Chapitre 1 : La guerrière sauvage
ELMARIL
Rien ne pouvait nous empêcher de vaincre.
Le feu mourait devant nous. La fumée s’élevait, disparaissait par-delà les hêtres, partait vers le ciel azuré. Nous allions peut-être être repérées à cause d’elle. Tant pis. C’était notre environnement, pas le leur.
Poignet tendu au-dessus des braises, je ressentais la chaleur sur ma peau, sur mes avant-bras. Les pointes noires qui y étaient peintes, immuables, ne frémissaient pas. Pas comme ces feuilles qui s’agitaient autour de nous. Le vent traître était puissant aujourd’hui, bien qu’agréable. Lui seul perturbait notre rite.
Mes sœurs d’armes suivirent le mouvement engagé. À moi de prendre exemple sur elles. Aucune émotion sur leur visage, juste la soif de reconquête. L’envie de reprendre nos terres volées par l’envahisseur. En cercle, les paupières fermées, nous inspirâmes profondément, unies comme jamais, liées jusqu’à la mort. Nous étions une quinzaine à représenter notre clan, le nombre idéal. Nos différences nous rendaient plus fortes. Tout augurait un jour propice pour l’assaut.
L’instant décisif approchait. Nous dégainâmes nos armes. Le rituel était fini, tout comme le silence. J’observai mes sœurs, si sûres d’elles, si impassibles, si calmes. Pourquoi je tremblais ? Non, ce n’était rien, sans doute la chaleur ou le vent. Pas de peur maintenant ! Elles comptaient sur moi. J’étais une avec elles, elles étaient toutes avec moi.
Je revins à l’essentiel. Mon esprit me perturbait, mon corps était l’arme. Mes doigts se resserrèrent sur la hampe de ma lance que j’inclinai vers le bas. Les deux feuilles d’aulne, enroulées près de l’embout, ne risquaient plus d’être brûlées. J’étais prête à me battre.
Un court chemin pentu, étouffé de broussailles, se présentait à côté de nous. Notre discrétion était assurée, mais il fallait éviter de traîner. Il fallait aussi quelqu’un pour nous mener. Cette guerrière, nous la connaissions bien. Et elle me connaissait tout autant.
— Suis-moi, Elmaril, enjoignit-elle. Nous devons conquérir cette tour.
J’acquiesçai. Avoele m’accordait une confiance aveugle, et c’était réciproque. Aucune chance d’échouer avec elle. Personne ne dirigeait vraiment notre clan en dehors des sages matriarches. Mais ici, Avoele nous guidait. Ses touffes blondes se mêlaient sur son visage balafré. Elle avait une sacré aura et sa présence était écrasante, c’était certain. Elle me dépassait d’une tête alors que j’étais déjà grande. Sa forte musculature intimidait quiconque osait la regarder de travers. Elle souleva sa hache d’une main en s’engageant sur la plaine.
Ensemble, vers la victoire ou la mort.
Une bouffée de vent me cingla la figure à notre arrivée. L’étendue était large, ouverte, fragile même. Ce terrain vide, triste, serait bientôt rempli de cadavres. Il était toujours important de le sonder avant un combat. Les rochers pouvaient nous gêner… à moins de les utiliser à notre avantage ? Un peu d’aspérités, un brin de fleurs, pas de vie. Toute la plaine s’étalait, indomptée et pourtant conquise. Impossible de rater cette tour en son milieu. Elle avait l’air isolée, mais nous savions que c’était faux. Des arbres clairsemés cernaient cette vallée, la coupaient des routes principales. La capitale était proche. La reconquête passait d’abord par cet avant-poste.
J’avais trop traîné. Mes camarades me devançaient, je devais les rattraper. Ne plus être écartée, me fondre en elles, me joindre à leur fougue. Nos attaques n’en formaient qu’une, implacable. Nous portions le destin de notre clan entre nos mains.
Cette tour… Qu’elle était miteuse ! De vieux moellons gris s’imbriquaient sur une structure trop rigide. Un poste de surveillance classique, en somme. Ces lieux nous étaient bien connus depuis tout ce temps. Une dizaine de gardes les protégeait jour et nuit, au péril de leur vie. Aujourd’hui, ils allaient la perdre. Ces maudits traîtres allaient payer la lâcheté de leurs ancêtres.
Nous étions une, j’étais unique. Mon triomphe, le leur. J’accélérai, me plaçai en tête, fis glisser ma lance calée entre mes doigts. Pas besoin de voir mes sœurs, je sentais leur présence. Elles vivaient en moi. Leurs armes fendaient l’air, leurs cœur battaient à vive allure, leurs cris transperçaient les cieux.
Enfin les cibles se montraient.
Nous étions repérées.
Quelle importance ? Nous ne voulions plus nous cacher.
Nous ne craignions ni leurs flèches, ni leurs lames. On disait ces gens puissants, imprenables et rétifs. À nous de nous opposer à ce mensonge. Jamais nous n’allions céder : ces terres étaient nôtres.
En bas de l’édifice, une archère à l’œil vif nous visa. Bien loin, en sécurité, elle s’enfermait dans une broigne en cuir et un heaume de fer. Un accoutrement à l’image des citadins. Ils craignaient la mort, ils s’encombraient de protections. Futile. Personne ne pouvait nous échapper.
— On nous attaque ! cria-t-elle.
Quelle langue ignoble ! J’y avais déjà été confrontée par le passé. Nos valeurs s’étaient perdues au profit des coutumes étrangères… Une raison de plus pour les occire. Mais celle-là était encore hors de notre portée, une silhouette dans mon regard. Une chose était sûre : elle allait mourir en premier. La même idée devait l’obséder, vu comment elle répliqua.
Son trait fusa comme un éclair. Facile à anticiper, difficile à éviter. J’exécutai une roulade, bondis, me relevai, fonçai vers elle. J’osai un coup d’œil vers l’arrière, petit moment d’imprudence. La flèche s’était plantée aux pieds de mes sœurs d’armes. L’instinct nous alimentait, nous gardait en vie. Pour combien de temps ?
— Des guerrières du clan Nyleï ! s’égosilla un garde, les yeux en furie.
D’autres projectiles s’abattirent en pluie drue. La distance les avantageait, plus pour longtemps. Nous les esquivâmes sans peine, redoublâmes de fureur. Des hurlements contre les flèches. Accoutumées à ce terrain familier, nous nous rapprochions. Leurs réflexes aiguisés ne valaient rien, nous avions tout prévu, tout deviné. Nous voyions les cordes se détendre, nous bougions. Un bond, une glissade, une roulade, suffisait à éviter la mort, suffisait à poursuivre notre combat sans fin.
Cette archère persistait ! Pas de temps à perdre avec elle. Elle épuisait trait après trait, vidait son carquois. D’abord concentrée, pleine d’assurance. Puis j’aperçus sa tête lisse, ses yeux perçants, ses frissons allant jusqu’à ses brassards. Ce visage si anodin se décomposa. Elle était ma victime, ma cible. Un ultime élan l’empêcha de détaler. Une fougue absurde. Un pas, deux pas, un saut, ma lance brandie. Je l’enfonçai dans son œil gauche et elle s’écrasa à terre, inerte, une poche de sang jaillissant de son orifice. Son dernier hurlement de douleur me perça les oreilles. Insupportable ! Je retirai mon arme et elle expira sous mon sourire satisfait.
Plus d’hésitation, nous étions toutes proches d’eux. Ils savaient qui nous étions. Ce pourquoi nous étions venues ici. Le sort qui les attendait. Mais ces désespérés allaient batailler jusqu’au bout, suer sang et eau pour leur patrie. Regrettable.
J’enjambai ma victime, me remis à courir. Mon meurtre sanglant avait attiré la colère de mes ennemis. Certains s’alignaient au sol, d’autres se terraient dans la tour. J’entendais leurs cris, trop organisés, pas assez brutaux. Bons guerriers dans un mauvais camp, ils protégeaient leur poste à toute force. Ils me faisaient presque pitié à s’agiter de la sorte. Ils redoutaient le pire. Seul leur sens du devoir les préserva de la panique. Qu’ils se défendent vaillamment, nous les submergions !
Les gardes au sol, première priorité. Ils s’alignèrent pour mieux nous accueillir. Ils décochèrent, leurs flèches fendirent dans l’air. Nous esquivâmes encore, peut-être plus pour longtemps. Me battre seule m’exposait au risque. J’étais la proie favorisée, celle qu’il fallait abattre à tout prix. Je leur flanquai un sourire narquois, les bras tendus, le souffle saccadé.
— Gaspillez vos flèches, murmurai-je. Vous ne m’atteindrez pas.
Les salves se succédèrent, nous contraignirent à nous déplacer sans cesse. Tant mieux, la mobilité faisait notre force. Mais toutes mes sœurs ne purent me rejoindre… Ils venaient d’en tuer une. Une flèche entre les deux yeux. Vengeance était réclamée ! Mon poing se resserra sur ma hampe, nos rugissements déchirèrent le paysage. Nos vies étaient si précieuses, si fragiles… Les leurs aussi.
Nos haches, épées et lances s’abattirent sur leurs armures. Le choc du métal tranchant sur leur peau fit jaillir des giclées de sang. D’autres sœurs succombèrent comme la première, percées de part en part. Eux périssaient plus facilement. Nous ripostions jusqu’à ce que mort s’ensuive. Les uns après les autres, ils flanchèrent sous l’impact de nos armes. Notre équipement se maculait d’écarlate, mais ce n’était rien comparé à eux. Leurs dépouilles s’étalaient, organes à l’air, démembrées, décapitées, embrochées. Alors, ils étaient beaux, ces braves héros de la patrie ? Ces hommes et femmes qui avaient passé tant d’années à surveiller cette tour vieillissante ? Ces traîtres ne méritaient aucune pitié. Nous n’en fîmes preuve d’aucune façon.
J’arrivai en bas de la tour. C’était encore moi contre eux, mes sœurs derrière moi, occupées à pourfendre ces infidèles. Un épéiste trop lent me chargea à l’entrée. Acharné, cherchant à barrer ma route, ses moulinets ridicules cisaillaient la pierre sans m’atteindre. Je m’appuyai sur un caillou, contre-attaquai, plantai ma lance dans son gosier et le laissai à son agonie. Ma pointe se nourrissait de son sang. Parfait.
Tenaces à défaut d’être coriaces. Un de ses camarades me barra la route. Il était plus rapide que lui, mais tout aussi faible. Nos armes se cognèrent, deux fois, trois fois, et chaque fois, des étincelles en jaillirent. Je fis tomber son heaume, emportée par mon élan. Avoele surgit alors de biais et lui fendit le crâne. Elle avait volé ma victime… Pas grave, d’autres m’attendaient. Ma main se posa sur son épaule : elle n’avait rien, sinon le visage arrosé de sang. Celui de ses ennemis. Ses traits se durcirent, ses yeux se plissèrent. Je la reconnaissais bien là. Un instant de calme et je ressentis tout son désir de conquête encore inassouvie.
— Emparons-nous de cette tour ! ordonna-t-elle, sa lance pointée vers le ciel.
Elle empoigna son manche ensanglanté puis joignit le geste à la parole. Quelques alliées s’infiltrèrent dans le bâtiment, parcoururent les marches. Je voulais les suivre, ne pas flâner en bas de la tour, mais un frémissement étrange me fit changer d’avis. Pourquoi ça devait arriver maintenant ? Nous étions proches de vaincre. La mélodie du combat résonnait de plus belle. Les armes de jet craquetaient et celles de front vibraient. Cliquetis, parades, chuintements assuraient notre domination. Pas le moindre faux mouvement, juste l’essentiel. Transpercer la chair, faire voler les têtes, voir ces faux guerriers souffrir. Un vrai déversement de sang ! C’était notre quotidien, les conséquences de notre lutte. Le succès s’obtenait de cette façon.
Je perdais du temps à trop réfléchir… Nous n’entendions plus les ennemis, c’était bon signe. De retour sur la plaine, j’examinai mes sœurs d’armes, aussi perplexes que moi. Nous avions un peu perdu et beaucoup gagné. Le sacrifice de nos quatre amies serait honoré. Elles n’étaient pas mortes en vain. Pourtant, quelque chose n’allait pas… Tout était paisible. Trop paisible.
Nos compagnes commençaient déjà à descendre, souriantes de triomphe. Rares étaient nos assauts aussi concluants, c’était louche. Nos ennemis avaient conquis cette tour. Ils s’y étaient exposés, au centre d’une plaine vide. C’était pareil pour nous. Nous étions piégées…
Des renforts s’approchaient.
Ils étaient là.
Tout près. Je les sentais. Je les voyais.
Des cavaliers surgirent de la direction opposée. Eux, maintenant ? Nous aurions dû le prévoir ! Mais non, nous étions paralysées, envahies de tremblements. Où était notre soif de vaincre ? Nous avions perdu l’avantage du terrain et du nombre. Notre lutte devenait désespérée.
Les soldats éperonnaient les flancs de leurs montures. Répugnant... Comment pouvaient-ils autant mépriser la nature ? Ils se croyaient intouchables, dans leur armure de plates ? Ces pauvres chevaux n’avaient pas demandé à se retrouver là. De servir à ça. D’être mêlés à ce combat.
Nous étions devenues les proies de ces soldats. Nous ne pouvions ni capituler, ni fuir, nous l’avions juré sur l’honneur de notre clan ! Ennemies du royaume, leurs protecteurs ne nous épargneraient pas. Nous défendre était la seule solution.
J’haletai, retins ma lance sur mes bras. J’étais partie devant, mes sœurs me faisaient confiance. J’avais voulu de cet assaut, cette victoire. Tout s’éloignait, disparaissait pour ne jamais revenir. Plus de perspectives, plus d’espoir, juste la peur et l’instinct comme barrière protectrices.
À moi de rendre honneur à la loyauté des miennes. À nous de défendre notre conquête. Assez patienté, l’heure était venue d’en découdre.
Une lancière faisait galoper son cheval à toute vitesse. Elle était proche… Un autre risque à prendre. Pour protéger mes amies. Je courus jusqu’à un rocher, y grimpai et bondis. Un long saut, et ma hampe entrechoqua la sienne. Son casque vola à plusieurs mètres, nous chutâmes toutes les deux et retombâmes au sol. Je me rattrapai sur mes deux pieds, un peu déséquilibrée… Quel choc ! Mais j’avais vaincu. J’avais tué, encore. Je vis sa monture partir sans cavalière en hennissant. Ce que devenait l’affrontement ne me plaisait pas.
Mes sœurs d’armes avaient besoin d’aide. Je n’aurais pas dû me battre seule… Une erreur fatale. Devant moi, mes alliées se défendaient, ripostaient, assaillaient les chevaux, agressaient leurs cavaliers. Devant moi, mes alliées étaient abattues, écrasées, mutilées, transpercées. Nous n’étions pas préparées. Tous ces renforts venus de nulle part, pourquoi ? Ils avaient laissé mourir les leurs pour mieux nous surprendre. Et ils s’estimaient civilisés ?
Un frisson me parcourut l’échine. D’où venait-il ? De ma rage bouillonnante, de mes craintes ? Inutile de persister, la défaite était imminente. Une poignée de militaires chutait de leurs canassons. La plupart ne rencontraient aucun obstacle, ces chanceux… Parades et renversements les aidaient à avancer. Ils tranchaient dans le vif, entaillaient la chair et raccourcissaient des têtes. Féroces, cruels, insensibles.
Mes sœurs d’armes… Des années à les côtoyer, à partager nos vies. Des années à grandir à leurs côtés, à les fréquenter. Des années à nourrir les mêmes ambitions. Nos chasses, nos luttes, nos moments intimes, nos rires, nos pleurs… Tout était parti en fumée. Restaient les flammes ardentes, obstinées, dans nos derniers soubresauts. Nous étions pourtant certaines de vaincre. Nous ne croyions à rien, sauf au triomphe.
Je déglutis et chargeai le prochain cavalier à portée. Je devais les venger ! Mourir en emportant leurs assassins avec moi ! Des larmes coulaient sur mes joues, je m’efforçai de les sécher. Le sang dégoulinait de ma lance, je m’efforçai d’en rajouter. Mais c’était trop tard.
Je me figeai. Avoele était à côté de moi, méconnaissable. C’était la fin. La fin de nos convictions, la fin de notre groupe. Trois survivantes dans ce carnage : Avoele, moi, et cette misérable Miris. Comment avait-elle survécu, celle-là ? De la sueur lustrait abondamment de son front et ses tressaillements la pétrifiaient. D’innombrables camarades s’étaient sacrifiées pour notre cause, et elle était toujours vivante. Pitoyable destin !
Un des cavaliers, le plus gradé, braqua son épée vers le haut et lança une injonction à ses congénères. Ils s’exécutèrent, nous encerclèrent. Les ombres de leurs montures s’étendaient jusqu’à nous.
— Rendez-vous ou mourrez ! dit-il d’une voix sévère.
Ma lance oscillait au bout de mon bras. Une chance de survie, offerte par eux ? Ça n’avait aucun sens. Ils étaient censées nous exterminer jusqu’à la dernière. Se soumettre revenait à tout abandonner. Avoele n’était pas de mon avis. D’un coup d’œil persuasif, elle me suggéra de renoncer. J’obéis à contrecœur. Nous jetâmes nos armes. Nous avions échoué, si près du but.
Condamnées à subir notre défaite.
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