité de son crime. Alors je minimise, je veux croire que c’était mon choix, que je suis responsable de ce qu’il s’est passé, pour oublier l’humiliation, cette sensation de ne plus m’appartenir, de n’être qu’un objet au service de la domination masculine.
En revivant ce moment de là-haut, je prends enfin conscience du viol. Je le savais sans le savoir, je refusais simplement de le voir.
Annotations
Versions