90. Chris
Ça va bientôt faire six mois depuis l’accident. Je me souviens de tout comme si c’était hier même si j’ai l’impression que nos vies ont basculé il y a une éternité… On a changé de normalité. La vie d’avant me semble si loin, presque étrangère, comme un rêve vécu par une partie de moi qui a disparu.
Je ne suis plus vraiment le même aujourd’hui… Dans le fond, je n’ai pas changé, mais je ne vois plus la vie de la même manière, je vis les choses différemment. Le monde n’a pas changé non plus bien sûr, c’est même de pire en pire… Pourtant, je ne me sens plus abattu comme avant, je ne me laisse plus écraser par le désespoir, je ne me laisse plus envahir par la haine… Ça ne m’empêche pas d’être toujours en colère face au manque d’humanité, à l’injustice, à la domination et à la violence qui pourrissent le monde, mais cette colère ne m’accable plus, elle se transforme en une sorte d’énergie qui ressemble à de l’insoumission, de la révolte. Comme si j’avais cessé de retourner cette colère contre moi-même. Je ne veux plus subir, je ne veux plus laisser cette pourriture asphyxier mon âme, je rejette l’ordre établi car cet ordre n’est que chaos et je ne ressens plus de honte à ne pas m’intégrer à cette société insensée, bien au contraire. Je ne cherche plus à me cacher, je veux seulement suivre mes idées et me laisser la possibilité d’exister.
Je n’allume plus la télé, ça aussi ça m’a sauvé, je devenais fou à force de regarder. Maintenant je m’informe seulement sur Internet et je ne pourrais plus revenir en arrière, je ne supporte plus la pub, ni les divertissement débilisants, et encore moins les infos qui recrachent la propagande des dominants, les débats politiques ineptes et les discours creux bourrés de novlangue où on voit toujours les mêmes pantins resservir leur soupe pour diviser la masse des dominés. J’ai envie d’authenticité, de sincérité et d’honnêteté, j’ai besoin de réflexion, d’intelligence et d’un minimum d’espérance. La télé n’est qu’une machine à aveugler les plus naïfs, à soumettre les plus fragiles, à déprimer les plus lucides et à manipuler le peuple en construisant une fausse réalité. Diviser pour mieux régner, exclure, stigmatiser, banaliser la violence des puissants et condamner ceux qui ne rentrent pas dans le rang. Sans la télé, je peux relever la tête, sur Internet, je peux choisir, aller chercher moi-même les faits et les idées sans filtre, m’instruire et comprendre les réalités cachées, les pensées alternatives, apprendre de ceux qui me ressemblent et qui veulent changer radicalement la société… En fait il y en a plein, et aujourd’hui je ne me sens plus seul.
Aujourd’hui, c’est aussi mon anniversaire, et comme tous les jours je vais voir Alice. Je n’ai envie de rien d’autre, pas de cadeau, pas de fête, juste qu’elle continue à aller mieux, l’aider à sortir de sa prison, ne pas revenir au rêve d’avant mais en construire un plus beau avec elle.
Elle arrive à parler normalement maintenant, et même si elle a encore quelques problèmes de mémoire, elle se rappelle de la plupart des choses qu’on a vécues ensemble. Elle non plus ne veut pas redevenir comme avant, elle m’a fait comprendre plusieurs fois qu’elle avait envie d’une autre vie. Je crois que son accident a réveillé quelque chose en elle qui n’arrivait pas à s’exprimer avant. Elle est plus combattive, moins soumise et plus franche aussi. Elle se soucie toujours des autres, peut-être même plus, mais ça ne l’empêche plus d’assumer ce qu’elle pense. En fait je crois qu’elle s’écoute tout simplement, elle a envie de suivre ses désirs plutôt que de se conformer à ceux des autres. On arrive à avoir des conversations de plus en plus longues quand elle n’est pas trop fatiguée, parfois on discute du sens de la vie, de philosophie ou même de politique… elle a du mal à rester concentrée longtemps mais elle essaie de suivre l’actualité, elle dit que ça lui fait du bien de parler d’autre chose que de ses problèmes de santé.
Malgré tout, j’ai souvent peur qu’elle me rejette, qu’elle décide de refaire sa vie sans moi, c’est une pensée qui me hante quand je suis seul chez moi. Peut-être que ça arrivera, qu’elle se lassera de moi… Je ne sais pas. J’essaie de ne pas trop y penser, de profiter de ce qu’on a, de lui apporter tout l’amour que je ressens en moi, toute la tendresse dont je suis capable en espérant que ça suffira.
En arrivant devant l’hôpital, je croise une aide-soignante que j’aime bien, elle est en train de fumer sa clope et me salue avec son grand sourire et un léger accent créole :
— Bonjour ! Vous allez bien ?
— Oui merci, et vous ?
— Oh, c’est la course comme toujours, mais ça va pas trop mal ! Vous allez voir, Alice est en forme aujourd’hui ! Le kiné lui a dit qu'elle pourrait bientôt faire des sorties en fauteuil alors je vous dis pas comme elle est contente, tout à l’heure elle m’a dit : Tu te rends compte, je vais pouvoir toucher un arbre !
— Ahah ! C’est génial ! Depuis le temps qu’elle attendait ça…
— Oui ça va lui faire du bien c’est sûr… Bon ce sera pas longtemps au début, mais au moins elle va pouvoir prendre un peu le soleil !
— Oui, c’est vraiment super. Je vais aller la voir elle doit m’attendre, je suis en retard…
— Oui ça marche, je vous retiens pas. Bonne journée !
— Merci beaucoup, vous aussi, bon courage pour tout.
J’échange un dernier sourire avec l’aide-soignante et me dépêche de rejoindre la chambre d’Alice. Elle a commencé la verticalisation il y a quelques semaines, ça avait l’air particulièrement éprouvant. J’ai pu assister à la première séance, le kiné l’a attachée à une table et a commencé à redresser progressivement la table pour qu’elle s’habitue petit à petit à la position debout. Très rapidement elle a eu mal à la tête, apparemment c’est normal… Le kiné l’a remise assez vite en position allongée mais elle était épuisée, elle m’a dit que c’était comme des vertiges quand on se lève trop vite, mais en pire.
Maintenant ça va mieux, elle ne peut toujours pas marcher parce qu’elle manque encore de muscles, mais elle arrive à rester assise une bonne heure dans son fauteuil sans trop souffrir. C’est tellement frustrant que les progrès soient si lents… Il lui arrive de perdre espoir mais j’essaie de l’encourager au maximum pour qu’elle continue à se battre. Faire un tour en fauteuil dans la cour de l’hôpital ça lui donnera un petit avant-goût de la sortie définitive, ça n’a l’air de rien mais je sais que ce sera énorme pour elle, pour nous… J’ai hâte, tellement hâte.
Effectivement, Alice est radieuse quand je rentre dans la chambre. Elle est toujours aussi maigre et pâle, mais elle affiche un large sourire et se tient presque droite dans son fauteuil. Ses cheveux commencent à bien repousser, on aperçoit à peine la cicatrice de son opération.
— Joyeux anniversaire !
— Oh merci… Tu t’en es rappelée ?
— Bah oui quand-même, je me souviens des choses importantes ! Je me souviens même que t’aimes pas trop les anniversaires, ajoute-t-elle en souriant. C’est pour ça que je t’emmènes pas au resto, mais le coeur y est.
— Ahah ! N’importe quoi !
— Oui je sais que t’aimes pas trop les restos non plus… Donc je t’ai écrit une lettre.
— Oh… C’est vrai ?
— Oui, bon c’est pas très bien écrit parce que j’ai toujours du mal avec le stylo mais j’espère que t’arriveras à lire quand même… Ça fait deux semaines que je suis dessus !
Elle se tourne vers le lit, sort un papier plié en quatre un peu froissé de sous son oreiller et me le tend avec un léger sourire. Je le déplie pour commencer à lire quand elle m’arrête :
— Non, non ! Je préfère que tu la lises tout seul.
— Ah bon ? T’es sûre ?
— Oui, je préfère.
— Bon ok, comme tu veux.
Je range la lettre dans ma poche, intrigué et d’autant plus impatient de la lire.
— Sinon j’ai croisé Faustine en arrivant, elle m’a dit que tu allais bientôt pouvoir sortir en fauteuil.
— Oui ! Le kiné a dit que ce serait possible la semaine prochaine si tout va bien.
— C’est super ! J’ai trop hâte de t’emmener faire un tour dehors.
— Oui… On verra bien.
Et soudain, l’hésitation inhabituelle dans le ton de sa voix glace mon coeur d’un terrible pressentiment.
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