Chapitre 15 : Tentative de remontée (2/2)

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Jyla se dressa entre les deux hommes. Remontée contre son confrère, elle lui coula un regard sévère. Arzalam abandonna ses mauvaises intentions, et le flux se dissipa. Encore un accident de frôlé ! Jyla avait beau être moins âgé qu’Arzalam, elle ne craignait pas de s’opposer à lui. Le respect devait être une question de point de vue entre membres d’une même académie.

— N’en dis pas plus, lâcha sèchement Jyla. Sinon, tu donneras raison à tes détracteurs.

— Je me fiche de ce que les autres pensent, répliqua Arzalam. Je connais nos motivations.

— Arzalam… Je ne te reconnais plus. Que penseraient nos connaissances s’ils te voyaient maintenant ? Que penserait Istaïda ?

— Ne les implique pas ! Ils sont loin, et nous ne communiquons même pas avec eux. Ici, nous représentons l’académie et tous ses membres. Mais contrairement à toi, je n’ai plus de famille à honorer. Il ne me reste plus rien, juste mes connaissances à compléter… Pour notre avenir à tous. Tu as raison, je dois cesser d’être idéaliste. Les progrès n’avantageront jamais tout le monde.

La mage garda les poings fermés sans réussir à répliquer. Navrant pour elle, mieux pour nous ! Leurs discussions, qu’elles soient privées ou publiques, j’en avais assez de les entendre !

Je n’étais qu’une simple spectatrice. Il fallait que j’agisse un peu avant d’être encore critiquée, ne fût-ce qu’en inspectant l’état de mes compagnons. Leur teint blême, leur façon de fixer les parois au lieu de se consulter, ce silence si soudain… Ils n’étaient pas en forme ! L’envie périssait avec la curiosité, semblait-il.

Hagard, Bramil secoua l’épaule gauche de Jaeka. Encore une tentative désespérée ! Leur lien n’était pas assez fort, aussi échoua-t-il dans son geste. Bramil n’avait ni le tact, ni le bon sens, alors pourquoi insistait-il ? Il attira l’attention de tout le monde, surtout de Ralaia. Toujours à se mêler de ce qui ne la concernait pas, d’ailleurs !

— As-tu toujours ton poignard ? demanda l’archère.

Jaeka opina du chef. Je voyais clair dans le jeu de la tireuse. Quelle opportuniste !

— Pourquoi cette question ? s’offusqua Bramil. Elle n’est pas en état !

— Si elle ne l’est pas maintenant, rétorqua Ralaia, elle ne le sera jamais. Comme tu ne parviens pas à la consoler, je tente ma chance.

— Essaie si tu veux, mais elle doit se remettre d’elle-même.

— Tu es toujours aussi naïf ? Elle ne s’en remettra jamais, à ce rythme. Il faut l’aider à remonter la pente. Temrick reste un territoire dangereux : quiconque est capable de se défendre deviendra un atout pour notre groupe. Je reviens sur ma promesse de l’autre jour : Jaeka doit apprendre à se défendre.

Ralaia tendit sa main vers la pauvre femme. Son sourire révélait le lien qui se tissait entre elles. Donc l’archère avait pitié d’elle, par contre elle se permettait de fracasser ma tête sur la neige ? Et l’égalité de traitement, elle en faisait quoi ?

— Merci…, murmura Jaeka.

Elle venait de parler… Elle s’était mise à parler, la première fois depuis des jours ! Voilà, Jaeka recevait de l’aide par empathie ! Son numéro de veuve éplorée avait fonctionné ! Mais si elle ne s’était pas mariée avec un homme qui ne lui correspondait pas, tout ceci ne serait pas arrivé ! Elle prit son poignard de sa veste et le tendit à la soldate, laquelle le sonda aussitôt avant de le rendre à la maréchale.

— Es-tu sûre que je dois le garder ? demanda cette dernière. Je ne suis pas une combattante.

— Alors, tu le deviendras, déclara la militaire. Erak aurait voulu que tu donnes le meilleur de toi-même. Je t’ai donné ce poignard. Maintenant, je vais t’entraîner à l’utiliser.

Ralaia saisit les poignets de Jaeka et les releva, le regard vif. Un entraînement au poignard, pourquoi pas ? Tant que ça rendait notre quotidien moins monotone… Si Elmaril se garda de tout commentaire, Gurthis vint vers eux, fronçant les sourcils.

— En fait, constata-t-il, tu n’es peut-être pas une solitaire. Je me souviens des rumeurs qui circulaient à ton sujet il y a quelques années. Certains parlaient de tes… relations avec certaines de tes consoeurs. Peut-être qu’ils avaient raison, finalement.

C’était une supposition ou une accusation ? Sans doute la deuxième proposition venant de Gurthis, le militaire consensuel qui avait troqué son âme contre son espadon ! Ralaia pouvait occuper son temps libre comme ça lui chantait. Des règles strictes s’appliquaient à l’armée et je me fichais de connaître lesquelles. Cette institution, instrument du pouvoir et responsable de milliers de morts, ne devrait même pas exister !

— Les rumeurs disaient vraies, confirma Ralaia. Mais quelle importance ? Oui, j’ai essayé avec les hommes et les femmes, et je n’ai pas de préférence. Je ne vois pas le rapport avec ma proposition. Peux-tu me laisser tranquille ?

C’était bien le moment de parler de sa vie sexuelle ! Mais comment des gens arrivaient à s’y étendre autant ? Cette fascination pour le corps humain m’avait toujours passée par-dessus le nez. Sérieusement, les conditions devenaient désastreuses, le contexte ne s’y prêtait pas. Que Ralaia partage ses nuits avec qui elle le souhaite, notre expédition en demeurerait inchangée !

— Ne t’emporte pas pour si peu ! dit Gurthis. Je faisais juste un constat, je ne juge pas. Dis-moi un peu, tu as vraiment réussi à t’attacher aux gens ? Durant toute ma carrière, j’ai perdu tellement d’amis que je ne les compte plus.

— À l’armée, on ne s’attache que temporairement à ses collègues, déplora Ralaia. Je l’ai appris à mes dépens. Tu n’es pas le seul à en avoir perdu, Gurthis. Tu avais juste un lien différent avec eux. C’est triste, quand même… D’être amenés à collaborer avec l’ennemi.

Le soldat acquiesça avant de contourner les deux femmes et de se focaliser sur Bramil, sous le ricanement à gorge déployée d’Elmaril. Évident, venant d’une sauvage comme elle ! Quand on avait vécu dans une communauté exclusivement féminine, il ne fallait pas chercher longtemps d’où elle tirait ses plaisirs charnels. Moi qui pensais que ce sujet serait évité !

Malgré tout, Gurthis ne prêta pas attention à la guerrière. Il ne dénotait pas de mauvaises intentions au-delà de ses traits bougons. Seul lui importait Bramil, celui qui était moins lourd depuis son amputation. Ça l’avait bien ramené sur terre !

— Tu dois t’entraîner aussi, suggéra Gurthis. Nous sommes des soldats : nous devons vous protéger, mais nous pouvons aussi vous l’apprendre.

— Je sais me protéger ! lança Bramil, outré par le sous-entendu. Je me battais déjà bien avec mon bras droit.

— Arrête de geindre, gamin. Tu as besoin de tout ton corps pour te battre. Sans ton bras gauche, tes capacités sont réduites. Il faut compenser ton handicap et je suis là pour ça. Ne refuse pas l’aide que je te propose.

Bramil finit par consentir tout en se relevant : l’argumentation du soldat lui avait suffi. Veinards, ces Liwael, nos deux soldats se souciaient d’eux ! Ralaia était arrivée à sortir Jaeka de son affliction, un bel exploit ! Ils se livraient à un nouvel apprentissage dans leur malheur. Une opportunité de remonter, offerte à eux mais pas aux autres ! Les privilégiés…

Ça ne me ferait pas de mal de les observer. S’exprimer par les armes, autre preuve de la bêtise de notre civilisation. Le métal tintait pendant qu’ils se mouvaient avec vélocité. Quelle idée saugrenue de s’entraîner à une heure si tardive ! Il était tard, oui, pas besoin de connaître précisément la position du soleil pour le déterminer ! De mes yeux fatigués, je percevais les échecs et les remontées de ces deux personnes, chacune résolue à mener leur quête à terme. Cet exercice profitait à tout le monde : Elmaril était ignorée, Stenn continuait de gribouiller ses notes, les mages se taisaient et les soldats amélioraient leur estime auprès des autres.

Oh non… C’était moi, le poids inutile de groupe ! J’étais assise, esseulée, contrainte à subir ma destinée. Aucune tentative de remontée ne se présentait à moi. On n’allait pas se tracasser de la jeune râleuse, alors qu’ils ne seraient pas allés très loin sans moi !

Ils poursuivirent longtemps, en plus ! Un entraînement organisé se justifiait, mais les conditions ne se révélaient pas optimales. Il existait de meilleurs terrains qu’une grotte pour s’exercer, avec pour unique éclairage la lumière vacillante d’une sphère magique. La fatigue les gagna bien trop tard ! Impossible de dormir avec le bruit des armes, cette fichue boule flottant dans tous les sens, et les gémissements pitoyables d’un mutilé et d’une maréchale peu prompts à ce genre d’apprentissages.

Dormir, maintenant. Me plonger dans des rêves vides de sens une fois encore. J’avais bien des choses à reprocher à mon foyer, mais mon lit était confortable, au moins ! Et puis cette caverne, elle n’était pas sûre…

Pas du tout.

Une secousse. Une vraie secousse, de quoi faire s’écrouler la grotte sur nous ! Combien de temps avais-je dormi, trois heures, tout au plus ? Le destin était vraiment contre nous ! Des tremblements devant nous, derrière, au-dessus, en-dessous, à l’intérieur des parois vicieuses qui nous enfermaient là-dedans. Ciel, j’étais trop jeune pour finir écrasée ! Cruelle nature ! Là, c’était la magie qui nous sauvait, quelle ironie ! La sphère lumineuse ne nous préserverait pas du mauvais sort pour autant ! Peu importait le déclencheur, l’essentiel était de détaler !

— Suivez-moi ! tonna Jyla. Dépêchez-vous !

Pas de questions ni de protestations. La mage sprinta dans la direction de la montée, le halo suivant son rythme effréné. Vite, rassembler nos affaires, les replier dans nos sacs surchargés, foncer vers une voie salvatrice ! Je préférais encore notre quotidien répétitif. Je savais que notre chance ne durerait pas ! Que ma mère soit maudite ! Elle aurait dû accepter de suivre cette quête, ma place n’appartenait pas à cet endroit ! Sur des centaines de milliers de citoyens, il avait fallu que ça tombe sur moi !

Mais d’où ses secousses provenaient-elles ? Une grotte ne pouvait pas s’effondrer en quelques minutes ! La roche semblait se mouvoir d’elle-même, se détacher, les parois étaient ébranlées par une force inconnue, comme si elles ne maintenaient plus la pression qu’exerçait la montagne. Pierres et stalactites chutaient derrière nous, et bigre, c’était glissant ! S’agripper sur des supports, éviter de trébucher sur des stalagmites, conserver son équilibre, tout ça ne suffisait pas pour survivre ! Une sortie, quelque part, n’importe où. Je retirais tout ce que j’avais dit à l’encontre de Jyla, elle était la seule capable de nous sauver !

Au bout de quelques minutes, la mage s’arrêta aussi brusquement qu’elle était partie.

— Pourquoi t’arrêtes-tu ? hurla Elmaril. Tout s’effondre !

— Reculez, ordonna Jyla. Maintenant !

Obéir, c’était bien d’obéir ! Une quantité colossale de flux convergea vers Jyla. Ses pupilles se dilatèrent lors de sa brève concentration, puis elle appliqua ses mains contre le mur et le perfora littéralement. Génial, un énorme trou avait été généré grâce à son sort de destruction ! Nous allions enfin pouvoir sortir de là ! L’air frais des montagnes, il était moins étouffant que cette obscure grotte, tombeau vivant s’il en était !

Un mal pour un bien… La neige chuta jusqu’à nous et l’éboulement s’intensifia. La couche blanche cumulée à la pierre pouvait nous anéantir en un instant. Et Jyla ne savait plus nous secourir…. Concentrée sur notre sauvetage, la mage oublia de se sauver, mais la sauvage se jeta sur elle de justesse et la plaqua par terre. Elle avait évité de peu l’ensevelissement des roches détachées. Elles l’avaient échappé belle !

— Sauvez-vous ! cria la guerrière, agrippant la mage par l’avant-bras. Nous vous rejoignons !

La voie ouverte incarnait nos espoirs. Nous nous y engageâmes sans hésiter, tant pis si le froid nous attaquait. Voilà où nous dépensions tous nos efforts ! Nous allions d’une zone mortelle à une autre dans l’espoir de survivre un peu plus longtemps. J’émergeai à l’extérieur, en tête, m’étalant sur cette neige qui m’avait manqué. L’éboulement était plus véhément que jamais ! Mais dans cet environnement dégagé, sous un ciel large et exempt de nuage, je méprisais l’air glacial, le vent qui s’infiltrait par-dessous mon manteau mal boutonné, l’eau qui glissait sur ma peau fragile. J’étais sauvée !

Elmaril et Jyla nous rejoignirent à toute vitesse. Arzalam craignait de les laisser en arrière : lui aussi intervint, porteur de la magie. La magie, sauveteuse de la nuit, ça c’était surprenant ! Le flux se transféra jusqu’à ses doigts et lui permit de soulever les pierres. Ils plongèrent ensuite tous les trois vers l’avant. Quel fracas, mes tympans en étaient percés ! Et ces colonnes de poussières, elles nous cinglèrent le visage, agressèrent nos yeux, nous firent tousser à de maintes reprises.

L’incident s’achevait dans ce bruit sourd. Nous ne serions jamais tranquilles à ce rythme ! De piège en piège, de combat en combat, nos pertes s’aggravaient à chaque fois ! Il n’y avait guère que les errements pour nous octroyer un peu de quiétude. Mon cœur battait à tout rompre en reculant, et encore une fois, Ralaia dut me rattraper ! Puis la poussière produisit son effet. Semblable aux flocons, elle s’envola en tourbillonnant avant de se dissiper dans l’air.

Nous reprenions péniblement notre souffle, muets comme des tombes. Un phénomène inexpliqué et brutal nous avait extirpés de notre sommeil pour nous ramener là où notre quête l’exigeait. Oh, pas de quoi grogner, après tout, l’important était de se situer à l’un des plus hauts sommets de Temrick, pas vrai ? Seuls les pics enneigés se dressaient autour de nous, rien d’autre !

Notre calvaire avait de beaux jours devant lui.

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