Chapitre 20 : En quête de vie (1/2)
RALAIA
Elle était étendue sur la neige, inerte. Non, pire que ça. Son corps ensanglanté ne faisait aucun doute : Jyla Eisdim venait de succomber devant nous. Nous étions arrivés trop tard.
On ne s’habituait jamais à la mort. La plupart des gens, en tout cas. Parce que quand ça devenait notre quotidien… Toujours des moments rudes, où chacun supportait mal le choc. Margolyn persistait à vérifier son état, retournant d’abord son corps. Peut-être qu’elle n’aurait pas dû, étant donné l’étendue des dégâts. Toutes ces lacérations, plaies et brûlures déshonoraient sa mémoire, mais elles signifiaient aussi qu’elle s’était battue jusqu’à la mort. Une fin sordide pour une mage aussi courageuse… Ravalant son dégoût, la guérisseuse posa deux doigts sur son cou et examina son poignet. Pas de réponse. Elle pencha donc son oreille près de ses narines. Au bout de quelques secondes, elle s’agenouilla et tira une tête morose.
— Son cœur ne bat plus, annonça-t-elle froidement. Elle est morte.
J’inclinai la tête, fermai les paupières. Une autre vie d’éteinte, perdue à tout jamais, de quoi détruire l’espoir résiduel. L’âme avait disparu, ne restait plus qu’un amas de chair et de sang. Dire qu’il faudrait l’annoncer à sa tante… Elle l’avait sûrement déjà ressenti, la rupture du lien, la magie qui unissait comme la parenté. Rien n’importait plus que la famille. On la perdait pourtant très facilement.
Nous restâmes figés, ne sachant quoi faire, entre larmes et cris. Tous fixes, surtout moi. Pas une larme ne glissait sur mes pommettes. Trop accoutumée à ce genre de situations, sans doute, contrairement aux autres. Plus de divagation permise. Nous devions accorder à Jyla une sépulture décente. Temrick se remplissait trop des corps de notre compagnie.
Tout ce que nous avions vécu se répétait. Bramil hurlait à tue-tête, ses échos térébrants se répercutaient au-delà de ce sommet. Comme d’habitude, à part secouer l’environnement, ça ne servait à rien. Ça n’évacuait même pas ce qu’il ressentait.
— Pourquoi l’avons-nous laissée ? glapit-il, les joues inondées de gouttes. Nous aurions dû l’aider à vaincre Arzalam ! Nous nous sommes comportés en lâches !
— Trop tard…, soufflai-je. Elle a pris sa décision. Sa mort est si regrettable… Elle n’avait que vingt-six ans.
Énoncer des évidences ne comblait pas le vide. Briser l’atmosphère non plus. Notre groupe perdait ses membres, à se demander qui serait le prochain. Immobile, je sentis un frisson aux bras, et ma gorge se noua. J’avais failli à mon devoir, me voilà coupable. Coupable de ne pas l’avoir protégée. Coupable de ne pas m’épancher. Coupable de subir notre fatalité.
— Quelle ironie du sort…, murmura Stenn. Elle se battait avec tant d’ardeur pour que les mages disposent d’une meilleure réputation. Finalement, elle aura été tuée par un mage…
Pas la façon adéquate d’annoncer la vérité. Jyla nous préoccupait tellement que nous en oublions Arzalam. Mais c’était facile de conclure sur son destin. Le climat avait fini de déchaîner sa fureur, le ciel s’était dégagé et le souffle du vent s’apparentait à une caresse. Dommage que cet apaisement s’accompagne d’une perte. Le malheur frappait toujours au pire moment.
Le bruit de la neige réveilla notre attention. Gurthis revenait enfin ! Mais pas en meilleur état. Des éraflures striaient son visage, son plastron et ses spallières. Lui non plus ne protégeait pas grand monde. Lui aussi découvrit le corps de Jyla avec du recul, le silence prévalant à la parole. Respecter le défunt était une chose, préparer l’avenir en était une autre.
— Tous les squelettes se sont effondrés, éluda mon confrère. Ce problème est réglé. Par contre, je n’ai pas retrouvé Jaeka et Elmaril. Ça m’inquiète.
Comble du désastre, les disparitions s’ajoutaient aux décès. Notre groupe ne risquait pas de faire long feu. Un tiers envolé, le reste éparpillé, cette quête se rapprochait de l’échec. Une mort tragique, une famille perdue, sans parler du rire hystérique de Margolyn et des tressaillements de Stenn. La peur de la mort ? Elle ressurgissait maintenant. Gurthis et moi, c’était différent. Il fallait d’abord trouver quoi penser. Difficile quand le vide s’emparait de notre esprit.
— Nous nous soucierons d’elles plus tard, regrettai-je. Le corps de Jyla ne mérite pas de pourrir dans la neige…
— Je comprends, dit Gurthis. C’est peut-être cruel de dire ça, mais évitons de flâner ici. Un enterrement, hein ? Et qu’en est-il d’Arzalam ?
— Je ne sais pas. Mort, sans doute. C’est ce que j’espère.
— Je dois en avoir le cœur net.
Nous abandonner, retourner vers l’édifice, tel était le choix de Gurthis. Douteux, oui, mais c’était mieux que de prolonger la discussion. Ces morts l’arrangeaient bien, il fallait l’avouer.
Assez de ne rien ressentir ! Même mon cœur battait tranquillement, et mes seuls tremblements provenaient du froid. J’avais partagé de bons moments avec Jyla, non ? Comme avec mes sœurs et frères d’armes disparus. Eux morts, moi vivants, ne demeuraient plus que mes serments, mes liens lointains. Mon engagement. Là encore, je réfléchissais trop. Bramil pleurait à côté, il tomba à genoux, leva la tête contre le ciel oppressant. À moi de lui tendre la main, de l’aider dans son deuil.
— Sois fort ! conseillai-je. Nous savions que survivre à cette expédition serait difficile. Ne pas désespérer, nous pouvons encore y arriver !
— Non, nous allons tous mourir ! se lamenta Margolyn. Temrick aura notre peau !
— Nous sommes encore debout ! Je refuse d’abandonner alors que nous touchons au but !
— Mais de quel but tu parles ? Des pics à perte de vue, il n’y a que ça ! Même si nous y arrivons, est-ce que la Nillie vaudra vraiment nos peines ?
— Arrête de gémir, tu me fais pitié. Tu craches sur les militaires, mais tu es bien contente de te réfugier auprès de nous au lieu d’affronter le danger. Sois respectueuse pour Jyla et ferme-la. Laisse-nous supporter cette épreuve en silence.
Un souhait trop exigeant. Margolyn eut la décence de se taire, mais Bramil poursuivit ses lamentations. Lui se souciait des autres avant de penser à sa personne. C’était ce qui l’avait amené ici, en fin de compte. Les autres vivants ne pouvaient pas se vanter d’un tel altruisme.
D’anciennes paroles résonnaient dans ma tête. Les mises en garde prenaient tout leur sens ! Un groupe divisé après une nuit éprouvante, ça resterait gravé dans notre mémoire, comme le reste. Tout dépendait de notre capacité à survivre. On l’avait prédit, on l’avait craint : les menaces intérieures surpassaient désormais les dangers extérieurs.
Ne pas s’éterniser. Assumer la suite, j’en étais apte, sûre et certaine. Autant m’y lancer toute de suite avant que d’autres intempéries nous emportent. Après tout ce que nous avions perdu… Je pris Jyla et la portai près d’un entassement de rochers.
Encore Gurthis. Ses allers et retours ne rimaient à rien. Cette fois-ci, il avait une tête bizarre et soulevait un cadavre, celui d’Arzalam. Ce qu’il en restait, du moins. Un fatras de chair et de vêtements déchiquetés… L’apparence des mages ne suggérait pas une telle résistance. Jyla l’avait terrassé avant de périr. Elle avait rampé, le corps anéanti, ses habits loqueteux, gelée jusqu’aux os. Lui aussi avait dû agoniser. Fidèle à ses principes jusqu’à la fin.
— Tu as été entreprenante, complimenta Gurthis. Je vais t’aider à l’enterrer.
Arzalam Horum, mort. Cette nouvelle n’entraîna aucune réaction. On regrettait encore le sacrifice de Jyla Eisdim, mais le monde garderait un mauvais souvenir de lui, de son obstination. Il avait engendré sa propre mort ainsi que celle de sa consoeur. Des squelettes vivants auraient impressionné n’importe qui. Moi, je m’étais contentée de leur percer leur crâne et de ramasser mes flèches. Un peu regrettable en y repensant... Notre compagnie était affaiblie sans ces deux mages. Gurthis était trop borné pour s’en apercevoir, bien sûr. Déjà que ses yeux injectés de rouge et son visage blême ne présageaient rien de bon…
Je déposai avec soin la dépouille à son nouvel emplacement. Une minute… Mon collègue ne m’imitait pas ? Il se dirigeait vers la pente ! Bon sang, qu’est-ce qui lui arrivait ? Il pétait un plomb parce que les choses ne se déroulaient pas comme il le souhaitait ?
— Pourquoi vas-tu de ce côté ? demandai-je.
— À ton avis ? Tu crois que Jyla aurait voulu être enterrée aux côtés de son assassin ? Ça me rassure de savoir ce bâtard mort. Je l’aurais buté moi-même si j’en avais eu l’occasion !
— Attends… Tu vas te débarrasser du corps ?
— Oh que oui ! Nous crachons tous à la mémoire de ce sale mage qui aurait pu causer notre perte à tous ! Son corps pourrira dans la neige !
Le premier à pleurer la perte de ses camarades balança le cadavre par-dessus la pente. Deux poids, deux mesures. La dépouilla dégringola, chuta jusqu’en contrebas. Aucune protestation ? C’était un abandon, qu’importe la trahison d’Arzalam ! Trop tard pour intervenir, de bien meilleures personnes méritaient ma défense, à commencer par Jaeka. D’ailleurs… Où était-elle ? Je l’avais complètement oubliée…
Je poursuivis l’enterrement de Jyla avant que Gurthis ne revienne. Des larmes ravalées ou le silence, voilà qui honorait un tant soit peu cette pauvre mage. Je creusai un trou à la va vite, la neige était assez épaisse pour ça. J’y déposai le corps de Jyla, croisai ses bras sur sa poitrine et fermai ses paupières. Son lieu de repos éternel, faute de mieux. Un destin peu enviable.
Même dans cette position, elle ne semblait pas apaisée. La mort l’avait emportée prématurément, en témoignaient son visage livide, ses lèvres retroussées, ses cheveux éparpillés. Elle finissait ses jours ainsi. Nous, survivants, se chargeraient de terminer la quête, de porter leur parole au-delà des montagnes. Puis viendrait le retour… Comment avouer à l’éminente maîtresse de l’académie des mages la mort violente de sa nièce et de son ami ? Istaïda Eisdim, je ne la connaissais que de réputation. C’était évident qu’elle tenait à cette quête, sinon, elle ne les aurait pas envoyés. La guilde venait de perdre deux de ses meilleurs représentants, au malheur des uns et au bonheur des autres. Voici donc la conclusion de ces différends. Ce malheur aurait été évité si nous nous étions mieux entendus. Leurs souffrances s’achevaient, les nôtres continuaient.
Gurthis me flanqua un regard austère mais s’abstint de tout commentaire. Ce semblant de cérémonie devait prendre place. Nous recouvrîmes le corps de Jyla de couche blanche et ajoutâmes des cailloux d’une façon basique. La tombe ne payait pas de mine mais impossible de l’améliorer. J’exhalai un soupir avant de me taire comme les autres, les yeux rivés vers la sépulture. Un dernier hommage pour conclure le périple des mages à Temrick. Plus d’enjeux, juste la mort, un cuisant échec. Des promesses inaccomplies, envolées en une nuit.
Les ruines abandonnées accueillaient deux morts supplémentaires. Quelques minutes plus tôt, Jyla rampait encore jusqu’à nous, dans l’espoir d’être sauvée. Ses ultimes murmures furent prononcés à l’intention de sa famille.
Le vent se calmait. Apaisant… C’aurait pu durer encore longtemps si des nouveaux bruits de pas n’avaient pas interrompu l’enterrement. Elmaril se dirigeait vers nous, arborant un sourire de victoire. Elle s’était absentée combien de temps ? Elle était juste un peu blessée, elle s’en sortait mieux que nous ! Sa fierté méprisante ne convenait pas aux circonstances. Nous lui jetâmes un coup d’œil haineux, elle se contenta de sourciller.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle comme si de rien n’était.
— Jyla et Arzalam sont morts, dit Margolyn sans la regarder.
Elmaril haussa les épaules. Pas touchée du tout. Prévisible, venant d’elle. La sauvage marchait peinardement sans se tracasser des morts. Elle finit quand même par s’immobiliser, le temps de regarder la tombe. Il y avait au moins du respect pour la défunte dans son regard pénétrant. Elle tirait aussi une drôle de mine… Une expression difficile à interpréter, voire insultante.
— Pourquoi as-tu mis autant de temps à revenir ? questionna Bramil, très remonté contre elle. Et où est ma tante ?
— Je n’en sais rien, moi, répondit Elmaril.
Le jeune homme s’approcha, sa figure brillant d’un rouge éclatant.
— J’ai demandé : où est Jaeka ? Réponds-moi !
— Je t’ai déjà répondu. Je me battais de mon côté contre les squelettes, puis ils se sont écroulés d’eux-mêmes. J’ai entendu Jaeka crier quelques fois, mais ça s’est vite dissipé. Elle est sans doute morte.
Le mensonge de trop pour Bramil qui dégaina aussitôt son épée. Intervenir, vite ! Mais Gurthis me suggéra de ne pas agir.
— Menteuse ! accusa le guerrier. Tu lui as fait quelque chose ! Lorsque nous nous sommes séparés, vous étiez ensemble. Tu l’as tuée ? C’est ta tronche que je dois revoir ?
— Pourquoi je la tuerais, au juste ? Par contre, si tu m’attaques, je te tranche ton autre bras.
Sur ce défi, Bramil s’élança contre Elmaril. Il réagissait par instinct, exactement comme elle le voulait ! Ignorant les conseils, je m’interposai et plaquai le mutilé au sol. Sa chute contre la neige fit rire la guerrière, mais c’était mieux ainsi. Trop de personnes avaient péri aujourd’hui.
— Ne la laisse pas te provoquer ! conseillai-je. Le sang a assez coulé !
— Pourquoi les héros meurent alors que des personnes comme elle restent en vie ? se lamenta Bramil. C’est si injuste !
— Je vous interdis de vous battre, que ça te plaise ou non ! Ce sont les distensions qui provoquent la mort !
— Justement, ma tante ne doit pas en faire partie !
Il avait raison. Aussi perfide qu’était Elmaril, je l’imaginais mal tuer cette innocente maréchale. Toutes les possibilités devaient être envisagées. Tolérer le meurtre ne servirait à rien. Plutôt se mettre en quête de vie. Je me redressai, tendis ma main au jeune homme. Il accepta mon aide, il savait que j’étais son alliée, que je le soutiendrais quoi qu’il arrive. Mais il avait l’air hébété, si pas dévasté de l’intérieur.
Calmer les tensions. D’un signe de la main, j’empêchai mon confrère de me rejoindre et me plaçai face à la guerrière. Cette dernière gardait son sourire méprisant ! Rah, on ne pouvait lui imputer aucun méfait en l’absence de témoins ! Toujours chercher les preuves avant d’accuser. Démêler le vrai du faux, se fier aux faits et non à son avis. Rester objectif devant une sauvage. Trop d’exigences juste pour obtenir la vérité. Pas question de perdre Jaeka !
— Est-ce que tu dis vrai ? interrogeai-je.
— Tu sais bien que je suis honnête, répondit Elmaril. Je n’ai pas tué Jaeka.
— Si tu mens, barbare, rien ne te protègera de mes flèches. Est-ce bien clair, ou je le répète dans ta langue ?
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