Chapitre 20 : En quête de vie (2/2)
Elmaril hocha du chef puis chercha à se soustraire de mon regard. Mauvaise idée. La fixer, faire naître de la culpabilité. Mais non, elle était dépourvue d’émotions. Il était mieux de revenir vers quelqu’un qui en avait. Je posai une main sur l’épaule de Bramil.
— Je vais t’aider à retrouver ta tante, promis-je. Si elle est vivante, elle parviendra à la Nillie avec nous. Sinon… Nous saurons ce qu’elle est devenue.
— Attends un peu ! s’opposa Gurthis. Ce serait une perte de temps !
— Sauver ma tante n’est pas une perte de temps ! geignit Bramil.
— Sois un peu réaliste, gamin ! Je sais que c’est dur pour toi, tu n’es pas habitué à voir des gens mourir, encore moins des proches… Mais c’est la vie. Plus tôt tu l’accepteras et mieux tu te porteras.
— Ne le décourage pas, intervins-je.
— Je reste moi-même. Je ne suis pas hypocrite comme toi, à vouloir aider tout le monde. Jaeka est une personne fragile, incapable de se débrouiller seule. Elle ne tiendra pas longtemps. En supposant qu’elle n’ait pas crevé face aux squelettes.
Discuter avec lui devenait vite fatigant. La protection des citoyens lui importait beaucoup, la vie des nôtres moins. Une chance infime de retrouver Jaeka m’encourageait à me lancer à sa recherche. La Nillie restait notre priorité mais n’allaient pas disparaître. L’abandon et la résignation étaient indignes de nous.
— Fais ce que tu veux, Gurthis. Moi, je n’abandonnerai pas Jaeka.
— Tu proposes une séparation ? s’étonna Stenn. Divisé, notre groupe pourrait se heurter plus fréquemment à des dangers. Cette décision nous porte préjudice.
— Cette séparation ne serait pas définitive ! J’espère toujours atteindre la Nillie ensemble. Trois morts, pour une compagnie de dix voyageurs, c’est déjà trop. Je n’en veux pas un quatrième.
— Je ne veux pas me mettre en danger ! refusa Margolyn. Non, non, non ! Désolée, mais poursuivre des chimères, très peu pour moi !
Égoïste et lâche, comme d’habitude. Pas besoin de son aide de toute manière. La présence de Bramil, loin de ces compagnons ambigus, était suffisante. Je n’avais pas été assez clair, par contre. La séparation était inévitable, les retrouvailles à planifier. Scruter les environs, sonder les pics en particulier, ainsi je me repérais. Il y en avait un, particulier, camouflé par deux pics imposants.
— Vous voyez ce sommet, là-bas ? indiquai-je. Allez-y sans nous. Si nous ne vous y rejoignons pas d’ici sept jours, considérez que nous sommes morts. Il vous faudra poursuivre votre voyage.
— Radical, jugea Elmaril. Tu crois qu’on aura assez de provisions pour tenir ?
— Vous en trouverez. L’influence de la magie repousse les animaux dans les parages. Mais plus loin, je suis sûr que vous pourrez chasser des bêtes gambadant dans la neige. Et puis, on en a quand même conservé, non ?
— Tu es bien confiante, dit Gurthis. Écoute, Ralaia, je vais te faire confiance pour cette fois. Jaeka ne mérite pas la mort, mais elle a peu de chances de s’en être tirée. Cette nuit a été meurtrière.
— L’espoir nous maintient en vie ! assura Bramil. Ne nous accompagnez pas si vous voulez, mais ne nous empêchez pas d’y aller !
— Viens, Bramil, on a assez perdu de temps. Chaque minute que nous passons ici met Jaeka en plus grand danger.
Les propos secs ne rassurèrent personne mais impulsèrent le jeune homme. Lui et moi, seuls dans la nature hostile après avoir souhaité bon courage à nos compagnons. Elmaril marchait fièrement… C’était nécessaire, mais quand même ! Gurthis la surveillerait bien, quoiqu’il ne respirait pas la forme non plus. Pas mon problème pour le moment. Nous abandonnâmes e ce lieu maudit pour de bon. J’accordai une pensée finale à Jyla Eisdim…
La quiétude s’était installée sur notre chemin. Cette scission temporaire nous ferait du bien ! Bramil agissait avec plus d’honnêteté et de courage que ses pairs, bien que le malheur s’abatte sans cesse sur lui. Cette quête provisoire méritait le détour, quelle qu’en soit l’issue. Se préparer à toute éventualité.
L’apaisement du climat avantageait nos observations. Malgré ça, les traces de pas ne nous révélaient rien. Les combats avaient brouillé toutes les pistes, sauf les plus évidentes. Ne pas trébucher sur les ossements, fouiller minutieusement l’endroit. Trouver des preuves au-delà des foulées évidentes ! Bonne et mauvaise nouvelle en même temps… Un bout du pantalon de Jaeka traînait au sol. Pas de dépouille à proximité, mais la question n’était pas réglée. Cet endroit menait droit à un précipice. Ce large panorama était éblouissant ! Mais le contempler relevait du luxe. De toute façon, nous ne discernions nulle âme qui vive le long du flanc opposé.
— Oh non…, s’aperçut Bramil. C’était son pantalon… Elle est tombée…
— Ça ne veut pas dire qu’elle est morte, rassurai-je. Ne désespère pas, Bramil. Nous la retrouverons.
Des mots pour atteindre notre but. La tête baissée, le jeune homme était sur le point de renoncer. Un sourire optimiste et je l’en empêchais. Mon rôle était de garantir la survie de tout un chacun, lui y compris. La prudence accompagnait la bravoure, les deux englobées dans cette valeur essentielle qu’était la famille. Retrouver Jaeka sans se précipiter. Nous n’avions encore rien exploré de Temrick.
Nous suivîmes le sentier qui bordait notre versant. Redoubler d’attention, ne pas glisser, ne pas chuter. Progresser lentement mais sûrement. Notre vision du contrebas se fit plus détaillée, les sommets nous écrasaient de toute leur hauteur. J’en étais sûre à présent : cette partie des montagnes était vierge de tout passage humain. Un véritable désert. Un environnement inhospitalier. Ça laissait peu de chances de survie à Jaeka, autant être réaliste.
Ne pas se prononcer avant de vraies preuves ! Nous n’avions pas déterminé l’endroit exact de la chute de Jaeka, nous suivions une piste floue. Dans l’immensité de la région, retrouver une personne perdue relevait de l’exploit, Bramil en était aussi conscient. Deux voyageurs, cherchant désespérément une troisième, survivaient au froid de la nuit et à l’hostilité de la nature. Peut-être que j’avais vécu pire, peut-être pas… Je l’ignorais.
La motivation était présente. Surveiller Bramil, rester vigilante à tout instant. Nous avions besoin de repos. Nous rôdions depuis une heure tout au plus, s’arrêter maintenant trahirait la raison même de notre séparation.
Plusieurs voies se proposèrent à nous une fois arrivés en bas. Je tâtai la neige, sondant quelques indices. Ce fut par défaut que je choisis l’ouest. La maréchale avait été entraînée par-là, c’était logique, encore fallait-il le prouver. Tout amenait à croire qu’elle avait survécu. Les signes concrets avant l’espoir, pourtant mes battements s’accéléraient. Son corps ne gisait pas au bas de la pente. On en saurait plus si le vent n’effaçait pas toute trace.
Un hurlement. À peine engagés sur la nouvelle voie, une autre menace survenait ? Ça ne ressemblait ni à un monstre, ni à un humain. C’était naturel et authentique.
Éveiller mes sens. Tendre l’oreille aux vibrations de l’air. J’entendis l’écho d’une menace imminente. Un ennemi s’approchait, encore ! M’immobiliser, appréhender le phénomène, être aux aguets. Aucun doute possible ! Nous étions traqués. Consciente du danger, je sortis mon arc et y encochai une flèche.
— Que se passe-t-il ? demanda Bramil, transpirant d’anxiété.
— Quelqu’un s’approche de nous, répondis-je. Ou plutôt, quelque chose…
Un hurlement tonitrua de nouveau. Un loup ou un animal ressemblant ? J’inspectai chaque élément du décor. Une bête pourchassait, mais je ne savais pas depuis où. Mon trait encoché, je respirais, calme, attentive au moindre bruissement.
Le loup surgit de la direction opposée. Par réflexe, je me retournai, décochai ma flèche au bon moment. Il se ficha sur son cou, ce qui le tua en un rien de temps. Ses babines se refermèrent, ses yeux féroces aussi, et l’animal s’écroula. Son dernier cri exprimait la souffrance, habituel chez les prédateurs. Il avait essayé de me surprendre ? Un échec. La mort était aussi le destin des animaux.
— Un loup des neiges ? s’étonna le jeune homme. Mais c’est illogique… Pourquoi nous a-t-il attaqués sans sa meute ?
— Je me pose la même question…, grommelai-je en rangeant mon arc. Enfin, on ne va pas s’en plaindre. On va pouvoir manger.
— Quoi, on va manger cette bête ?
— Pas le choix, si on veut survivre. Ça tombe même à pic. Nous sommes sûrs de ne pas manquer de provisions. Manger sera l’occasion de nous reposer un peu.
— On ne va pas se reposer ! Ma tante est quelque part dans la neige, seule, et elle a besoin de notre aide !
— Si elle a survécu à sa chute, alors elle pourra survivre quelques heures de plus. Crois-moi, Bramil, ça ne me fait pas plaisir, mais nous n’avons pas dormi depuis longtemps. Tu es fatigué et tu t’écrouleras si tu ne te reposes pas. Installe-toi contre un rocher. Je vais dépecer ce loup.
L’autorité y était, pas la bonté du cœur. Bramil se soumit à mon ordre en acquiesçant. Il se traîna à l’endroit indiquée pendant que je récupérais ma flèche entachée. Ma dague jouerait enfin un rôle. Je la plongeai dans la chair du loup. Extraire son pelage pour en tirer de la viande comestible, c’était fastidieux. Le lot des survivants. J’emmenai la carcasse à l’odeur nauséabonde jusqu’à mon partenaire. Ceci présageait un repas peu appétissant. J’avais déjà goûté pire, la bonne cuisine, ce n’était pas pour moi ! J’arrachai de mes mains un premier morceau.
— Il y a de quoi tomber malade…, gémit le mutilé. À quoi bon survivre face à nos ennemis si c’est pour mourir ainsi ? Nous n’atteindrons jamais la Nillie.
Je mordis une bouchée du loup avant d’en détacher une autre portion destinée à lui.
— Récupère des forces, enjoignis-je. D’accord, la viande crue n’est pas adéquate, mais y’a-t-il mieux dans les parages ? Après le lynx vient le loup.
Bramil avala un peu de viande, sans conviction. Il mâchait d’un air nonchalant, perdu dans ses pensées. Il était proche du désespoir ou en avait tout l’air. Comment le consoler ? Il devait se raccrocher à ce qu’il lui restait. Les pensées négatives entraînaient la mort.
— Admettons que je survive, envisagea-t-il. Que dirai-je à ma mère ? Comment lui annoncer qu’en plus d’avoir perdu mon bras, son frère est mort et peut-être sa belle-sœur ? Elle a déjà affronté la perte de son mari et de son neveu…
— C’est toujours difficile d’annoncer ce genre de nouvelles, admis-je. Certains ne s’habituent jamais à la mort. Beaucoup de citoyens tentent de l’oublier pendant des décennies, mais elle reste toujours présente. Nous savions à quoi nous nous exposions.
Pendant un instant, Bramil ne sut quoi répliquer. J’en profitai pour saisir ma gourde contenue dans mon sac et me désaltérer. Il reprit la parole après un bref silence :
— La réalité m’a rattrapé, se plaignit-il. Je n’étais qu’un guerrier naïf avant de me lancer dans cette quête. Même Margolyn m’avait prévenu des risques, mais j’ai refusé de l’écouter. Je regrette tellement…
— Tu as appris de tes erreurs et ça t’a rendu plus fort. Lutte jusqu’au bout ! Car si tu survis à tout ça, je suis certaine que tu deviendras un grand guerrier. Un seul bras te sera nécessaire.
— Tu es bien étrange, Ralaia. Je ne comprends pas comment tu agis.
— Je me soucie de toi et de tante, c’est normal, non ? Vous en valez la peine.
— Je te croyais réaliste…
— Et je le suis. Nous avons tous traversé des épreuves dans notre vie, ton oncle y compris. Il était un simple paysan avant de devenir un grand guerrier, tu le sais mieux que moi. Beaucoup ne sont partis de rien, et j’en fais partie.
— Ah bon ? Tu es militaire depuis longtemps, non ?
— Depuis mes seize ans. Mais avant, je n’étais même pas une vraie citoyenne, pour ainsi dire. Mes parents étaient originaires de Belkimgha, où ils se battaient dans un clan d’archers. Après une jeunesse tumultueuse, ils voulaient s’installer en Ertinie et fonder une famille. Ils étaient des étrangers, à peine capable de palabrer dans la Langue Commune, mais ils se sont débrouillés. Notre famille compote quatre enfants avec mon frère et mes deux sœurs. Je ne les ai plus revus depuis des années…
— Tu n’étais pas intégrée à l’Ertinie ?
— Ce n’est qu’à douze ans que je suis allée au-delà des limites de mon village. En tant que chasseurs, mes parents rapportaient la viande pour les autres habitants. Ils m’avaient initié très tôt à cette activité d’où est né mon goût pour l’archerie. Ils n’étaient pas autoritaires, j’avais beaucoup de libertés.
— La chance… Ma mère ne m’en laissait aucune. Et mon père… Je n’ai pas eu le temps de le connaître.
Le sujet de la famille était lancé. Mais discuter aussi librement de sujet éveillait des durs souvenirs.
— J’ai à peine eu le temps de connaître le mien, poursuivis-je d’un ton plus sombre. Mon père est mort dans un accident de chasse. Une tragédie si importante qu’elle m’a convaincue de vouer ma vie à la protection des autres. J’ai persuadé ma mère que ma place était à l’armée. Je m’y suis engagée à l’âge de seize ans. J’ai acquis une réputation d’archère insubordonnée, mais si mes supérieurs m’ont gardée aussi longtemps, c’est parce qu’ils m’aimaient bien, au fond.
— Je comprends mieux pourquoi ils t’ont choisie…
— À vrai dire, je me suis aussi proposée. Ça faisait des années que je cherchais à concilier mes intérêts et ceux de la nation. Maintenant que j’y participe, je compte bien m’impliquer jusqu’à la fin.
J’avais trop parlé. Égoïste que j’étais ! J’avais juste saisi une opportunité pour m’épancher. Évidemment, Bramil m’avait écouté, mais la viande n’allait pas se manger toute seule. Mon morceau achevé, j’en saisis une autre, histoire de me remplir l’estomac. Le jeune homme, lui, mastiquait avec une telle lenteur !
— Désolée d’en avoir trop dit…, soupirai-je. Il y a plus urgent que de raconter ma vie.
— Non, c’était très intéressant ! J’ai compris d’où venaient tes qualités de soldate. Tu t’es vraiment battue pour obtenir ta place. Tu vaux bien mieux que les gens comme moi. J’ai été privilégié par mon oncle, et maintenant, je subis mon impuissance…
— Arrête de te dévaloriser. Si j’ai choisi de sauver ta tante à tes côtés, ce n’est pas pour rien. Je n’apprécie pas beaucoup de gens, encore moins dans cette compagnie, mais tu es parmi les exceptions. Estime-toi satisfait.
Bramil esquissa un sourire. Cette épreuve le ravageait toujours autant, mais une lueur d’espoir brillait sur sa figure juvénile. Idéal pour achever notre repas. Un peu de repos, et nous pourrions repartir en quête de vie. Temrick n’allait pas emporter une autre innocente.
Cette nuit, je m’allongeai à peine dans mon duvet. Dormir par nécessité. Se réfugier dans la chaleur. Impossible de sombrer dans un sommeil total. Mon compagnon non plus n’y parvint pas. Il ne cherchait plus à contenir ses pleurs intenses au cœur de la nuit.
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