Chapitre 15 : Tentative de remontée (1/2)
MARGOLYN
Nous étions perdus, inutile de s’acharner ! Sans de bonnes circonstances, sans la certitude de s’en sortir, sans notre chef, persister était une perte de temps ! Autant s’arrêter là, au chaud dans cette caverne, écartés des dangers de Temrick. Écartés de toutes les menaces ? Même pas ! Des maladies inconnues pouvaient nous frapper dans les régions reculées. J’avais déjà eu besoin d’aide pour m’occuper d’un bras amputé, alors des cas plus graves, ce serait la mort assurée !
Et voilà que maintenant, les gentils mages soucieux de l’intérêt commun se mettaient à se susurrer des secrets, tapis dans l’obscurité des lieux. Non mais sérieusement ? Ils espéraient s’intégrer en dialoguant ainsi, assez éloignés pour qu’on ne puisse pas les épier ?
M’houspiller était une chose, se doter d’une bonne autorité était une autre. Jyla perdait en maîtrise alors que j’étais prête à l’accepter comme meneuse, parce qu’après sa crise immature, elle se prétendait humaine. Humaine signifiait surtout montrer des défauts propres à notre nature. Cette mage virtuose se laissait influencer par ses connaissances. Quelle preuve de faiblesse !
Comment m’occuper ici, sans savoir quoi faire ? On flânait inutilement à côté d’inscriptions sans queue ni tête que Stenn s’amusait à effleurer de ses doigts tremblants. Des suppositions par-ci, des remarques désobligeantes par-là, est-ce qu’ils pouvaient juste se taire ? La paix ! Je n’avais rien à battre de ce que ces messages voulaient dire. Nous gaspillions notre temps dans des détails futiles ! Seule la Nillie nous importait, les autres objectifs étaient du vent ! Si mes compagnons s’y obstinaient, cela risquait de causer leur perte, et la mienne par la même occasion.
Enfin Jyla et Arzalam revenaient ! Ils marchaient peinardement vers nous, comme si de rien n’était. Bah voyons, qu’est-ce qu’ils pouvaient bien s’être racontés ? Il fallait le savoir ! Gurthis, Ralaia et Bramil semblaient d’accord, à le voir se placer face aux mages. Moi aussi, je refusais de rester docile, quitte à essuyer une réprimande supplémentaire.
— De quoi avez-vous parlé ? demandai-je.
— C’est sans importance, répondit Jyla en haussant les épaules. Continuons à avancer.
— Pas question ! insistai-je, les poings fermés. Vous croyez vraiment que notre compagnie a besoin de secrets ?
Notre meneuse temporaire fronça les sourcils et me regarda d’un air interloqué. Ah, elle ne s’attendait pas à une telle réplique de ma part ! J’avais frappé au bon endroit ! Elle s’apprêtait à me révéler quelque chose, mais son confrère la devança.
— Que sais-tu des besoins de notre compagnie, Margolyn ? Tu nous méprises sans cesse. Sais-tu ce dont j’ai parlé avec Jyla ? Je lui ai simplement fait part de mon opinion sur ce groupe.
— Révèle-nous le fond de tes pensées, renchérit Gurthis. Tu en meurs d’envie, pas vrai ?
— Inutile de me provoquer. Vous savez très bien ce que je pense de notre compagnie.
— Pars si tu veux, proposa Ralaia. Tu ne survivras pas longtemps sans nous.
— Je peux survivre avec l’aide de ma magie.
— Notre compagnie ne fonctionne pas ainsi. Nous sommes dépendants les uns des autres. S’isoler des autres revient à se condamner.
— Et pour l’instant, rappela le vétéran, la magie a plus apporté de malheurs que de bonnes choses parmi nous !
Et encore une altercation entre soldats et mages ! Nous n’en avions pas besoin, bon sang ! Assez ! Les mots ne sortaient pas de ma bouche tandis que ma gorge vibrait sous mes bramements. Évidemment, la frêle guérisseuse n’allait pas s’interposer au risque de ramasser sa centième contusion ! Plutôt les fixer avec des grands yeux, poings plaqués contres hanches, mes mèches ébouriffés sur mon visage.
— Ne recommencez pas ! cria Jyla en s’interposant entre Arzalam et Gurthis. Les soldats et les mages possèdent un but commun : protéger le royaume. Nous foulons ces montagnes pour cette raison.
— Tu oses mettre les mages et les soldats au même niveau ? réagit Gurthis comme à son habitude. Les militaires défendent vraiment les citoyens, les mages ne font que réparer leurs dégâts.
— Tu n’es pas comparable à eux, commenta Elmaril. Pour tuer des gens, tu es fort, c’est sûr. Pour me surveiller aussi. Mais pour protéger le royaume ? Tu es incapable de te protéger toi-même. Si tu te battais avec un attirail moins lourd, tu n’aurais peut-être pas été blessé.
Ça c’était du toupet ! Cracher ses pensées sans gêne, s’attirer les foudres d’autrui, profiter que son surveillant prête moins attention à elle, voilà une attitude qui demandait de l’audace ! Elle avait tout compris, cette guerrière : si les soldats redirigeaient leur haine contre les mages, elle n’était plus considérée comme une intruse, et les critiques s’estompaient. Tout était de la faute de ces deux-là. Ils ne se remettaient jamais en question, ces imbéciles ! Par contre, pour nous rudoyer gratuitement, ils étaient forts.
Mais la querelle… Elle manquait de dépasser le point de non-retour. Gurthis s’empara de son espadon puis s’arrêta au dernier moment. Toutefois, il continuait de fixer ses interlocuteurs. Ses rides amplifiaient ses cicatrices, ses yeux nous dévisageaient sévèrement et ses rictus ne me disaient rien qui vaille. Il devrait plus dormir, ce soudard ! Peut-être qu’il n’aurait pas des cernes aussi prononcés !
— Gurthis, ne fais pas ça, implora Ralaia. Ne ruine pas tous nos efforts. Nous ne nous battons pas pour craquer à la moindre occasion.
— Je dois me calmer…, souffla-t-il. Un bon soldat ne doit pas laisser ses émotions guider ses gestes. Je souhaite juste que l’expédition se déroule bien.
Oui ! Il reconnaissait finalement ses torts ! Après tout ce temps, il admettait l’infamie que constituait son métier ! Gurthis recula et épongea son front, renonçant à insulter les mages plus longtemps. Il n’invectiva personne d’autre, pas même Elmaril, alors que cette dernière se moquait ouvertement de lui. Hypocrite sur les bords, ce vieillard, il cherchait sûrement à se donner une bonne image de lui. Trop tard : personne n’échappait à sa véritable nature !
Bramil jeta un coup d’œil inquiet à sa tante qui se rembrunit encore une fois malgré sa sollicitude. N’ayant jamais connu l’amour, je ne comprenais pas son comportement, mais sans doute n’y avait-il rien à interpréter. Elle pouvait au moins dire quelque chose, non ? Ne fût-ce qu’une phrase, pour montrer qu’elle existe encore, pour ne pas qu’elle soit qualifiée de poids inutile. Oh, c’était déjà le cas !
Forte de cette constatation, je tentais de rajouter un commentaire, mais Jyla me foudroya du regard. Elle se racla la gorge en plongeant son regard vers l’obscurité.
— Quoi que vous pensiez, dit la mage, je défends aussi des valeurs. Les intérêts de l’académie et ceux du royaume sont rigoureusement identiques : je me battrai pour eux jusqu’à la mort. Oui, j’ai eu un désaccord avec Arzalam. Je refuse de quitter ma compagnie pour servir des objectifs personnels. Je n’oublie pas ce pourquoi je me suis jointe à ce voyage.
Je ne la savais pas si idéaliste ! Jusqu’à hier, son pragmatisme orientait chacune de nos actions. Qui croyait-elle convaincre avec ses discours pompeux, au juste ? Rester en vie devrait être notre priorité. Toute personne censée devait penser comme moi. Les découvertes prétendument fabuleuses ne servaient à rien si nous mourrions tous avant d’en témoigner. Un peu de bon sens, c’était tout ce que je demandais !
Une demande trop stricte… Il était préférable de continuer à marcher sans rien dire, toujours sous la tutelle des vaillants mages, hein ?
Nous nous enfonçâmes dans les entrailles de Temrick. Cette grotte s’étendait partout : où menait-elle ? Impossible de le savoir, j’ignorais même où nous étions ! Pas de plainte, guérisseuse notoire, sinon on me frapperait encore, comme à chaque fois que j’osais ouvrir la bouche. Plutôt tirer avantage de la situation : dans cette caverne, je ne souffrais pas du froid, je pouvais même ôter mon manteau de fourrure et profiter de la chaleur ambiante. Et puis je n’étais plus dans cette fichue capitale, là où on m’avait rejetée ! Non, en vérité, on m’excluait quel que soit le milieu, quelles que soient les conditions. Cette torture ne prendrait jamais fin !
À vrai dire, je me fichais de la destination tant que nous ne rencontrions aucun obstacle. Des questions sans réponse, des réponses sans question, je voyais bien l’érudit et les mages gamberger à ce sujet. Ils ne savaient pas se contenter d’avancer, comme tout le monde ? S’éterniser dans cette grotte permettrait de survivre quelques jours de plus. Tant pis si les fabuleux panoramas leur manquaient ! Je chérissais ce temps gagné, tout précieux qu’il était… Tôt ou tard, le chemin nous ramènerait vers les terribles sommets.
De nouvelles journées répétitives se succédaient. Avancer, manger, boire, s’arrêter devant ces fichus messages, dormir. Notre société nous obligeait à supporter des jours identiques, ils voulaient prolonger ça pour notre expédition, ces buses ?
Interpréter ces inscriptions était inutile, il fallait s’attarder sur des préoccupations plus humaines ! Venait alors des habitudes presque agaçantes, avec les problématiques propres à notre voyage. L’épuisement des provisions et la perte de nos rations en premier lieu, bien que mes alliés les économisaient autant que possible. Et la fatigue aussi. Insoutenable, ces longues heures d’errements, de quoi détruire notre corps physique comme notre mental ! De temps en temps, les herbes médicinales m’aidaient à mieux supporter le trajet, mais là encore, on me regardait bizarrement, comme si j’entreprenais une action à la limite de l’éthique. Que chacun se tracasse de ses soucis, d’abord !
La route vers le pays espéré se différenciait nettement des promesses. Était-ce le voyage dont on m’avait vanté les bienfaits ? Elle était où, la beauté de notre patrie ? Encore de la propagande de cocardiers écervelés ! Voilà les seules alternatives qui m’étaient proposées… Héros de la patrie, mon œil, oui ! Cette patrie qu’on m’avait forcé à aimer, cette patrie impérialiste qui s’était soumise à plus puissant qu’elle et qui cherchait à s’en défaire. Une belle bande d’hypocrites ! J’avais passé mes dernières années à soigner des idiots au service d’une mère ignoble. Ma vie n’était qu’un misérable gâchis.
Au troisième jour, nous tombâmes sur le dixième message, toujours écrit dans une langue incompréhensible, mais cette fois-ci, Arzalam en extrapola davantage d’informations.
— Ces inscriptions ont été écrites récemment, dévoila-t-il. Par récemment, j’entends il y a quelques mois, quelques années tout au plus. Quelqu’un est passé par ici. Nous suivons les traces de précédents voyageurs… si toutefois ils sont plusieurs.
Qu’ils étaient ridicules, Jyla et Stenn, à écarquiller des yeux ainsi ! Bramil resta bouche bée également, ça ne le concernait même pas ! Toutes ces réactions pour des broutilles… D’accord, quelqu’un avait vagabondé dans les parages, et alors ? Nous étions conscients de l’ombre hostile qui planait sur nous depuis un moment ! Traqués aux sommets par une créature infâme, heureusement qu’il n’y avait pas que des animaux dans cet amas dégueulasse de neige épaisse et des roches coupantes !
Oh, ils étaient gênés par la présence humaine ? L’inconnu les terrorisait à cause de leur nature, pauvres rescapés d’une société trop étouffante ! L’étranger représentait l’ennemi pour des pauvres d’esprit.
Cette interminable marche, elle allait prendre fin un jour ? Nous remontâmes le cours d’eau afin de gagner en hauteur. Cette ascension légèrement glissante nous conduisit vers des successions d’allées identiques, où les traces d’explorateurs se raréfiaient. Maudite faim, maudite soif, maudite fatigue, nous devions encore nous restaurer !
Le repas s’avéra frugal comme chaque soir. Ça me rappelait les portions de ma mère quand elle était généreuse. Nous grignotâmes quelques morceaux de viande froide entre deux gorgées d’eau. En vrai, je m’en cognais de la qualité de la nourriture. J’étais assise contre la paroi, à mastiquer nonchalamment la chair. Gurthis et Elmaril profitaient chacun de la bidoche, mâchant de grandes bouchées. Une pitance nécessaire, pas un de ces repas de bourge où on jetait la moitié au lieu de la donner aux nécessiteux !
Le sujet principal n’allait pas être éludé. Près de moi, Stenn griffonnait ses papiers, même mon foudroiement du regard ne l’arrêta pas. Qu’il ouvre un peu les yeux, qu’il participe à cette expédition avec nous ! Il était prêt à mourir pour ses feuilles, cet intellectuel ! Quand il eut fini, il les brandit et interpella Arzalam. Je vis le mage esquisser un sourire en examinant son compagnon comme le papier.
— Es-tu certain de ce que tu avançais sur l’inscription ? interrogea Stenn. Jusqu’à présent, nous supposions que les derniers explorateurs s’étaient engagés à Temrick des décennies auparavant.
— Nous nous trompions, affirma Arzalam. Temrick n’est pas abandonné depuis des dizaines d’années. Sans émettre de suppositions erronées, nos connaissances étaient minimes.
— Il serait incorrect de proclamer que d’autres humains traversent ces montagnes en ce moment. Sinon, nous les aurions croisés.
— Stenn, les cartes ne représentent pas la réalité ! Ce territoire s’étend beaucoup plus qu’il n’y paraît. Peut-être qu’aucun groupe conséquent ne l’arpente, mais je suis certain qu’au moins une personne est passée par cette caverne moins d’une décennie avant nous. Moins d’un an avant si nous sommes chanceux. En tout cas, la profondeur des marques nous indiquait cela.
— Ton raisonnement est douteux, Arzalam. Tu places tes hypothèses avant les faits. Un vrai savant se doit d’effectuer des observations avant d’élaborer ses suppositions.
Arzalam se renfrogna. Clairement, sa retenue l’empêchait de commettre une mauvaise action. La façon de penser de Stenn lui restait au travers de sa gorge nouée. Sa figure, je ne l’avais jamais vue aussi rubiconde !
— Tu ne comprends rien ! s’écria le mage. La réalité ne se conforme pas à nos principes, elle est bien plus complexe. Nous ne pouvons pas la décrire avec de simples mots.
— J’essaie d’aider, se justifia l’érudit. Pourquoi m’agresses-tu pour un désaccord ? Tes interprétations…
— Tu n’as pas l’expérience ! Tu t’immisces dans des phénomènes dont tu n’appréhendes même pas la portée. Tu n’as pas la magie !
Ce disant, il ouvrit sa paume et un flux bleuâtre en émana. Il cherchait certainement à l’impressionner, mais Stenn recula de trois pas avant de chuter en arrière, ses vêtements secoués par ses frissons. J’évitai le sort de justesse, écarquillant des yeux. Il y avait abus !
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