Chapitre 11 : Une rude ascension (1/2)

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ERAK

Je n’en pouvais plus. J’étais fatigué de calmer sans arrêt les tensions. Fatigué de rencontrer tant d’obstacles sur notre route. Fatigué de découvrir les pires agissements de l’être humain au nom d’ambitions égoïstes. Tout ceci ne finirait peut-être jamais. Au fond de moi, j’étais persuadé que des épreuves plus terribles encore nous attendaient.

La maison abandonnée nous servit de logis pendant une nuit. Elle avait beau être sordide, nous ne refusions pas l’opportunité de nous reposer à l’intérieur, fût-ce une dernière fois. Ralaia, Gurthis et Elmaril préférèrent dormir dehors, mais les autres optèrent pour le confort, surtout Margolyn. Aucune autre dispute n’éclata car elle eut la bonté de laisser le lit à Bramil. Par contre, je dus déplacer le squelette moi-même et le déposer à l’étage. Personne ne voulait dormir à côté d’ossements.

Nous nous habituâmes vite à la chaleur étouffante des lieux. Lorsque le soleil se coucha, la fraîcheur s’infiltra par-delà les murs boisés et s’installa à l’intérieur, pas de quoi nous aider à trouver le sommeil, mais c’était mieux que rien.

Comment dormir quand des mauvaises images et des erreurs du passé nous hantaient ? Malgré la tendresse de mon épouse, cela me demanda beaucoup de temps. Merci d’être là, Jaeka… Elle savait que je traversais une période difficile. Prétendre bien diriger le groupe exigeait des choix indiscutables, une loyauté sans faille de ses alliés ainsi qu’une succession de réussites. Aucune de ces conditions n’était remplie.

Ma femme et mon neveu m’avaient accompagné de leur plein gré bien que j’aie dû insister dans le cas de Jaeka. Il allait de mon devoir de les préserver, eux plus que tous les autres. Peut-être n’aurais-je pas dû prendre une décision aussi regrettable au vu des conséquences. Bramil m’avait toujours accompagné et maintenant il était mutilé, privé d’une partie entière de sa personne. Le voilà à dormir paisiblement dans le lit d’une nécromancienne morte depuis des siècles… Ses lèvres esquissaient pourtant un sourire, une once de fierté embrasait encore son cœur. Il m’avait demandé de secourir sa tante en plus grand danger que lui et elle était sauve. Il brûlait toujours d’envie de traverser Temrick et semblait se ficher de son membre manquant. Seulement, son regard égaré ne trompait pas : il avait peur. Nous avions tous peur.

Plus personne ne serait blessé. Je m’en portais garant.

Notre réveil se révéla pénible. Cette aube-ci, le soleil illuminait le versant d’une lueur orangée et l’herbe subissait le souffle matinal charrié de l’est. Cette matinée augurait une journée plutôt chaude et venteuse. Mes craintes ne provenaient pas des caprices du climat : nous transportions des vêtements épais et étions parés à toute éventualité. Il fallait plutôt redouter l’imprévisible : aujourd’hui débutait véritablement notre ascension. Et elle s’annonçait rude.

Quelques préparatifs précédèrent notre départ. Peu de désaccord nous ralentirent, mais nos compagnons se soucièrent plus que jamais des obstacles à venir. Elmaril ne connaissait plus la voie idéale à suivre, la disposition de notre compagnie évolua en conséquence.

— Je ne serai plus votre guide, déclara-t-elle, mais ma lance pourra encore vous servir.

Ses paroles respiraient l’ambiguïté. Bien entendu, elle suggérait qu’elle nous serait encore utile. Impossible de me débarrasser d’elle après l’avoir critiquée à plusieurs reprises. Elle pouvait encore nous aider si nous la surveillions bien : sa maîtrise de lance était avérée, qu’elle en use à bon escient. Certains ne comprenaient pas pourquoi je la gardais auprès de nous. D’autres affrontements se profilaient et il fallait être tous présents pour avoir une chance de triompher.

Et si d’autres Kaenums surgissaient ? Une seule meute était tombée…

Rien n’avait changé. Atteindre Temrick avait apaisé les tensions pendant une heure avant de les raviver de plus belle. Nulle hésitation n’était permise : notre roi et sa conseillère principale m’avaient entouré de compagnons opposés dans leurs idéaux. Leur choix en devenait d’autant plus incongru. Maubris et Dratia étaient suffisamment intelligents pour s’être renseignés sur eux. Ils voulaient peut-être entraîner la discorde parmi nous ! Non, ils tenaient trop à cette quête. Je me faisais de fausses idées.

— Ne désespère pas maintenant, me conseillait souvent Jaeka. Nous avons besoin de ton courage et de ta détermination. Ignore les réprimandes que certains se lancent, de même que les coups d’œil hostiles. Unis tous nos compagnons, s’il te plaît… C’est le moment ou jamais.

Ce qu’elle me demandait relevait de l’exploit. On m’avait désigné meneur parce que j’avais déjà guidé des compagnies auparavant. Je n’en étais pas le candidat parfait pour autant. Je devais décevoir tellement de personnes… Qu’importe, la traversée avant tout. Trop tard pour les remords.

Un chemin optimal consistait à suivre les conifères. Par cette route, nous nous élevâmes peu à peu en hauteur. Notre objectif était d’éviter de rendre le parcours trop pénible. Ceci était difficilement réalisable dans ces conditions… Une fois encore, notre emplacement me rappela nos mésententes. Arzalam et Ralaia traînaient nos montures pour qui l’ascension devenait plus pénible. Jaeka, Bramil, et Margolyn m’emboîtaient le pas en permanence tandis que Stenn et Gurthis traînaient derrière eux. Elmaril allait et venait de part et d’autre sans jamais s’échapper de notre vision. Tous sondaient régulièrement le panorama. C’était de la surveillance, pas de la contemplation. Quel dommage…. Nous étions en proie à la destinée de l’humanité, condamnés à se disputer au lieu de s’immerger dans les merveilles de ce monde.

Ce qui me surprit un peu, en revanche, c’était le comportement de Jyla. Elle parlait surtout à son confrère au début de l’expédition, mais depuis plusieurs jours, elle prenait ses distances avec lui et communiquait plus avec nous. Quitte à bavarder au lieu d’explorer, autant en apprendre plus sur les intentions des mages. Il le fallait ! Ainsi les soldats comprendraient que derrière ces êtres mystérieux se cachaient des humains comme eux. Ainsi j’appréhenderais les pensées condamnables d’Arzalam.

— Arzalam a-t-il toujours été comme ça ? demandai-je à voix basse juste après avoir gravi un chemin escarpé.

— Ne le jugez pas trop vite, répondit la jeune femme en arquant les sourcils. Il n’est pas méchant ni inhumain. Il a juste sa propre idéologie.

— Une idéologie douteuse, si tu veux mon avis. J’espère qu’il ne sera pas trop dangereux pour notre compagnie.

— C’est votre rôle de le tempérer si besoin. De toute façon, Elmaril et Gurthis sont des menaces bien plus réelles, vous ne voulez juste pas le voir. Arzalam est un bon ami de ma tante et un mage dévoué dans notre académie. Jamais il ne lui viendrait à l’idée de faire du mal à ses alliés. Il a un esprit curieux, mais il sait aussi qu’il existe des limites à ne pas franchir.

— J’espère que tu as raison. Pour l’avenir des mages et le nôtre.

Peu satisfaite, Jyla saisit mon épaulière et m’adressa un regard indécis. Ce fut tout le groupe qui ralentit comme son geste m’arrêta. Trop de temps avait déjà été perdu…

— Arzalam est un homme bon, insista-t-elle. Ne vous fiez pas aux apparences : je le connais mieux que vous.

— Je ne peux pas juste te croire sur parole. Défends des causes si tu le souhaites. Mais concentre ta protection sur ceux qui le méritent.

Jyla retroussa les lèvres et poursuivit son avancée. Elle ne pouvait pas juste m’ignorer ! Les mots adéquats ne sortaient pas de ma bouche… J’étais meilleur avec ma hache qu’avec le don de la parole.

— Tout va bien ? s’enquit Jaeka. Pourquoi dialoguez-vous en privé ? J’ai l’impression que quelque chose ne va pas…

— C’est sans importance, lâcha Jyla. Comme d’habitude, nous ne trouvons pas un accord.

Inutile de prolonger cette conversation. Cette jeune femme souhaitait avoir le dernier mot, tant mieux pour elle, ce n’était pas à moi de l’en empêcher. Un jour elle comprendrait que… Non, en fait. Il n’y avait sans doute rien à conclure de tout ceci. Je m’enfermais encore dans des espoirs trop fragiles.

Qu’on se concentre sur ce qui était primordial ! Enfin, certains semblaient l’avoir réalisé… Plus aucune dispute n’éclata malgré nos avis différents sur le chemin à suivre, ils se conformaient toujours au mien. Restait à savoir lequel était le meilleur. La réponse nous écrasait comme les rochers qui nous environnaient : chacun présentait des obstacles d’apparence insurmontables.

Je favorisais toujours les passages peu bosselés et de faible dénivelé. Cela impliquait d’emprunter des détours, mais personne ne s’opposa à mes préférences. Penser aux nécessiteux avant tout : Bramil ne pouvait plus gravir des pentes très élevées et d’après Jaeka, il était impératif de traiter correctement nos chevaux restants. Nous voulions conserver notre forme physique car ces montagnes prévoyaient de la malmener. Graduellement, nous encaissâmes l’évolution du climat : le sol perdait en verdure et la température baissait.

Puis cette fidèle nature se restreignait, comme incapable de prospérer dans nos conditions. Le chant des oiseaux ne rythmèrent plus notre quotidien, nous apercevions juste des harfangs aux heures tardives. Dans les derniers bois feuillus, Ralaia chassa quelques lynx et nous fournit ainsi en viande pour les étapes ultérieures, en plus de nos provisions supposées se conserver après la collecte du gibier en Ertinie.

La phase décisive approchait.

Une pensée lugubre, formulée ainsi… L’avenir de notre compagnie semblait reposer sur mes seules épaules. Peu importait leur opinion, mes camarades se fiaient trop à moi alors que je menais ce groupe par défaut. Erak Liwael, brave guerrier, serviteur d’Awis la vertueuse puis de Maubris le deuxième, pourtant inapte à préserver son fils unique et son neveu. Qui pouvait mieux représenter ses valeurs qu’un guerrier du peuple ayant servi le pouvoir à maintes reprises pour protéger la population ? Un parcours dont je ne me vantais pas. Tout simplement car je n’en avais pas imaginé d’autres.

Les sommets enneigés se dressèrent à l’horizon... C’était à couper le souffle. Leur hauteur était telle qu’ils paraissaient atteindre le ciel d’un azur resplendissant ! Ils se déployaient partout, à perte de vue, les rares zones de verdure n’apparaissaient qu’aux contrebas. Une couche blanche recouvrait les flancs : nous voyagions au point culminant de notre royaume, au-delà des songes et des possibilités. Terrifiant et fascinant, ce panorama nous éblouit sur tous ses aspects. Cette neige semblait éternelle, immuable même, présageant un territoire hostile. Il n’en avait pas l’air, pourtant.

Encore une fausse impression. Par-delà les crêtes s’envola une créature ailée qui ne ressemblait à rien de recensé dans nos connaissances. Des ailes reliées à ses pattes, une tête auréolée de plumes brunes, une carrure et une envergure surpassant les plus grands rapaces, une queue affutée comme une épée. Était-ce un animal ou un monstre ?

— C’est un monstre ! rugit Ralaia, comme si elle avait lu dans mes pensées. Il faut l’abattre avant qu’elle plonge sur nous !

Elle n’eut pas le temps de sortir son arc qu’Arzalam s’interposa, ses yeux étincelant de résolution.

— Vous voulez encore tout gâcher ? tonna-t-il, prêt à puiser dans sa magie. Rappelez-vous ce pourquoi nous foulons ces montagnes ! Cette créature est une merveille de la nature, nous pouvons l’étudier, la répertorier, ainsi nous en découvrirons plus sur Temrick. Pourquoi les militaires pensent que les armes règlent tout problème ?

— Tu aurais dit la même chose pour les Kaenums ? Je me suis engagée pour m’assurer que nous atteignions tous la Nillie vivants ! Tout ce qui risque de compromettre notre quête doit être abattu !

Je dégainai ma hache au cas où. Mais qui écouter ? Les deux visions se valaient. La créature répondit pour nous : elle nous fixa de ses globes oculaires d’un jaune intense avant de partir dans une autre direction, disparaissant dans l’horizon brumeux de Temrick. Un mal pour un bien…

— Vous l’avez fait fuir, déplora Arzalam. Nous venons de rater une occasion.

— Si tu qualifies cela d’occasion, commenta Stenn, je suis bien content de l’avoir raté…

— Ferme-la, érudit ! Le monde vit au-delà des cartes et des inscriptions ! Nous sommes des explorateurs, des observateurs, profitons-en !

Cela ne cesserait donc jamais… Je frappai le sol de mon manche, projetant de la neige aux alentours. Enfin un peu de silence et de paix. Et un tantième conflit évité entre soldats et mages.

— Nous perdons l’objectif de vue, rappelai-je. Ce n’est qu’une créature ailée, tant qu’elle ne s’intéresse pas à nous, il n’y a aucune raison de l’étudier ou de la tuer. Maintenant, arrêtez de trouver un prétexte pour vous taper dessus ! Vous voyez cette chaîne de montagnes ? Traversons-la !

Ils se calmèrent de nouveau pour reprendre quand le cœur leur dicterait. Ils prolongèrent de nouveau les hostilités par grimaces et grognements. Ils me suivirent de nouveau contre neiges et tempêtes, dans les profondeurs de cette frontière infinie.

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