Chapitre 3.1 (Engel)

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Adrianne descendit de Regeropaïk dès que ses pattes foulèrent le sol. Ils avaient atterri en plein cœur de la ville, bien mieux aménagée que le quartier de la gare où les immeubles étaient si rapprochés, qu’ils ne laissaient de la place que pour un envol de petit dragon. Il était midi passé et les auberges fonctionnaient à plein régime. Les fumets des différents plats servis, emplissaient la place et n’épargnaient pas les narines de la jeune femme. Elle avait faim, beaucoup trop faim, comme le trahissait son estomac qui grognait. Inconsciemment, elle s’était avancée vers une terrasse, où un magnifique poulet rôti se tenait dans les mains d’un serveur. Le dragon saisit son col d’une griffe, la stoppant net dans son élan :

« Minute papillon. J’ai la dalle aussi, mais je ne vais pas entrer là-dedans avec tous ces cailloux. Et puis, comment tu vas payer ton repas, si tu es sans le sous ? »

La réalité rattrapa l’équilibriste. Si son petit-déjeuner n’était constitué que de tranches de pain et de lait, c’était bien pour une raison. Les temps étaient difficiles pour les Gratte-Pierre qui s’étaient retrouvés à travailler pour leur compte du jour au lendemain. Elle n’avait jamais connu le moindre souci avant l’arrivée du charbon et était persuadée que rien ne pouvait lui arriver. Grave erreur d’une jeune fille naïve qui avait toujours vécu dans l’oisiveté. Quand les rentrées d’argent s’étaient faites plus rares, que le loyer attendait d’être payé, Adrianne comprit les dures lois de la vie.

Elle soupira. Le dragon avait raison. Malgré tout, elle le voulait quand même ce poulet. Elle en avait vraiment envie.

« Ouais ouais, faisons vite alors. »

La jeune femme prit les devants. Elle marchait rapidement, ne voulant pas perdre davantage de temps. Elle essayait de s’enfermer dans une bulle pour éviter la tentation des délicieux plats proposés par les restaurants qu’ils croisaient. Après quelques minutes, ils atteignirent leur destination.

La forge de Gepetto était un établissement immense, où dragons et humains travaillaient de concert pour fabriquer toutes sortes de pièces métalliques. Ils s’occupaient aussi de certains assemblages de machines, notamment des moteurs de train, activité en plein essor. S’il y avait d’autres forges comme celle-ci, sa réputation les supplantait. Ils étaient peut-être moins productifs que d’autres, mais cela n’en faisait pas une faiblesse. « La qualité prime avant tout », voilà leur devise. Leurs produits se vendaient comme des petits pains, malgré leurs tarifs plus élevés que leurs concurrents. Cela arrangeait bien les affaires d’Adrianne et de Roger, qui pouvaient vendre leurs pierres plus cher qu’ailleurs.

Ils se firent accueillir par un jeune homme du même âge qu’Adrianne. Engel était grand, à la musculature fine qui dénotait avec celle plus puissante des autres forgerons. C’était un ancien Gratte-Pierre, qui avait dû se reconvertir après la diminution des effectifs. Ses yeux aussi bleus qu’un ciel en été et ses cheveux noirs en pagaille, lui donnaient un charme indéniable. Adrianne ne pouvait que le reconnaître en le voyant, succombant presque à son magnifique regard. Mais elle se rappelait toujours bien vite pourquoi elle ne tomberait jamais dans ses bras.

« Vous êtes en retard. » lança-t-il d’un ton peu aimable.

Engel était un peu trop à cheval sur les horaires. Il ne supportait pas la moindre minute de retard, que ce soit pour les autres ou lui-même. De plus, il était extrêmement maniaque. Sauf concernant ses cheveux. Adrianne leva les yeux au ciel. Contrairement au forgeron, elle se fichait bien d’arriver à l’heure.

« Ça va, on a dit midi, pas douze heures et zéro minutes ! Il est juste midi quinze, donc on est là à temps », lui répondit-elle sur la même intonation.

Surtout qu’elle aurait été prête à le faire poireauter plus longtemps si Regeropaïk ne l’avait pas arrêtée dans sa course vers l’auberge. Il y avait une certaine tension entre les deux humains et il n’y avait personne d’autre que le dragon pour apaiser la situation. Avant qu’Engel ne puisse répliquer, il intervint pour en arriver au vif du sujet :

« Tiens, voilà la marchandise. La pêche était plutôt bonne. »

Il détacha les sacs avec l’aide de sa partenaire et les déposa aux pieds du jeune homme. Ce dernier en sortit une Oréz et l’examina attentivement, puis observa plus rapidement les autres pierres.

« J’ai rien à dire. Elles sont parfaites. »

Adrianne sourit fièrement.

« Bien sûr qu’elles sont parfaites, comment cela pourrait être autrement ?

  • La modestie n’est toujours pas ton fort à ce que je vois, dit-il en grinçant des dents.

— Alors, combien ? » s’empressa d’ajouter le dragon, tout en lançant un regard noir à l’humaine qui ne manquait jamais une occasion d’en remettre une couche.

Engel amena les sacs vers une grande balance et les pesa en équilibrant la machine avec des poids. Si, au premier abord, Adrianne n’y avait pas tant fait attention, elle remarqua que le jeune homme portait les pierres sans effort. Les muscles de ses bras avaient gagné en masse depuis qu’il avait pris ses fonctions. Il était un peu comme elle, fin comme une brindille, quand elle l’avait connu. L’escalade des tours ne permettait pas de développer une bonne musculature, car c’était un exercice d’endurance dans lequel il fallait hisser son propre poids. Les individus légers étaient donc avantagés. Les Grimpe-Tour étaient là pour compenser le manque de force brute des Gratte-Pierre.

Lorsqu’il termina, il se tourna vers le duo et leur tendit une liasse de billets qu’il venait de compter.

« Quinze mille écus d’ar. »

« Quoi, c’est tout ? T’as vu tout ce qu’on a ramené ? s’indigna la jeune femme.

— On prend », répondit Regeropaïk en prenant les billets.

Adrianne le regarda avec insistance. Comment pouvait-il accepter une somme pareille ? Mais il lui intima de garder le silence avec un regard dur. Auparavant, ils auraient touché plus, mais aujourd’hui, ce n’était plus la même chose. Le monde changeait très vite, trop vite, et tous devaient s’adapter. Même ceux pour qui, tout semblait aller pour le mieux. Engel pouvait très bien comprendre son mécontentement. Il avait connu cette situation il y a peu de temps de cela, avant d’être contraint de changer de voie. Mais il ressentait toujours une pointe de jalousie envers son ancienne consœur qui avait réussi à garder son travail. Il ne détestait pas ce qu’il faisait maintenant, mais ce n’était pas la même chose que de voler à dos de dragon et d’escalader les tours pour récupérer toutes sortes de pierres précieuses. Il n’avait pas de montée d’adrénaline lorsqu’il frappait le fer chauffé par les flammes de ses collègues dragons.

D’ailleurs, en pensant à ses collègues, ils ne devraient pas tarder à revenir. Ils étaient partis manger, le laissant attendre la livraison d’Orézs. Il avait faim et ne comptait pas reprendre le travail le ventre vide.

« Aller je vous invite. »

S’il y avait bien une chose qu’il détestait plus que le retard, c’était de manger seul. Malgré la tension qui existait entre Adrianne et lui, il ne pouvait se résoudre à aller se mettre à table sans aucune compagnie. Pour la jeune femme, peu importe la personne, elle ne refusait jamais une occasion de s’en mettre plein la panse.

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