77. Chris
Parler à des gens, c’est vrai ça fait du bien… Pourtant, celle que je voudrais entendre par-dessus tout, c’est Alice. Les autres ne comblent pas le vide, au contraire, ils agrandissent l’espace et le remplissent par intermittence, mais restent cantonnés à leur place. Alice, c’est autre chose. Son silence et ses absences créent un gouffre béant et permanent qui la maintient éloignée de moi, même quand je suis à ses côtés. J’avais déjà du mal à la comprendre avant, mais là c’est une autre dimension. Le plus dur c’est de voir à quel point son visage est fermé, totalement inexpressif la plupart du temps. Je passe mon temps à guetter la présence d’un sourire sur son visage, parfois il me semble voir passer un peu de lumière dans ses yeux mais il n’y a que dans mes rêves qu’il m’arrive encore de retrouver son rire franc et joyeux.
Je la cherche derrière les mots qu’elle parvient difficilement à taper sur l’écran. Elle m’a fait comprendre qu’elle préférerais écrire avec un crayon mais elle n’arrive pas à le tenir entre ses doigts. Elle a l’air perdue dans le réel et bien qu’elle essaie de communiquer, j’ai vraiment l’impression qu’elle est dans un autre monde. Même dans son comportement, je peux voir qu’elle est différente. Elle peut à peine bouger mais ce sont de petites choses, de légers détails dans sa façon de réagir ou d’observer les choses qui me font penser que quelque chose a changé en elle. Je n’arrive pas vraiment à saisir ce que c’est mais elle me regarde souvent comme si elle savait des choses de moi dont je n’ai pas conscience.
Pour le moment elle a encore beaucoup de difficulté à s’exprimer, elle oublie souvent des mots et elle a du mal avec la syntaxe des phrases, sans parler de l’orthographe… Elle qui me corrigeait tout le temps avant, maintenant elle arrive tout juste à écrire des onomatopées. Le plus dur c’est de voir la détresse et le désespoir dans ses yeux quand elle n’arrive pas à trouver les mots, quand son doigt s’arrête sur la souris et que son regard se tourne vers moi pour que je l’aide à trouver le terme qui a déserté sa mémoire. Parfois elle trouve le mot en portugais, en espagnol, en anglais ou en allemand et je lui traduis en français… C’est bizarre le cerveau.
Un jour, je l’aide à cliquer avec la souris sur les lettres du clavier numérique, ça lui demande beaucoup d’énergie de taper une seule lettre, des fois elle s’arrête en plein milieu d’un mot avant de reprendre quelques secondes plus tard, mais au bout de quelques minutes elle parvient à écrire :
« J T VU OTO GRI »
En général, j’arrive plutôt bien à interpréter ce qu’elle écrit mais là j’ai du mal à voir où elle veut en venir… « Oto gri », ça doit vouloir dire « auto grise »… Elle m'a vu dans une voiture grise ? Vu la galère que c’est d’avoir une caisse à Paris, j’ai laissé ma vieille Honda prendre le vert chez mes parents… et puis de toute façon elle est même pas grise, elle est blanche. La dernière fois que j'ai pris une voiture c’était le taxi pour venir à l'hôpital la première fois… Est-ce que la voiture était grise ? Je m'en souviens plus… Je lui demande :
— Tu m’as vu dans le taxi pour venir à l’hôpital ?
Alice tape deux coups avec son doigt sur la tablette où repose sa main : Non.
— Tu m’as vu dans une voiture grise ?
Deux coups : Non.
Bon… A voir son air dépité, je sens que je m’éloigne.
— On va reprendre à zéro. Tu m’as vu ? Ça c’est bon ?
Un coup.
— Tu m’as vu dans une voiture ?
Elle hésite un peu avant de taper : Deux coups.
— Tu m’as pas vu dans une voiture, mais tu m’as vu et il y avait une voiture ?
Un coup.
— La voiture était grise ?
Un coup. La main d’Alice frémit légèrement, son regard brille, elle veut ajouter quelque chose. Je l’aide à parcourir les lettres du clavier sur l’écran avec la souris et elle écrit :
« AUDI TT »
— Une Audi TT grise ? Tu m’as vu avec une Audi TT grise ?
Un coup.
— …T’es sûre ?
Un coup, catégorique. C’est à la fois remarquablement précis et complètement improbable… Alice n’est pas une grande fan de voiture, alors qu’elle arrive à me citer une marque et un modèle comme ça, c’est d’autant plus intriguant.
— Mais quand ? Tu te rappelles quand c’était ?
« KARAMBOLAGE »
— Karambolage… ça doit être de l’allemand ça. Attend, je regarde juste la traduction… Oui, c'est ça, « accident ». C’était pendant un accident ?
Un coup. Son regard se tourne vers moi et s’intensifie légèrement.
— J'ai eu un accident avec une Audi ?
Elle lève les yeux au ciel et semble réfléchir, marquant une pause de plusieurs secondes avant de se résigner à taper : Un coup.
— Oui ? C’est un rêve que tu as fait où j’avais un accident ?
Deux coups.
— Non… c’était dans le futur peut-être ?
Deux coups.
Voyant que je suis perdu, Alice me fait signe de l’aider à saisir de nouveau la souris et écrit :
« COMPUTER »
— Ordinateur ?
Un coup. Alice me regarde avec attention, elle a l’air d'attendre que les rouages de mon cerveau fatigué fassent le lien, trouvent le chemin…
Et là je percute. Le seul endroit où je fréquente des Audi, c’est dans les jeux vidéo. D’ailleurs je prends toujours la même dans Gran Turismo…
— C’était dans un jeu vidéo ?
Un coup. Alice commence à s’agiter sur son lit d’hôpital et même si je ne vois toujours pas où elle veut en venir, je sens que tout doucement, les pièces du puzzle commencent à s’assembler.
— Tu m’as vu avoir un accident avec une Audi TT grise quand je jouais sur l’ordinateur ?
Un coup. Ça se précise… C'était quand la dernière fois que j’ai joué à ce jeu ? J’ai un doute, mais je crois que… Non, il faut que je vérifie. Il suffit de regarder ma dernière connexion sur Steam. Oui, c'est ça. Le 26 septembre, peu après 22h.
— Ce... c'était pendant ton accident ?
Un coup. Sans oser y croire, je demande :
— Tu m’as vu jouer pendant ton accident ?
Un coup. Les images me reviennent, l’attente, les mauvais pressentiments, l’angoisse et la peur.
— Mais, comment c'est possible ? Tu étais où ?
Alors, sans hésitation, le regard brillant et le visage crispé par l’effort, Alice lève lentement mais sûrement, son index vers le ciel.
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